lundi 25 novembre 2019

Moumen Smihi, interview


L’altérité et l’image de l’autre » dans ton cinéma : dès l’ouverture de Chergui, l’espace diégétique (la ville) est présenté dans une dimension multiculturelle ; une bande son plurilingue, variété du référent musical et une bande image portée par une diversité architecturale, dichotomique (ville européenne vs médina) ; une dichotomie qui se décline à travers les lieux visités par Aicha.




 La multiculture est le Maroc, le Maroc est historiquement, géographiquement, culturellement pluriel, on le sait, on l'a beaucoup analysé dans ce sens. Tanger magnifie ce pluriel, plus que tout autre espace marocain ou même nord-africain peut-être. Depuis le Tanger gréco-romain (nous avons quelques célèbres personnages de la mythologie hellène à Tanger, Antée, Hercule, Ulysse, Calypso, les jardins des Hespéris et la Toison d'or...), Tanger capitale diplomatique pendant des siècles, immortalisé par Delacroix, puis ce Tanger Zone Internationale de la première moitié du 20° siècle, qui a vu déferler les vagues successives de la pensée et de la culture mondiales: Mark Twain, Matisse, Edith Warton, Aaron Coplan, Paul Morand, Bowles, Genet, Chakib Arsalane, Taha Hussein, la "Beat Generation"...
Mon enfance s'est déroulée exactement au milieu du siècle dernier; cette diversité, cette multiplicité des langues, des crédos, des imaginaires et des esthétiques étaient partout, dans mon quartier Ben Idder et sa célèbre grande place publique, le Petit Socco: les cafés et les cinémas étaient bondés de Marocains, d'Espagnols, de Hippies américains... Diversité et multiplicité étaient dans ma famille même (tangéroise, fassie, jeblie, rifaine, avec des parents tunisiens, algériens, ou en mission au Caire, à Istamboul, en Europe...). Elles imprégnaient ma formation (le cours religieux familial, l'école primaire et le lycée franco-marocains avec des profs français, égyptiens, américains...). J'en ai été marqué à jamais. Elles hantent mes films, oui je crois, de "Chergui" à "Tanjaoui".
J'en ai fait ma revendication identitaire aujourd'hui. Ma conviction s'y est forgée que la Modernité est exogène, elle est la liberté plurielle, multiple, des langues, des pensées, des corps, des désirs et des espoirs. Dans "Caftan d'amour", j'ai mis dans la bouche du personnage de Rachida cette très belle citation sur l'altérité:
“Vainement ton image arrive à ma rencontre
Et ne m’entre où je suis qui seulement la montre
Toi te tournant vers moi tu ne saurais trouver
Au mur de mon regard que ton ombre rêvée

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir
Comme eux mon oeil est vide et comme eux habité
De l’absence de toi qui fait sa cécité

Ainsi dit une fois An-Nadjdi….”

J'étais très excité, très heureux de l'utiliser, tu peux en juger toi-même: Jacques Lacan, le freudien parisien, l'a reprise d'Aragon, le poète communiste, surréaliste, Aragon qui distribua des tracts à Paris en 1921 appelant à soutenir le “Soviet d’Abdelkrim dans le Rif”! cet Aragon a écrit"Le Fou d'Elsa" (Elsa la Russe, liée à Maïakovski), un livre qui est un immense poème épique sur l'Andalousie arabe, où Musulmans, Juifs et Chrétiens s'aiment et se haïssent, et où Aragon se met en scène en Qais madjnoun de Leïla, dans l'Arabie antéislamique etc... etc, et ainsi de suite. L'altérité est une ouverture, un enchaînement à perte de vue.

Je cherche dans mes films cette écriture basée sur une construction multispaciale et polyphonique grâce au montage (l’école russe de Dziga Vertov et S.M Eisenstein m’a marqué pour toujours): faire apparaître, s’entrechoquer, s’interpeller des espaces différents (en architectures, en lieux, voire en villes différentes comme dans “Les Récits de la Nuit” ou “Chroniques marocaines”). Dziga Vertov a fait ça merveilleusement dans “L’Homme à la Caméra”, en 1929.

