Zéro de Nour-Eddine Lakhmari
Par Mohammed Bakrim
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Au-delà
du réel, le cinéma
L’affiche situe bien l’horizon
d’attente du nouveau film de Nour-Eddine Lakhmari, Zéro, en précisant « par le
réalisateur de Casanégra ». Elle situe ainsi le film dans une
perspective bien précise. Une démarche de marketing qui aspire en toute
légitimité commerciale à capitaliser à partir du succès inouï du précédent film
de Lakhmari ; mais nous sommes aussi face à une indication révélatrice,
porteuse de sens autre que celui du premier degré. Casanégra, le film est
devenu en somme une référence ; une signature ouvrant sur un ensemble de
références qui déterminent un style, une manière de faire, donc un cinéma. Et
un cinéma qui marche puisque les dernières statistiques nous informent que près
de 70 000 spectateurs sont allés voir Zéro lors de s deux premières
semaines de son exploitation.
La dynamique ouverte par la
référence à Casanégra a donc bien fonctionné. Le spectateur a retrouvé des repères
qui ont conforté son attente. Il y a en effet plusieurs éléments communs aux
deux films : une écriture cinématographique moderne mettant en avant le
visuel au détriment du factuel ; une dramaturgie urbaine qui met la
principale ville du pays, Casablanca, au cœur du dispositif filmique et un
système de personnages bien ancré dans une certaine contemporanéité :
Amine Bartal « héros » de Zéro est le cousin de Adil et karim de
Casanégra ; même s’ils n’appartiennent pas socialement au même
groupe ; lui, il est flic, les deux amis de Casanégra sont des jeunes
désœuvrés, des losers permanents. Ils offrent cependant un même profil
existentiel puisque ils sont en conflit ouvert avec leur environnement ;
il est symptomatique par exemple de relever le rapport avec la figure du père
qui pèse comme un paradigme. Ils se caractérisent aussi par le rapport
dramatique et esthétique qu’ils entretiennent avec l’espace, l’espace de la
ville, en l’occurrence l’espace de
Casablanca.
Cependant Zéro ne se lit pas
comme une suite, ou un nouvel épisode de la saga de Casanégra. Le récit du
troisième long métrage de Nour-Eddine Lakhmari se concentre sur un personnage
central, celui de Zéro, alias Amine Bartal ; flic en rupture de ban avec
son milieu, doublement écrasé par un père paralytique et néanmoins despotique,
vivant sur les vestiges d’une aura et d’une autorité révolues ; et par un
supérieur hiérarchique, un commissaire véritable ripou, qui sévit dans la ville
et transforme ses subalternes ne sbires et marionnettes sauf Zéro qui persiste
à jouer solo ; à mener ses petites combines ici et là…jusqu’au jour où il
décide de remettre de l’ordre dans tout cela. Ce qui était un élément nul, un
zéro, va alors se transformer devant nous avec l’évolution du drame : mort
du père (la symbolique de la chaise vide !), la rencontre avec une fille
ou plutôt la photo d’une fille…constitueront les facteurs de cette
métamorphose. Amine Bartal va passer à l’action et aller jusqu’au bout de son
choix ; rétablir un certain équilibre symbolisé par le désir de retrouver
la jeune Nadia égarée dans les méandres de la ville ; en fait,
pratiquement enlevée par un réseau –protégé par le commissaire- spécialisé dans
la prostitution de luxe.
Le film dévoile ainsi son
programme esthétique ; il affiche son apparenté cinéma de genre ;
notamment le fim noir qui a fait les beaux jours de Hollywood de l’âge d’or.
