mardi 26 mai 2020

Dalila Ennadre



L’engagement documentaire






Elle est partie dans la discrétion, dans le silence du confinement. La réalisatrice marocaine Dalila Ennadre est décédée, en effet, le 14 mai 2020 à Paris. On la savait malade, elle menait depuis quelques temps déjà un héroïque combat contre un vilain cancer ; « contre un cancer révélé en janvier 2018, que les médecins attribuent à une probable exposition à l’amiante dans sa jeunesse », explique la famille de la défunte. Née à Casablanca en 1966, Dalila est issue d’une famille d’artiste, son frère Touhami Ennadre est un photographe mondialement connu, célèbre notamment pour ses portraits des mains, en noir et blanc. Elle a ensuite rejoint la France. Elle se passionne pour le cinéma et pour ce faire, voyage beaucoup dans le cadre de la production  de films institutionnels. Elle apprend le métier en le pratiquant quasiment à tous les postes, de la production au montage. Elle est même passée devant la caméra pour le rôle d’une mère dans le beau film de Brahim Fritah, Chronique d’une cour  de récré (2012).
En 1987, elle réalise son premier film, un documentaire, Par la grâce d’Allah qui ouvre la voie à une riche filmographie comptant près d’une dizaine de films. Avec des titres emblématiques où se décline sa démarche de cinéaste engagée pour la cause des femmes notamment : Elbatalette, femmes de la médina (2001) ; Fatma, une héroïne sans gloire (2004) ; Je voudrais vous raconter (2005) ; J’ai tant aimé (2008) ; Des murs et des hommes (2014).
  Jusqu’à son dernier souffle, elle est restée fidèle à ce qui a fait sa raison d’être, ce qui a donné sens à sa vie : le cinéma et le documentaire en particulier. En 2018, elle était venue, à la commission de l’avabce sur recettes, en compagnie de la productrice marocaine,  Lamia Chraibi défendre son nouveau et désormais ultime projet, Jean Genet, notre père des fleurs. Les deux professionnelles étaient magnifiques et brillantes ; ma voisine me chuchota à l’oreille : « elles sont belles et on ne se lasse pas de les écouter ». Dalila était déjà atteinte mais était d’une grande sérénité et d’une grande lucidité. Le débat était de haute facture. Le projet partait d’une idée originale, celle d’aborder le destin du célèbre auteur à partir de sa tombe au cimetière de Larache. Après un échange fructueux, je lui avais promis de faire un détour du côté de Larache et d’aller saluer la mémoire du défunt. Effectivement, lors d’un voyage au nord du Maroc quelques semaines après, j’ai fait un décrochage du côté du cimetière espagnol, sur un site splendide surplombant l’océan atlantique. Combien ma surprise fut grande  quand  j’ai fait la connaissance de la jeune femme qui s’occupe des lieux et qui m’a conduit vers la tombe de Jean Genet, avec tout près la tombe de son ami l’écrivain espagnol de Marrakech Juan Goytisolo. Après la lecture de la Fatiha, j’ai dit à la jeune femme sympathique (elle m’a pris des photos en souvenir de la visite) qu’il y a une amie cinéaste qui prépare un film sur Jean Genet ; «  ah oui bien sûr c’est Dalila » ajoutant les larmes aux yeux, « je l’ai appelée au téléphone ; elle a subi la semaine dernière une opération chirurgicale ». C’est le meilleur hommage à Dalila Ennadre ; le rapport aux gens qu’elle côtoie génère des l’émotion qui reste indélébile.  Ce projet écrit avec passion était en phase finale de post-production. La productrice du film m’a assuré qu’elle fera tout son possible pour le voir finalisé et abouti. C’est une femme qui honore ses engagements. Jean Genet reviendra sous le regard de Dalila Ennadre avec le soutien de Lamia Chraibi.