C’est passionnant de continuer ces interpolations de signes au niveau de la bande sonore, en elle-même d’abord, de construire et de structurer des “objets musicaux” (non seulement de la musique, mais des bruits, ou des silences, des sons).
Depuis mon tout premier film il est impératif pour moi, pour ces raisons, de tourner en son synchrone, que je garde dans le montage; j’ai toujours refusé et fui la post-synchronisation, le doublage des comédiens, le bruitage en studio.
Ce sont ces construction, me semble-t-il, ces actes d’écriture cinématographique qui permettent de composer ce monde polymorphique, polyphonique.

 On peut relever deux phases dans ton approche de l’autre : une phase d’altérité tendue (violente) : Chergui , 44 ou les récits de la nuit… et une phase d’altérité apaisée, construite autour de la trilogie de l’autofiction où la figure de l’autre est perçue dans sa pluralité y compris comme objet de désir.

 Ta question me fait réfléchir. Oui... peut-être.
Tensions et souffrances de la jeunesse, de l'âge adulte, et aussi du moment historique (colonisation, indépendance, société répressive) ; contemplation, sinon une certaine sagesse, de la maturité, de l'autre versant de la vie... Peut-être… Je dirais cependant que la pensée, les affects qui sont les moteurs de la production esthétique, rendent compte d'une rencontre, d'un croisement, d'une intertextualité entre un savoir, une expérience, un goût, et un moment historique et social. Les années soixante dix et quatre vingt étaient celles de la critique radicale, celles des idées, des systèmes, des institutions...

Cependant l'altérité dans les premiers films est déjà là, comme objet ambivalent, la fameuse hainamoration qu'on découvre dans l'interrogation psychanalytique, mais elle est affirmée, elle demande à être considérée, et non pas à trancher d'un coup de sabre haineux, de ressentiment. Ce qui a valu à mes films la méfiance des "durs et purs" militants. "Chergui" n'a pas du tout été bien accueilli, pendant des années. Ce n’était “pas assez engagé”. On m'a traité de Camus marocain. Quel honneur je me disais à part moi(aujourd’hui je pense que Camus a manqué d’être notre Nelson Mandela: par son ignorance de la langue de son pays natal: l’arabe. Dans son très émouvant livre “Chroniques algériennes” Camus accuse l’Egypte de soulever le Monde arabe, et cela exactement au moment même où des gens comme Taha Hussein affirmaient qu’il n y avait pas de salut, de modernité pour la culture arabe hors des valeurs françaises de liberté, de cartésianisme, de culte des sciences et des arts, et non de l’obscurantisme…l’Histoire est troublante, n’est-ce pas ?).
Ensuite on n'a pas toléré que je présente une histoire coloniale du Maroc d'un point de vue personnel, “affectionnel” si je puis dire, propre à mes affects, pas officielle, pas celle des pouvoirs (l'Autorité, les partis politiques, l'université...).

Mais les temps présents imposent un approfondissement de l'analyse de notre société et de notre histoire : comment expliquer ce retour de la barbarie ? À quel niveau des racines plonger pour le situer ?
Je suis passé, nous sommes passés, société et histoire arabes semblent être passés d’une posture de la hamasa (l’appel à se revendiquer de la Modernité) à celle de bouka’ ‘ala al atlal (littéralement pleurer les ruines): mélancolie et complainte, lamentation sur le passé. Je ne parle pas tant de vécus psychologiques que des genres poétiques arabes connus: l’Exhortation et l’Elégie. Peut-être que mes premiers films sont dans “l’Exhortation”, jusqu’à “La Dame du Caire”, et après ils sont plus élégiaques, des tentatives de poésie mélancolique.
A Berkeley, aux U.S.A, Youssef Blal, étudiant doctorant, m’a fait la remarque que “Tanjaoui” idéalisait l’Autre, idéalisait la francité qu’il dépeignait (les profs français, la culture française, littérature, musique, cinéma…). J’ai dit qu’il fallait projeter le court-métrage “Si-Moh Pas-de-Chance” après (et non avant selon la tradition commerciale) le long-métrage “Tanjaoui”: le dur réel de l’immigration est-il une dé-idéalisation, une démystification? Ce n’est pas en tout cas le réel d’un “Portrait de l’artiste en jeune homme” pour reprendre le titre de James Joyce.
Parce que l’autofiction de “La Trilogie de Tanger” (“El Ayel”, “Al Khouttaïf”, “Tanjaoui”) n’est pas un reportage autobiographique, c’est plutôt un documentaire (au sens de la notion de “documentarité” qui m’intéresse beaucoup), un docu-menteur disait le critique Serge Daney (qui a pointé par ailleurs comment la rhétorique cinématographique peut-être idéologisée, un travelling aérien sur un bidonville par exemple a quelque chose de fasciste, aurait-il pu dire).