Mais c’est le film noir revisité par les monstres sacrés des années 70 qui
intéressent Lakhmari, celui de Scorsese et Abel Ferrara. Le film est ainsi truffé
de références sous forme de clins d’œil cinéphiliques. Si la volonté de débarrasser la ville de sa
chienlit évoque moult films noirs, il y a une référence explicite à Travis,
personnage emblématique de taxi driver, c’est le billet de banque froissé. Dans
le film de Lakhmari, Zéro reçoit un billet de 200 dhs, complètement froissé de
la main de Rafik Boubker alors qu’il vient de sauver des filles, en fait des
protégées du réseau. Dans le film de Scorsese, Travis, reçoit un billet vert
froissé de la part d’un macro. Les deux personnages garderont ce billet comme
symbole d’une humiliation. Le jour venu, ils le jetteront à la figure de ceux
qui les avait humiliés.
Cette circulation d’objet
symbolique entre les films est une composante essentielle de la cinéphilie et
fondamentale pour la réception de tout un courant de la cinématographie
marocaine notamment le cinéma de Faouzi Bensaidi, de Hicham Lasri…dans cette
perspective, on ne peut pas réduire le film de Lakhmari à la simple débauche
d’effets de langage. Il y a une ambiance visuelle, un parti pris stylistique,
une perte de repères qui indiquent que nous sommes en présence d’un cinéma qui
refuse de dire le monde selon le modèle du récit classique. Une stylisation par
le bais de la lumière, des couleurs et des cadres qui confinent à
l’abstraction…Ce qui nous ramène à la fameuse question de l’horizon d’attente
d’une œuvre artistique. Trois facteurs déterminent la réception d’une œuvre, en
l’occurrence un film : l’expérience préalable que le récepteur a du genre auquel se réfère le
film ; la forme et la thématique dont le film présuppose la
connaissance ; l’opposition entre le langage artistique et le langage
quotidien.
A partir de ces présupposés
théoriques, on peut comprendre que la réception des deux films de Lakhmari a
été porté davantage par « l’horizon d’attente social » en vogue dans
les temps qui courent ; d’où une certaine approche moralisatrice qui reste
à la surface du film. Alors que le film s’inscrit dans une démarche
cinéphilique aux dimensions multiples.
Avec ce parti pris
cinématographique, son cast et sa direction d’acteurs (magnifique prestation
des principaux acteurs Majd , Bouab et Dadass…), ses inventions visuelles, le
sens de la maîtrise du rapport à l’espace, aux décors…on peut parler d’un
second grand film de Lakhmari. Non, Casanégra ne va plus être considéré comme
un coup d’éclats sans lendemain…
Zéro
positif
« Je
hais la violence, mais je sais qu’elle est en moi, et en vous, et je veux l’explorer »
Martin Scorsese
Le projet était déjà là, énoncé en filigrane de son deuxième long
métrage, Casanégra ; il le souligne encore aujourd’hui dans le programme
narratif et esthétique de son deuxième long métrage, Zéro et il le confirme
explicitement dans l’entretien qu’il nous a accordé : Nour-Eddine Lakhmari
place Casablanca au cœur d’un travail sur la ville sous forme d’une trilogie
dont le troisième volet s’intitulera Mazlout. Casanégra, dès la forme imagée du
titre, renvoyait, effectivement, à la présence particulière de la métropole marocaine
dans le film ; c’était plus qu’un décor, un véritable actant contribuant à
la construction du drame. L’approche esthétique mettait en valeur tout un pan
de la mémoire architecturale de la ville blanche devenue en la circonstance
Casanégra, la maison noire exprimant ainsi, sur un plan scénaristique, l’une
des dramaturgies urbaines les plus réussies de la cinématographie marocaine.
Des personnages en fuite face un destin qui les écrase. La ville, censée être
un lieu d’épanouissement fonctionnant comme un lien de sociabilité se révèle
finalement un espace d’enfermement où chacun rêve d’un ailleurs : un
ailleurs social, une sorte de promotion dans la hiérarchie sociale par tous les
moyens (le personnage de Karim) ou un ailleurs géographique, la recherche d’un
eldorado mythique qui peut s’appeler Malmoe (le personnage de Adil).