Pour Dalila Ennadre, il ne s’agit pas de filmer pour répondre à une commande.  C’est un auteur qui s’engage dans la réécriture du monde pour donner forme à une idée. Le documentaire qu’elle travaille avec empathie, portant un point de vue, témoignant sur son époque, loin de tout exotisme, aux antipodes d’une esthétique à la carte postale. Dans ses films, la primauté est donnée aux hommes et aux femmes face à leur destinée. Puisant dans des sujets sociétaux, elle refuse le voyeurisme, privilégiant la posture d’écoute. Son film, J’ai tant aimé, en est une parfaite démonstration. Le sujet relève après coup d’une déconstruction de l’imagerie coloniale. En abordant l’histoire de Fadma, engagée par les autorités coloniales comme travailleuse de sexe au service des militaires français  dans leur guerre impérialiste en Indochine, Dalila Ennadre lève le voile sur une des pratiques les plus scandaleuses d’un empire colonial sur le déclin. Dalila Ennadre, pour rapporter cette histoire, est allée chez Fadma au cœur du Moyen Atlas marocain. Elle l’a écoutée, elle l’a filmée dans son environnement naturel, au milieu des champs et des arbres ; un milieu d’où elle a été arrachée pour être embarquer dans une guerre au bout du monde. Elle a filmé son corps (Un corps aux tatouages ancestraux mais portant les stigmates d’une autre violence) ; ses gestes, ses silences, ses éclats de rire…Filmés avec empathie,  avec une caméra pudique qui prend ses distances sans inflation de mouvements ni de gros plans excessifs. Deux scènes me semblent emblématiques de cette démarche. La scène du thé en ouverture : la caméra est là comme un personnage qui regarde les préparatifs du thé. La mise en scène sobre et discrète met en place l’ambiance, instaure ce qui sera le rythme du film ou si j’ose dire, sa ligne éditoriale : prendre son temps pour écouter l’histoire de cette femme dans sa rencontre fracassante avec la grande histoire. L’autre scène est située dans les parages des cascades d’Ouzoud. On retrouve Fadma au milieu des marches qui permettent d’escalader la colline qui mène aux chutes d’eau ; les promeneurs de dimanche montent les marches alors que Fadma est assise en mendiante, attendant l’aumône. Un contraste saisissant d’une grande éloquence : d’un côté le mouvement d’une histoire en cours, celle de ces gens qui s’en vont et de l’autre le statisme d’une histoire finie, celle de Fadma qui reste enfermée dans ses souvenirs et de son récit extraordinaire ; notamment quand elle raconte son voyage en hélicoptère, blessée dans les tranchée, elle a été évacuée vers l’hôpital. Cela ne l’a pas empêchée de demander au militaire français de lui permettre de s’approcher du hublot pour voir le monde d’en haut.   Tout le personnage est là : ce désir d’embrasser le monde.
Le film n’est pas une clôture. Fadma assoiffée d’amour ne regrette rien. Certes, elle aurait aimé avoir pu garder des documents pour réclamer réparation aux autorités françaises pour bénéficier du statut d’ancienne combattante. Mais ses vicissitudes avec les hommes en ont décidé autrement (l’une de ses connaissance éphémères lui a brûlé ses papiers). Cependant l’espoir est là avec la présence de l’un de ces deux enfants adoptifs Azzedine dont le regard azur est prometteur.