Enfin l'altérité est la découverte de ce qui en l'autre est moi et donc que je dois défendre : le siècle des Lumières, les libertés, les sciences et les arts, la société démocratique, sont l'aboutissement de l'histoire occidentale bien sûr, mais l'un des points de départ de cette histoire est la culture arabe justement, l'Antiquité arabe, on pourrait l'appeler aussi la Première Renaissance (9-11° siècles) qui est arabe, sa littérature, ses sciences, ses arts, sa musique. Alors dans l'altérité aussi il y a ce jeu infini des miroirs: qui est vraiment l'autre, s'il est déjà moi ?

vendredi 25 octobre 2019

Cinéma et musée



Le spectateur et le visiteur

Dans le cadre de la biennale des Arts de Rabat, je suis invité à animer le débat avec Tala Hadid autour de son film, Tigmi n’igrane. Le cinéma au musée Mohammed VI ? Drôle d’endroit pour une rencontre ! que fait le cinéma au musée ? Que peut apporter l’expérience muséale à l’expérience du film ?
Quand le film va au musée, cela dénote une certaine consécration. Le musée n’est pas un lieu quelconque ; il est marqué d’emblée par une forte charge symbolique et jouit d’une légitimité qui le distingue de tour lieu de visibilité du film.  Au musée, un film côtoie des trésors, des collections prestigieuses. Ce faisant,  il relève (désormais) du patrimoine. Il s’inscrit dans une perspective- rétrospective qui renvoie à l’histoire et à la mémoire. Sauf qu’ici c’est le musée qui va au cinéma, en fait en l’invitant en l’abritant. Il fait une ouverture sur un art vivant qui n’est pas sacralisé par une exposition immuable. Rendre hommage ici au Musée Mohammed VI qui assure au cinéma un accueil de choix : une belle salle, un matériel de projection aux normes les plus performantes.
On est alors dans une situation originale, édifiante : l’expérience muséale confrontée à l’expérience cinématographique. Au musée, il s’agit d’un visiteur ; il est libre de son mouvement, va, revient, hésite, contemple…il déambule parmi les œuvres comme un promeneur solitaire qui fait son choix de parcours, guidé souvent/parfois  par un catalogue. Au cinéma, il s’agit d’un spectateur : il est assigné à résidence (un siège), il s’offre au rituel du spectacle qui confine au rêve : le noir de la salle, la lumière de l’écran... Il est un voyageur aussi, immobile. Car c’est un voyage intérieur.
Or, cette expérience de déambulation muséale me semble une belle entrée pour les films de Tala Hadi. Le musée est le lieu d’une condensation du temps ; régi presque par une tension entre le présent (celui du visiteur) et passé (celui) des œuvres. Les films de Tala Hadid sont traversés de bout en bout par cette tension. Des films qui invitent le spectateur à construire avec le film une nouvelle temporalité. Le film est une carte avec des repères qui ne fixent pas le sens mais s’ouvre sur une temporalité multiple. Des régimes de temporalité et de construction narrative qui se déploient au rythme impulsé par ce qui agite en profondeur l’œuvre de Tala Hadid  : sa lame de fond gestuelle, spatiale et avant tout autre chose, le dialogue du corps et du temps. Le spectateur « déambule » : le très beau court métrage, Tes cheveux noirs Ihssane, en est une éloquente illustration. Ce voyage vers le temps de l’enfance, de la rupture est porté par une tension métaphorisé par les échos de la guerre du Golfe (la radio en voix off).
Il y a des films que l’on regarde (l’image mouvement) ; on reste dans le niveau physiologique de l’œil. Le corps est assigné à résidence, il reçoit le message. C’est bon pour un samedi soir.  Il y a des films que l’on voit, des films qui nous questionnent ; qui passent de l’œil à la tête. Et il y a des films que l’on contemple  (l’image temps) qui nous invitent à un voyage, double,  intellectuel et imaginaire. Ils ne nous mettent pas sur un chemin qui mène vers une station terminus, mais nous mettent sur un cheminement qui continue bien après la montée du générique de fin. Mon hypothèse est que le cinéma de Tala Hadid fait partie de cette troisième catégorie.
Son film, The narrow frame of midnight (La nuit entr’ouverte) ne joue pas sur la clôture. C’est un projet qui se construit en face de nous/ avec nous (idéalement) : un héros fatigué qui arrive de nulle part et qui va nulle part (Casablanca, Istanbul, Bagdad…),  à la recherche d’un frère dont il ne garde que quelques bribes de souvenir d’une enfance heureuse ; quelques photos et de maigres indices. Le sens n’est pas la résultante d’une construction causale (a+b= c) ; il est dans les interstices d’un récit inachevé ; dans l’accumulation d’images, de situations optiques et sonores (a/b/c…). Le spectateur est invité à devenir compagnon de ces corps qui se meuvent devant lui. Invité à un voyage, à une errance ; à une balade. Comme dans un musée !