En inscrivant son drame dans une configuration urbaine, très
marquée esthétiquement, Lakhmari renoue avec une forte tradition qui a
influencé tout le cinéma international et en partie la filmographie marocaine
notamment autour de ce que l’on qualifierait « les cinéastes de la chaouia » :
essentiellement les frères Dekaoui, feu
Reggab, en partie Saad Chraibi, Hakym Noury et Hassan Benjelloun. Et surtout
avec Lagtaâ qui avec Un amour à
Casablanca avait, en quelque sorte, lancé l’ancêtre dramatique de Casanégra y
compris en termes de réception publique et de polémique autour de certaines
scènes ou de certains propos.
Le cinéma et la ville, c’est une vielle histoire concomitante à l’histoire
du cinéma. On ne peut comprendre Zéro sans le restituer dans cette filiation,
présente en termes de choix stylistique dans le film et que Lakhmari revendique
explicitement. Casanégra et Zéro en attendant Mazlout, sont la confirmation d’une thèse déjà
confirmée par le cinéma : le cinéma se nourrit de la ville, mais le
nourrit également. Art urbain par excellence, le cinéma est né dans une ville.
A Lyon, la ville des frères Lumière, une
rue porte le nom de la Rue du Premier film. Les premières images du
cinématographe sont des images du centre de Paris. La ville moderne va accompagner le
développement du cinéma ; et le destin du cinéma sera inscrit dans le
destin des villes. Les mutations qui touchent l’une vont concerner de très près
l’autre. On s’interroge par exemple si la situation actuelle du cinéma n’est
pas le pendant de la crise de l’urbanité : le succès de Casanégra a des
explications sociales profondes qui vont dans ce sens. Il n’y a plus de ville
au sens de l’urbanité qui veut dire la civilité. A la dilution de la ville dans
un vaste paysage urbain, correspond la dilution du cinéma dans le paysage dit
audiovisuel…où le cinéma se cherche une identité face à la multiplication des
écrans et des supports.
La force de Zéro émane d’abord de ce background qui lui offre
une profondeur cinéphilique indéniable. Mais de quelle ville il s’agit ?
La séquence d’ouverture se laisse voir comme un épilogue
prometteur ; des fenêtres ouvertes avec des rideaux secoués par une légère
brise et un personnage se livrant à un exercice de nettoyage. Les lumières sont
douces et dégagent une certaine impression de sérénité dans un univers paisible
même si les gestes nerveux et le regard fuyant du personnage nous en disent
long sur son caractère.
C’est ce que nous ne tarderons pas à découvrir. Il s’agit en
effet, de Amine Alias Zéro celui-là même qui donnera son titre au film.
En sortant de ce havre de paix, le récit va nous mener vers un univers
impitoyable, celui de Casablanca de la nuit, des circuits parallèles et des trafics
de l’ombre. Nous découvrions que Amine est un jeune policier, il fait partie
grosso modo des flics dits « les ripoux ».
Mais c’est un « ripou » au cœur d’or. La caractérisation du
personnage se fera graduellement à travers un contexte et une série d’actions
et de comportements. Amine évolue entre la sphère privée (familiale) et la sphère publique
(professionnelle) : en fait, les
sphères changent mais c’est quasiment le même traitement subi ici et là. Chez
lui, il est écrasé par un père despote, aigri, nostalgique : une très
forte scène nous le montre quasiment chauvin, vitupérant contre les joueurs de
l’équipe nationale de football à qui il
reproche, dans un langage hyper violent, le fait de ne pas connaître par cœur
l’hymne national marocain. Mais l’image du père se lit comme une
parabole ; avec un père nostalgique et paralysé, c’est tout un discours
social qui est épinglé par le film. La figure du père récurrente dans les deux
films de Lakhmari offre une lecture complexe, exprimé d’ailleurs par l’évolution
des rapports entre Amine et son père. L’identité de soi, la finalité du drame,
ne se réalise que dans un rapport de forces.