jeudi 14 mai 2020

Une victoire pour le documentaire





« Le reportage montre, le documentaire démontre »

Les organisateurs du festival national du film, qui se termine ce  7 mars à Tanger, ont  introduit une nouvelle donne majeure qui pourrait faire de cette édition du FNF une page historique dans l’évolution du cinéma marocain. Il s’agit de l’instauration d’une section propre au documentaire. Cette 21ème confirme en effet que désormais le film documentaire aura sa propre compétition,  un jury qui lui est spécifiquement dédié et à la clé deux prix pour couronner le palmarès, à savoir un grand prix et le prix spécial du jury. C’est une bonne nouvelle à la fois pour le documentaire et pour le festival lui-même.
Pour le documentaire d’abord qui était cantonné jusqu’ici dans une logique de quota, lui réservant deux places au sein de la compétition officielle. Une sorte de strapontin qui n’a pas empêché quand même un « documentaire », lors de l’édition 2019, de décrocher le grand prix du festival au grand dam des films de fiction pourtant majoritaires grâce à cette règle de quota ridicule. Et pour le festival lui-même qui gagne, avec ce changement, en professionnalisme, en diversité et une programmation plus variée puisque la compétition du documentaire n’est pas insérée dans un créneau libéré par la fiction mais occupera son propre espace dans l’agenda du festival, parallèlement aux autres activités. Ce qui amènera un festivalier sérieux, chaque matin, à faire un choix comme dans un grand festival qui se respecte. Une certaine pratique a généré une aristocratie des festivals qui monopolise la présence (être invité au festival est perçu comme un droit acquis au détriment des jeunes cinéphiles) et qui bloque toute velléité de changement sous prétexte de ne pas bousculer la tradition ; en fait, une certaine paresse qui a fini par provoquer une certaine sclérose intellectuelle. Aujourd’hui, le festival et ses invités entrent dans une nouvelle dynamique.
Cette réhabilitation sous forme de reconnaissance devrait être maintenant menée jusqu’au bout, notamment avec la nécessaire révision du texte de l’avance sur recettes qui limite les choix de la commission à deux documentaires par an. Je propose par exemple d’ajouter une quatrième session, au lieu de trois par an actuellement, qui serait exclusivement dédiée aux premières œuvres et aux documentaires. L’idéal bien sûr serait de supprimer carrément cette catégorisation et d’ouvrir la participation aux œuvres cinématographiques nonobstant leur inscription institutionnelle dans tel ou tel genre. L’avantage de l’initiative du CCM est de lancer le débat.
Certes, le documentaire et le festival national, c’est déjà une longue histoire. Je rappelle que lors de la première édition du FNF (Rabat, du 9 au 16 octobre 1982), la compétition officielle était ouverte aux différents genres et formats, avec d’ailleurs une présence  de documentaire de qualité (Transe de Ahmed Maanouni ;  Maarouf n’tamajlocht de Hamid Bensaid et Paul Pascon). En 1998, lors de la 5ème édition, un docu-fiction va faire sensation, Dans la maison de mon père de Fatima Jebli Ouazzani, qui décrochera le grand prix. En 2008, l’excellent Nos lieux interdits de Laila Kilani remportera le prix du Cinquantenaire du cinéma marocain. En 2011, Fragments de Hakim Belabbès était reparti, auréolé du grand prix du festival, largement mérité.
 L’idée dominante, pertinente par ailleurs, était de considérer le documentaire non pas comme un genre périphérique mais comme un film cinématographique. La distinction étant par ailleurs, d’un point de vue théorique, quasi artificielle. Pour Godard tout film est documentaire : il a raison, tout film est un document sur son époque, mais aussi un document sur les conditions de son tournage. Pour Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma, tout film est fiction.
Un rappel pour souligner de notre part que le documentaire ne peut être enfermé dans des considérations strictement institutionnelles. Le documentaire qui a pour objet de réécrire le monde, contrairement au reportage qui rapporte,  est porteur d’enjeux esthétiques, éthiques voire politiques. Depuis la mainmise de la télévision sur le marché des images et l’arrivée du numérique, le documentaire est au cœur d’un questionnement stratégique. Si nous réaffirmons que la patrie originelle du documentaire demeure le cinéma, nous constatons hélas que ce genre fondateur  subit un formatage en règle. Ce n’est pas sans raison que l’on présente de plus en plus le documentaire comme un espace de résistance face à la pression de la société du spectacle et du consumérisme. Au moment où le cinéma de fiction s’essouffle face à la complexité du monde et se réfugie dans une surenchère d’effets spéciaux et de super héros, le documentaire offre un lieu de rafraichissement du regard. De donner à voir le monde autrement.
L’expérience marocaine en la matière est éclairante ; elle dit aussi la crise du cinéma documentaire. Nous assistons à une inflation de discours, de manifestations et de rencontres sur le documentaire au moment même où celui-ci est bafoué dans ses règles élémentaires. C’est ainsi qu’un long reportage porté par une grammaire de télévision s’est vu consacré comme meilleur film de cinéma en 2019.  

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...