                     


samedi 31 août 2019

de la critique cinématographique








– Comment se porte la critique cinématographique au Maroc ?
  La critique cinématographique, au sens professionnel,  n’existe pas au Maroc ; il y a simplement des cinéphiles qui exercent une fonction critique.
Pourquoi, elle n’arrive pas à se développer chez nous?
 La critique naît d’un double besoin celui de la profession et celui des médias. Au Maroc ce besoin ne s’est jamais fait sentir
- Quelle est la véritable mission d’un critique et quel est son objectif ?
 L’objectif de la critique est triple : informer, analyser et évaluer ! En dehors de cela, c’est de la littérature.
 –Est ce qu’on peut dire qu’aujourd’hui le public est plus cinéphile et donc plus exigeant, puisqu’il a plus facilement accès aux films ?
 Le public est plutôt cinéphage que cinéphile. La cinéphilie a disparu de l’espace public ; les films sont reçus par fragments (voir l’affaire Much moved) la youtubisation des images est aux antipodes de la cinéphilie.
- Pensez-vous que la critique a une influence sur la réussite ou non d’un film au Maroc?
 L’apport de la critique est plus du côté de la légitimité artistique que de l’influence sur le guichet : Said Naciri et Abdellah Ferkouss n’ont pas besoin de mes articles pour exister (moi-même je vais voir leur film en tant que spectateur du samedi soir)…
 – - Qu’est ce qui a déclenché chez vous l’envie de faire de la critique de cinéma?
 L’envie de prolonger le plaisir et de le partager ; je suis imprégné de la culture du partage et de la transmission
 -  Aujourd’hui vous avez un blog (assaiss-tifaouine.blogspot.com). Pensez-vous qu’Internet pourrait contribuer à mieux développer la critique de cinéma ?
Internet est une auberge espagnole où il y a de tout…pour s’y retrouver il faut un bagage préalable. Les rares sites cinéphiles et bien écrits sont noyés dans une toile opaque où la promotion et la manipulation avancent souvent masquées.
Extrait d'un entretien réalisé par Kenza Alaoui