Dehors, Amine devient Zéro, nul…ou plutôt redevient car c’est
un sobriquet qui lui a été imposé par son supérieur hiérarchique. Un
commissaire, sans vergogne. Sans foi ni loi. Transformant la brigade dont il
dispose en un outil de pouvoir personnel pour sauvegarder son propre réseau.
Zéro, le dérange parce qu’il est atypique. Parce que c’est un solitaire,
quelqu’un qui joue « Solo » pour reprendre le langage du commissaire.
Entre son « père » et ses « pairs », zéro passe d’un enfer
à l’autre. Néanmoins, il y a un entre deux qui donne qui permet au récit de
respirer, donnant aussi plus de consistance au personnage et de la profondeur
au scénario. Amine a une petite amie, Mim,i avec qui il monte ses propres
coups, consistant à tendre de pièges à des « voyous » respectables, en simulant des situations de détournement de
mineur, Mimi étant l’appât idéal. Il y a en outre son son bar au nom
emblématique « Le refuge ». Et il y a ce policier qui part à la
retraite, image furtive d’un père de
substitution qui offre à Amine des moments de pause, hors tension. Et puis il y
Nadia, celle qui va tout changer. Elle commence par entrer dans la vie d’Amine
par une photo. Cette grande absente déclenchera la dynamique narrative et offre
à Amine une raison d’être. Il change alors de statut. Il entre dans un nouveau
processus, celui de la quête et de la rédemption.
Le système des personnages élaboré par Zéro nous offre en
fait une démarche dynamique qui nous rappelle ce que les théoriciens du
relationnel appellent « un triangle tragique ». Nous avons le pôle du persécuteur, le pôle de la victime
et le pôle du sauveur. Ce n’est pas un schéma figé. En effet, le protagoniste
part de l’un des pôles ; l’antagoniste de l’un des deux autres…Les
personnages se déplacent sur le triangle, changent de rôle, entrent en
interaction avec un sauveur éventuel.
Zéro commence par nous offrir l’image d’un Amine victime face
à un pôle de persécuteur où alternent le père, le commissaire, les agresseurs
dans la rue… son évolution dramatique aiguisée ici par la rencontre avec les
personnages féminins l’amène au statut de sauveur. Le programme narratif étant
le sauvetage de Nadia, le démontage du réseau du trafic de la chair blanche.
Nadia étant une vraie apparition dans le ciel sombre du personnage : sa
mère arrive chez lui au commissariat pour l’inscrire comme disparue ayant été
happée par la grande ville. Nadia, sera ce tournant attendu et qui sera
renforcé dramatiquement par la disparition du père…d’où le retour à ces images
de mise à plat du personnage par la métaphore du nettoyage de sa maison. Des
images qui viennent relancer le récit ; une nouvelle étape commence dans
la vie de Zéro. Cet anti-héros scorsesien va au terme d’épreuves initiatiques
reprendre le cours de sa vie. En nettoyant son entourage immédiat, il annonce
son intention. La ville a besoin d’un coup de torchon. C’est une évolution
portée par une démarche et un style qui revendiquent franchement une adhésion à
l’héritage cinéphilique dont la figure de proue peut-être Martin Scorsese même
si le personnage du « bad » policier renvoie explicitement à Abel
Ferrara. La violence urbaine, l’ambiance nocturne où les corps sont mis à mal
dans un perpétuel mouvement de brutalité et de fracas ; torturés,
violentés et qui finissent par se déchaîner dans une rhétorique violente à la
fois iconique et verbale. Il ne faut pas, en effet, réduire les répliques des uns et des autres
(le père, le commissaire, Mimi…) à une formulation des dialogues gratuite, au
contraire, c’est une composante inhérente à la nature des personnages. Cette
