Merci
les filles !
Maintenant que les polémiques
autour de la programmation télévisuelle pour le mois de ramadan se sont
calmées, on peut opérer un retour rapide sur ce qui a marqué cette « saison »
exceptionnelle du paysage audiovisuelle marocain. En effet, au-delà de
l’inflation de discours généraliste autour de la « médiocrité » des
programmes, la télévision a fonctionné selon un rituel qui lui est désormais
propre à cette occasion. Il s’agit alors pour une critique pensée et construite
de sortir des généralités pour traquer la nouveauté, la recherche ou tout
simplement un programme qui se respecte.
Sur cette voie, il faut
commencer par un commentaire sur les chiffres d’audience. La deuxième chaîne se
plaît à s’y référer à chaque saison car ils la confortent dans ses choix. Ce
ramadan, 2M est de nouveau en tête pour l’ensemble des résultats et en
particulier pour le segment précieux autour du ftour. Ce n’est si
évident ! Au-delà d’un débat technique qui remet en question la fiabilité
de ces chiffres (les critères et les paramètres mobilisés sont là déjà pour
orienter en amont les résultats futurs : je renvoie ici au débat qui
accompagne les choix des sociétés chargées de l’audimétrie), il y a lieu de
citer une donne historique structurant le rapport des Marocains avec leur
chaîne de télévision. Quand la deuxième chaîne a débarqué dans le paysage, les
téléspectateurs locaux y ont trouvé une bouée de sauvetage, une libération
après des années d’embrigadement de force avec la première chaîne. Comme pour
la parabole, ce fut un exil volontaire. Et du coup Tvm pâtit de cet handicap
génétique. A cela s’ajoute que dans beaucoup de foyers la qualité du signal de
la chaîne d’Aïn Sbaâ est de loin meilleure que celui de la chaîne de la rue Brihi.
Toute sociologie de la réception télévisuelle marocaine ne pourrait faire fi de
cette donne stratégique.
Cela n’empêche pas bien sûr les
observateurs de ce champ très spécifique à tenter une approche comparée, libérée du poids de
l’audimat et de la pression des chiffres, des différents programmes proposés.
La première chaîne se distingue alors cette année avec le choix effectué
d’installer un feuilleton au moment du ftour en place et lieu des fameux
programmes dits légers (capsule comique, caméra cachée ou sitcom...). Les
premières jours Tvm a ainsi fait preuve d’audace qui sied à une chaîne publique
qui n’a pas forcément le souci prioritaire de réaliser des performances à tout
prix en présentant directement après la rupture du jeûne, N3am a lalla, sans le
faire précéder de programme d’appel (la deuxième partie du ramadan voit
débarquer dans cette séquence la capsule « ascenseur »). C’est ainsi
qu’on a eu à découvrir la nouvelle
réalisation de Zakia Tahiri et Ahmed Bouchaala.
C’est un travail qui a tenu toutes ses promesses et a réussi, à mon sens, le
pari de la diffusion en prime time ramadanien. Une qualité de nature
socio-culturelle s’impose d’emblée, celle de mettre la femme au centre de son
dispositif dramatique (cela n’est pas sans expliquer certaines réactions
négatives carrément machistes à l’égard de la série). Ecrit par deux femmes, la
série (en fait un feuilleton) met en scène des femmes de différents profils
socio-psychologique. Son schéma narratif emprunte la structure de la
quête : Hayat vient en ville à la recherche du père absent. Sur un niveau
symbolique, on est déjà dans un registre à forte connotation sociale sur la
crise d’identité d’une partie de la jeunesse. Mais cette quête devient vite prétexte
à un voyage dans différents milieux de la nouvelle bourgeoisie urbaine. Par cette
structure intelligente Zakia Tahiri fait coup double ; elle rend hommage à
une catégorie sociale tant dénigrée, celle des femmes de ménage et en même à
travers le regard de ces quatre jeunes
femmes du peuple d’en bas, elle nous invite à une radioscopie des mœurs
débridées la bourgeoisie (fausseté,
cupidité, hypocrisie…). Oui, N3am a Lalla a réhabilité la notion des classes sociales
avec cette symbolique de la barrière qui sépare deux espaces de la ville ;
en fait deux mondes et deux univers marqués par le paradigme de
l’exploitation. Ces jeunes filles
déracinées, livrées à différentes exactions n’ont que leur courage, leur humour
et leur solidarité pour s’en sortir.
Le travail est en outre porté
par des choix esthétiques largement marqués par la culture cinématographique de
la réalisatrice. Le recours récurrent à la profondeur de champ qui permet une
double dramatisation de l’espace (une scène au premier plan et une autre à
l’arrière-plan), la voix off, les silences qui ouvrent et ferment chaque
épisode…autant de figures cinématographiques que l’on ne retrouve pas dans la
grammaire télévisuelle standard.
L’omniprésence du grand taxi
blanc est non seulement un facteur d’ancrage du récit dans son environnement réaliste
(Casablanca) mais peut se lire comme un clin d’œil cinéphile à tout un
cinéma-taxi ; c’est un lieu dramatique qui fonctionne comme un révélateur sociologique :
voir dans ce sens tout un cinéma iranien ( Ten de feu Abbas Kiarostami, ou Taxi-Téhéran
de Jaafar Panahi)
Ces choix artistiques et
dramatiques sont servis par un excellent travail au niveau de la direction
d’acteurs. Toutes les filles ont été à la hauteur gravitant autour d’une grande
Naima Elyass au regard jovial et mali. Une mention spéciale revient cependant à
Meryem Zaïmi, véritable révélation de cette année. Elle a livré une prestation
qui la réhabilite en tant que comédienne pétrie de qualités, libérée du jeu
mécanique et stérile de la sitcom de l’année dernière. Là, elle livre les différentes
facettes de ses capacités à travers une grande variété d’expression, alternant
différents registres d’émotion non sans un degré d’ambiguïté et de suspense.
Bref, Merci les filles pour ce moment.