vendredi 23 août 2019

Kill Bill volume 2 de Quentin Tarantino



Maîtres et disciples


 La vengeance comme contrat cinématographique. C’est ainsi que l’on pourrait résumer le nouveau film de Quentin Tarantino, Kill Bill volume2. À la base de son écriture nous retrouvons en effet un des trente six axes dramatiques classiques, la vengeance. Comme c’est donné comme programme dès le titre, il s’agit de tuer Bill. Dans le premier opus, ce dernier n’est que furtivement signalé. Cette fois,  il s’agit bel et bien de l’atteindre, d’en finir. C’est le contrat initial qu’il s’agit d’honorer à l’occasion de ce second volume. Mais dire  que ce n’est là qu’un simple prétexte est un euphémisme. Les véritables enjeux du film se situent ailleurs. Kill Bill est un pur exercice de cinéma ; une variation filmique des jeux vidéos avec un ancrage renforcé dans l’héritage cinématographique et musical. C’est un spectacle total dans la mesure où il mobilise une somme de connaissances fondées essentiellement sur une culture commune, censée être partagée par l’émetteur et le récepteur : on entre dans le film par la cinéphilie mais aussi par la référence appuyée à toute une pratique sonore dont en premier lieu beaucoup de musiques de films. C’est donc un film du plaisir : le double plaisir de suivre une histoire mais aussi le plaisir de jouer à la découverte et au repérage des différents clins d’œil disséminés à travers le « texte » filmique. Kill Bill est à voir comme un grand hommage à tout un cinéma populaire : film de gangsters (le terme contrat s’inscrit dans le champ sémantique ouvert par ce genre), le cinéma asiatique des arts martiaux, le western, le film noir américain et une dose de comédie romantique (le film se termine quand même par un happy end et une réconciliation avec l’idéologie dominante illustrée par le triomphe de la figure de la maternité célébrée par le bonheur de Béatrix retrouvant sa fille).
La séquence d’ouverture m’intéresse particulièrement ; elle est emblématique de cette démarche. Elle propose plusieurs pistes de lecture instaurant de la sorte un contrat de communication ouvert, multiréférencié. D’abord, du point de vue du schéma narratif, la séquence nous ramène à la situation initiale.  Elle donnera lieu à une des fonctions fondatrices de la logique du récit. Nous assisterons en effet à   l’accomplissement du méfait (le crime) qui va tout déclencher : un lieu, en l’occurrence une église ; la répétition de la cérémonie de mariage. La mariée qui se présente toute seule, il n’y a personne de sa famille. Le public est constitué d’amies, de son fiancé, du prêtre et d’un énigmatique musicien. La mariée est déjà enceinte. A un certain moment, elle quitte la cérémonie ; elle sort prendre un peu d’air. Elle découvre Bill. Le père de l’enfant qu’elle porte. Elle le présente à ses amis, mais lui a déjà un programme en tête. Arrive en effet son équipe de tueurs qui font un massacre. Un panoramique vertical nous fait suivre ce qui se passe en off. En principe, la mariée est laissée aussi pour morte. Nous, spectateurs, nous savons qu’il n’en est rien puisque nous avons déjà vu le Kill Bill volume1 où nous assistions à la résurgence de la mariée en suivant sa douloureuse sortie du coma et la mise en application de son contrat de vengeance en procédant par élimination des membres de l’équipe des tueurs. L’image sépia signifie déjà une temporalité spécifique, ce n’est pas le présent de la narration. C’est comme un rêve ou une réminiscence. Nous sommes déjà dans la stricte logique du cinéma. Doublement si j’ose dire, par le recours à ce procédé chromatique de dire le passé mais aussi par  tout le dispositif de mise en scène notamment à travers les mouvements d’appareil, le traitement de l’espace et les angles de prise de vue. La conjugaison de ces éléments du langage de l’image nous plonge dans une ambiance de genre, celle du western. L’ouverture de Kill Bill volume2 est un clin d’œil explicite au western