violence verbale dit et prolonge la violence qui caractérise les rapports
sociaux et que le cinéma de Lakhmari réussit à rendre en l’inscrivant dans une
tradition cinématographique. L’univers de Lakhami est un univers dual : la
nuit/le jour ; l’extérieur/l’intérieur ; le haut /le bas…le vice/la
vertu y compris dans chaque être. Car nous ne sommes pas dans un système
manichéen comme dans un mélodrame classique. Nous sommes dans la complexité du
film noir qui par ses images en clair-obscur, son atmosphère de l’entre
deux…nous propose des situations en perpétuelle évolution et des personnages qui
ne maîtrisent pas leur destin…Amine subit, agit mais pour finir en victime
expiatoire…
Cet univers n’est pas opaque ; il est traversé de
moments lumineux comme ce bar-refuge où l’on peut insulter le monde entre
adultes désabusés et prostitués aguerries,
au grand cœur. Là où le film nous offre
l’une de ses scènes les plus mémorables quand Amine - Zéro ramène une très
belle femme, le médecin (Kenza) qui vient justement de soigner son père :
cette beauté qui fait irruption dans le milieu des bas-fonds est une exaltation de la volonté de changer la vie
et de statut pour ceux qui n’ont pas le droit au rêve. Les femmes ou plutôt les
figures féminines offrent un champ symbolique qui encadre le personnage et lui
permettent de réussir son passage à une nouvelle étape. Mimi, cette jeune
prostituée est là comme amie, adjuvant, alliée et n’hésite pas à jouer la
protectrice ; Kenza est le trésor caché qui se révèle par petites touches
jusqu’à l’extase et le bonheur sublime et Nadia est une forme d’appel pour clore
le désenchantement du monde ; elle est au rendez-vous comme la figure
ultime de la rédemption accomplie : alors,
la caméra de Lakhmari souffle un peu et nous offre des cadres plus
éclairés, des images plus apaisées, des
couleurs moins sombres et un sourire illumine le visage de Amine. Zéro devient
tout simplement un héros. Non pas parce qu’il est un superman mais simplement
parce qu’il est allé jusqu’au bout. Marqué par une blessure physique (la balle
qu’il reçoit) et les blessures intérieures qu’il a accumulées.
Entretien avec Nour-Eddine
Lakhmari
Le récit d’une rédemption
1) Comment sort-on d’un grand succès public et critique pour
entamer un nouveau projet ? tu as fait le vide dans ta tête ou tu étais
déjà dedans en plein Casanégra ?
Pour moi les choses sont très simples : je ne
m’enferme jamais dans un succès ou un échec parce que je me dis toujours que le
meilleur est à venir ; chaque film
est perçu comme une expérience sur cette voie ; je me protège en
quelque sorte en me remettant en question. Je ne me dis absolument pas que
cette fois c’est bon, au contraire je m’amuse comme avec Casanégra à chercher
les défauts et les lacunes…pour me rattraper dans le prochain. Et crois-moi,
c’est la meilleure façon de se protéger et de continuer à s’améliorer
Je pense que c’est une bonne thérapie car on ne peut
pas rester éternellement sur le film qu’on vient de faire ; c’est le cas
pour zéro, le film que je viens de terminer ; je me dis c’est bien, j’ai
avancé un petit peu mais l’essentiel, le meilleur est à venir. En outre, je
crois que dès qu’un film sort, il ne
nous appartient plus ; il est la propriété du public, des critiques et des
journalistes.
2)
Est-ce que cela veut
dire que tu t’es mis à écrire Zéro très tôt ?
En fait quand
j’ai commencé à préparer Casanégra mon rêve, mon ambition était de réaliser une
trilogie sur la ville de Casablanca ;
c’est toujours le cas, mais je n’osais pas en parler par modestie devant
cette métropole ; une trilogie entièrement urbaine…ce n’est pas évident.