spaghetti et davantage à sa figure la plus éloquente Sergio Leone. Nous sommes un peu dans l’ambiance de Il était une fois dans l’ouest : l’église que nous découvrons dans un paysage désertique à l’instar de la gare de Sergio Leone, la mise en scène du massacre ; la caméra qui alterne les plans larges et les plans serrés sur les visages, surtout les yeux et tout le travail de la bande son : la musique tenant lieu d’attribut narratif ; par exemple avant de découvrir Bill (David Carradine) à la porte de l’église, nous l’entendons d’abord jouer de la flûte. Traitement qui rappelle le motif de l’harmonica qui précède toujours les apparitions de l’Indien (Charles Bronson) dans Il était une fois dans l’Ouest.
Cette séquence nous enseigne aussi sur la conception qui préside à la progression dramatique chez Tarantino : la scène démarre sur un rythme lent ; avec beaucoup de dialogues, donnant l’impression d’une forme de digression esthétique (certaines scènes flirtent avec du romantisme pur). Une sorte de tactique narrative qui vise à « endormir » le récepteur, puis très rapidement l’action prend le dessus. Cela n’est pas sans rappeler le montage des scènes dans Pulp fiction : la palabre qui précède la liquidation ou encore  Jackie Brown et sa temporalité quasi réaliste (correspondance entre le temps de l’action et le temps de la narration) qui ne laisse aucunement augurer de ce qui va advenir. Une action violente qui joue sur  la chorégraphie, la vitesse et l’élégance. Je peux citer dans ce sens, la scène de la confrontation des deux blondes : elle peut prétendre à l’anthologie. Elle est tout simplement magnifique réunissant deux très belles comédiennes Uma Thurman et Hannah Darryl. Un duel fantastique dont nous regrettons l’issue car la disparition de l’une ou de l’autre est une perte en termes de valeur ajoutée. Le bénéfice étant de sublimer la confrontation en la livrant presque brutalement avec l’absence cette fois de tout apport musical, la bande son se contentant d’amplifier les bruits in, ceux de l’affrontement. Beatrix triomphe, c’était écrit dans la logique du développement de l’action. Mais à quel prix. Le film de Tarantino instaure avec le personnage de Béatrix et son double rapport à Bill (son boss et son ex.) et  à Mai Pei (le maître asiatique) une réflexion sur l’éducation et l’apprentissage. Le parcours de Béatrix est finalement un récit initiatique qui retrace le cheminement qui guide le disciple vers son maître. Le personnage de Uma Thurman est le modèle positif du cursus réussi contrairement au personnage d’Hannah Darryl qui porte au visage les stigmates de son échec d’apprentissage : elle était déjà élève de Mai Pei qui lui a arraché un œil pour la punir ; mais elle a réussi à le tuer commettant ainsi l’irréparable. C’est anti-pédagogique en somme. Les maîtres répudient les disciples quand ils les jugent indignes ou déloyaux. Béatrix, elle, a établi d’autres rapports avec son maître, fondés au départ sur l’humilité et l’endurance. Elle pourra ainsi gagner la confiance du maître, accéder à la maîtrise de la force, à la sagesse et au secret ultime (le maître va lui divulguer le secret de l’arme absolue, l’explosion du cœur en cinq touches). Un legs qui lui permettra d’échapper à la mort avec la scène terrible où elle sera enterrée vivante : la caméra l’accompagne dans le cercueil donnant lieu à un développement s’inspirant des normes du film d’horreur. Legs qui lui permettra enfin de tuer Bill, lors du duel final. Le dépassement du maître se réalise ici positivement comme accomplissement de soi. Le contrat de Béatrix, son programme narratif, n’est-il alors qu’un avatar de la rébellion œdipienne ? Tarantino se libère du père symbolique, de son sur-moi esthétique et répudie ses maîtres (il les cite comme dans un rituel de passage), triomphe comme Wagner qui éconduit le Faust moribond et se réalise enfin élu et reconnu. Émancipé, il devient lui-même un maître : voir l'actualité du jour

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samedi 27 juillet 2019

Dolmy: la classe à l'état pur



Il avait le football dans la peau ; et le football le lui rendait bien. Non pas en termes de réussite sociale et de valeurs boursières. Ce langage, Dolmy ne le parlait pas. Il  le laissait aux fans des contrats juteux, aux marchands de stades qui parlent d’abord argent. D’ailleurs, c’était quelqu’un qui ne parlait pas ou très peu. Il avait un autre discours, celui qu’il construit balle au pied. Dolmy est un joueur d’une autre race. Il est de l’étoffe des héros. Ceux qui inscrivent leur nom, comme une trace indélébile dans la mémoire des amateurs du football. Le vrai.
Abdelmajid Dolmy, joueur, est la classe à l’état pur. Une émanation du football dans ce qui fait sa quintessence, à savoir une pratique sociale forgée d’abord dans un environnement fortement contextualisé, ancré sociologiquement au sein des couches sociales les plus défavorisées. Un sport de banlieue ouvrière. Il a évolué alors en une forme d’expression de l’imaginaire populaire. Dolmy a constitué dans ce sens une figure emblématique de cette joie de vivre collectivement un plaisir. Un spectacle de masse qui se donne des stars, très vite devenues des idoles.
Dolmy s’est trouvé être l’incarnant de cette dimension par ses qualités intrinsèques. Il ne fut pas le produit d’une construction médiatique. Ce ne fut pas une bulle du genre qui meuble aujourd’hui l’horizon éphémère des produits de marketing. Sur quoi se fondent ses qualités ? Deux aspects dessinent la configuration du socle sur lequel reposait la popularité immense de Dolmy.  Une pratique footballistique relevant de l’art et un comportement personnel sur le terrain et dans la ville extrêmement original dont le titre générique serait l’humilité. Dolmy n’était pas bavard. Il était modeste. Il usait avec parcimonie du vocabulaire pour communiquer. Il laissait éclater toute son éloquence sur le terrain.
Pour décrire son art du jeu, il n’y a qu’à étudier les qualificatifs dont use le peuple des stades pour parler de lui : Dolmy c’est «al maâlem» (le patron au sens artisanal du terme), «l’Oustad» (le maître) ; «almoudir» (le directeur)… tout un champ lexical au service d’une signification renvoyant à la maîtrise, à la justesse, à la précision et à la concision. Il n’a pas son pareil pour mener le jeu ; en tant que distributeur, ses balles arrivent avec une telle exactitude que ses collègues sur l’aire du jeu disent qu’ils reçoivent de lui non pas des passes mais des lettres recommandées, avec accusé de réception. Aux côtés de Dolmy, on ne peut que s’épanouir.
Dolmy a évolué dans tous les postes constituant un schéma de football. Il a brillé  notamment en tant qu’arrière gauche, en tant qu’arrière central et surtout en tant que demi défensif, régnant en seigneur sur le milieu du terrain décrochant à ce post,e en 1986, la note neuf sur dix livrée par les journalistes de l’AFP lors de l’évolution de l’équipe nationale de football pendant le mondial mexicain. Petit de taille, les autres ne lui arrivent qu’à la cheville… y compris dans les duels aériens. Il a un jeu complet : sachant casser les offensives adverses, il a l’intelligence de la relance rapide. Il savait temporiser, fixer son adversaire pour le dépasser par une prouesse technique souvent inventive. Il avait la créativité spontanée qui lui permettait de s’en sortir…avec grâce pour le plaisir des connaisseurs, d’abord chez les Rajaouis, là où on compte le plus de puristes mais aussi  chez tous les amateurs du football qui le respectaient partout à travers les stades du Royaume. Car c’est aussi un homme de classe. Poli et discret, il est resté fidèle à cette image du fils du peuple, resté auprès du peuple. Tout le peuple du football devrait en ses temps de morosité lui rendre un vibrant et éternel

hommage.
Merci Abdelmajid !!!!