Mais ma conviction est faite et le schéma est clair dans ma tête en trois
phases comme dans Brèves notes (1) ; avec Casanégra, c’est l’histoire
de l’amitié de ces personnages perdus
dans un labyrinthe. Le deuxième volet c’est Zéro ou le récit d’une
rédemption ; le troisième volet ce sera Mazlout qui va traiter de la
solitude…toujours avec comme espace de référence Casablanca. Une ville où on
est seul, livré à nous-mêmes. Ce sera différent de Zéro où le héros seul,
subissant son entourage mais cherche néanmoins la rédemption. Dans Mazlout ce
sera un personnage qui cherche plutôt à fuir son entourage
3)
Pour rester dans le
parallèle Casanégra/ Zéro, la séquence d’ouverture de Casanégra met en scène
des poursuivants et des poursuivis…la caméra (donc le récit filmique) va se
concentrer sur les poursuivis laissant en quelque sorte les poursuivants dans
le hors champ…mais qui reviendront dans le champ de Zéro qui choisit comme
univers celui des flics ?
C’est exact.
Scorsese disait tout le temps, il y a ce qui est enregistré sur la péllicule, que
l’on voit et il y a tout ce que nous ne voyons pas. Dans Casanégra, les
protagonistes sont ceux qui sont poursuivis, chassés…dans Zéro, le protagoniste
est au contraire celui qui
poursuit ; en l’occurrence, un policier. Mais c’est un policier particulier
qui est dans la situation de la quête ; il se cherche lui-même et cherche
à donner sens à sa vie. Dans Casanégra, on ne voit pas les policiers de
près…ici, on s’approche de leur univers pour connaître, un peu, leur histoire,
leur monde qui est aussi très dur. Pour moi, c’est une autre façon de sortir de
Casanégra pour s’approcher des milieux qui ont du pouvoir ou croient avoir du
pouvoir. On découvre alors des gens qui sont aussi des victimes d’une société
arriviste où dominent les rapports marchands
4)
D’où un personnage
central qui focalise toute cette situation ?
Oui, un
personnage central mais il s’agit d’un anti-héros parce que je n’ai pas voulu
instaurer un rapport de force…j’ai cherché au contraire à ce que le spectateur
marocain s’identifie à ce personnage qui n’est pas un super héros mais au
contraire quelqu’un qui souffre, qui vit difficilement les relations avec son
environnement aussi bien familial que professionnel. Il est terrorisé par son
père, véritable despote et par son supérieur hiérarchique. Celui qui est censé
nous protéger paie le prix fort sur cette voie…
5)
Le casting a encore
une fois été une des options majeures y compris pour ce rôle central ?
Je pars toujours
de l’idée qu’il faut une certaine fraicheur aussi bien dans le traitement visuel
des personnages que dans le choix des acteurs qui incarnent ces personnages.
Pour le premier rôle j’aurai pu prendre un acteur connu mais j’ai opté pour une autre démarche. Et comme
tu l’as remarqué, dans tous mes films, y compris ceux de la période norvégienne,
tous les premiers rôles sont incarnés par des visages nouveaux,
jeunes…inconnus. Un choix que je vis comme un challenge : est-ce que je
peux réussir ce passage qui n’est pas celui de l’acteur mais du réalisateur
lui-même. Une façon de mettre de la fraicheur dans mon propre travail de mise
en scène. Ce n’est pas un rejet des
autres mais c’est une forme d’énergie qui me vient de ce nouveau visage et qui
me stimule dans ma recherche de direction d’acteurs. J’en profite d’ailleurs
pour dire que plus je vais à la recherche de nouveaux visages plus je me rends
compte qu’il y a beaucoup de talents dans ce pays d’où ma philosophie en la
matière que j’assume pleinement : le problème chez nous n’est pas dans
celui qu’on filme mais dans celui qui filme ! Dans la manière de placer la
caméra, dans l’angle choisi. Bref, nous avons des acteurs, il s’agit de savoir
comment en tirer le maximum ! Dans tous les cas, c’est ma
conviction !
6)
Cela nous amène à
poser la question de la direction d’acteurs notamment pour certaines scènes
très particulières, je pense notamment à la scène très forte du suppositoire de
Mohamed Majd et la scène du nu avec Said Bey
Cela a demandé
beaucoup de travail, beaucoup de préparation. Mohamed Majd, Said Bey, Aziz
Dadas sont de grands acteurs avec de fortes personnalités. Déjà les intégrer au
reste de l’équipe où il y a des nouveaux a été un véritable défi. Mais on a
réussi ensemble grâce à un travail de préparation et d’entrainement qui a
permis de voir tous ces acteurs s’approprier le scénario, le film. On a eu une
réunion où par exemple les acteurs ont non seulement défendu leur rôle mais
l’ensemble du film. Avec Mohamed Majd on a beaucoup parlé, je lui ai montré
beaucoup de films…c’est la première fois que je travaille avec lui, c’est quelqu’un
de très attentif, très observateur…mais après il se donne entièrement. La même
chose avec Saïd Bey à qui j’ai demandé beaucoup et a été à la hauteur de mes
attentes : il a accepté parce qu’il a été convaincu. C’est un peu ce qui
s’est passé aussi avec Driss Roukh pour Casanégra…On a beaucoup discuté autour
de l’interrogation « le pourquoi de cette scène » et cela m’a permis
moi aussi d’avoir mon argumentaire et de défendre mes choix qui sont devenus à
la fin nos choix communs.
7)
Le film est porté par
un grand travail au niveau de l’image ; la dimension visuelle est
omniprésente…
Je pars du
principe qu’un film c’est d’abord un travail au niveau du plan…Kubrick parle de
perspective quand il aborde son plan. Pour ma part, j’essaie de créer une
atmosphère c’était d’autant plus important qu’il fallait sortir de Casanégara
dont les observateurs attentifs ont relevé tout le travail sur la ville, son
architecture, tout le style art déco. Cette fois-ci même si c’était toujours la
même ville et toujours la nuit, j’ai demandé à mon photographe une nuit avec
prépondérance du bleu, une nuit froide pour accentuer la solitude psychologique
du personnage. On ne retrouve les couleurs chaudes avec du rouge notamment que
vers la fin quand il parvient à sauver la jeune fille ; à rencontrer son
amour. Tout le film c’est du bleu argenté et c’est une décision que j’avais
prise juste après Casanégra pour parvenir à une nouvelle ambiance. Cela au
niveau de la lumière mais aussi au niveau du cadrage puisque on passe à un recentrage
sur le personnage : l’environnement est là pour mettre en exergue sa
solitude et sa souffrance
8)
Les cinéphiles ne
manqueront pas de relever des références à des films cultes y compris au niveau
du personnage principal qui n’est pas
sans rappeler Bad Lieutenant…
Oui bien
sûr ; moi, je n’ai pas l’habitude de cacher mes références et j’aime dire
qu’il ne faut pas hésiter à s’inspirer des autres surtout quand on aime le
cinéma, quand on est cinéphile. Je regarde tout, d’Abel Ferrara à Béla Tarr le
hongrois…et je rêve de faire un film à la Théo Angeloupolos. Je n’ai aucun
complexe à ce propos d’autant plus que j’ai un goût très diversifié. Avec mon
projet de trilogie sur Casablanca, je suis dans le genre noir, et il faut
respecter les codes du genre. Et il se trouve que j’aime ce genre avec toute
son esthétique faite d’ombre et de lumière et je pense que Casablanca mérite
d’être filmée dans les règles du genre. Oui, il faut être original mais cela
c’est dans le traitement, dans le regard qui reste marqué par notre société,
par notre culture. Je ne filmerai jamais d’un point de vue folklorique pour
être original. Nous avons nos problèmes spécifiques et qu’on peut aborder à
travers un langage universel qu’est le langage cinématographique.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim à Casablanca
(1) Brèves notes, le premier court métrage de Nour-Eddine Lakhmari
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