samedi 8 juin 2019

Effondrement des sociétés, blocage politique, faillite des élites…


Oui, il y a dans l’air comme un sentiment de scepticisme d’inspiration khaldounienne qui plane sur cette partie du monde dite «monde arabe» : violence, guerre, piétinement du processus politique, impasse socio-économique, repli culturel, fragmentation communautaire.
Un simple tour d’horizon du fil d’actualité confirme cette image sombre. Une sorte de retour de l’histoire dans sa version la plus décadente rappelant des époques sinistres. Déjà dans un nouveau livre, Abdellah Laroui faisait le lien entre le sentiment de désespoir que lui inspiraient la réalité et sa lecture d’Ibn Khaldoun : «mon esprit, écrivait-il,  était confronté à une problématique, le conflit entre une rationalité, indispensable au bon fonctionnement de l’Etat, et la montée d’un mysticisme, individuel et collectif, qui signalait un désespoir général  et le penchant de chacun à s’isoler du monde… ». Sauf que le mysticisme aujourd’hui a pris d’autres formes…et d’autres manières d’appréhender le monde.
Au cœur de la démarche khaldounienne, il ya sa lecture cyclique de la société, du pouvoir et partant de toute civilisation…lecture qui peut aider à comprendre le présent  du monde arabe. Tout pouvoir, toute civilisation sont appelés inéluctablement à dégénérer. Obnubilés par une certaine vision du progrès et une croyance quasi aveugle dans des lois de l’évolution linéaire, nous nous réveillons aujourd’hui en sursaut devant ces piétinements, ces retards, ces replis. Du coup, les mélancoliques parmi nous (les plus lucides ?) ne peuvent que suivre cette autre loi khaldounienne et se demander à quoi bon ? Puisque tout progrès n’est qu’illusoire, n’est qu’une parenthèse en attendant le retour de la barbarie ?
Hamit Bozarslan est un penseur qui réfléchit sur les conflits contemporains, ceux du Moyen-Orient notamment, dans une perspective khaldounienne. Il part de ce postulat : le plus grand penseur de l’islam s’avère aussi être celui qui en décrit le déclin, le processus de fragmentation, voire son basculement dans la « dé-civilisation » avec un froid désespoir. On sait que la théorie de l’alternance du pouvoir a été théorisée par l’intellectuel maghrébin autour de deux notions-clés : la 3assabia et la da3oua ;autrement dit la solidarité et l’idéologie. Pour qu’un groupe (une ou une alliance de classes sociales) réussisse et remplace un autre sur le déclin, il lui faut une solidarité tribale, territoriale… et être porté par une idéologie qui cimente, quasiment au sens de l’hégémonie de Gramsci, le nouveau groupe au pouvoir…avant que lui-même ne connaisse le même processus. Mais la question qui nous hante aujourd’hui est comment expliquer qu’une force, incarnation de la barbarie, puisse arriver à une telle «solidarité» avec des centaines de milliers de jeunes musulmans qui ont rejoint Daechau détriment d’un islam qui a concrétisé dans son histoire une civilisation au summum du raffinement et de tolérance? Comment expliquer qu’une communauté appelée à « être la meilleure de toutes les autres » a engendré en son sein des formes inouïes de monstruosité ?
L’actualité de ces dernières semaines est alimentée par les épisodes d’un feuilleton interminable : celui dit de la libération de Mossoul. Une guerre produite et mise en scène par plusieurs partenaires. Et plusieurs sponsors. Or le destin de cette ville chargée d’histoire s’inscrit justement dans le schéma khaldounien. Les cités sont les emblèmes de pouvoir, de sa renaissance et de sa dégénérescence. Or, personne aujourd’hui ne cherche à rappeler comment Mossoul est tombée aux mains de Daech : c’était le 10 juin 2014, Mossoul une ville de 1300 000 habitants avec 86 000 soldats d’une armée suréquipée par les Américains, et près d’un demi-milliard de dollars dans ses banques est tombée comme un fruit mûr aux mains d’à peine 2000 djihadistes ! Les cités (Tombouctou, Nesrata, Kidal…) tombent parce que l’urbanité, censée les nourrir de culture et du sens de résistance, a été perdue dans la corruption et l’incompétence des pouvoirs.
Oui, comme le rappelle HamitBozslan, Ibn Khaldoun était admiratif des vainqueurs  mais sans pitié pour les vaincus.
Mohammed Bakrim

vendredi 17 mai 2019

Le festival de Cannes et après



Exotisme social et formatage esthétique
« Peau noire, masques blancs »
Frantz fanon





La planète cinéma vit à l’heure de Cannes. Son festival vient en effet d’entamer sa 72ème édition. Le troisième grand rendez-vous mondial du cinéma, avec Venise et Berlin, s’annonce cette année palpitant en termes de programmation au niveau de ses trois grandes sélections (la compétition officielle, un certain regard et les films hors-compétition). Cannes reste Cannes même si le cinéma, et le monde qui le produit et l’inspire, changent et vivent des mutations porteuses de plus d’incertitudes que d’horizon dégagé. La compétition officielle de cette édition semble être portée par un souffle social indéniable. Les gilets jaunes sont passés par là. Un mouvement social inédit, soutenu dernièrement par une pétition où figurent beaucoup d’habitués de Cannes, et qui secoue la France depuis novembre a déjà donné lieu à des films signés par de grands cinéastes (je pense notamment à l’excellent documentariste Pierre Carles).
Des vents multiples soufflent donc sur la croisette ; depuis quelques années, c’est l’arrivée fulgurante de plateforme comme Netflix qui secoue le cocotier. Déjà l’année dernière une grande polémique a marqué le festival autour de certains dogmes qui ont la vie dure comme celui de la chronologie des médias (la fameuse règle qui dicte l’ordre de sortie d’un film : la salle, la télé, le dvd, la vod…). Le film Roma du mexicain Alfonso Cuaron était la vedette par défaut de l’édition 2018. Boudé à Cannes, il est allé rafler le Lion d’or à Venise. Depuis les débats les plus contradictoires continuent sous la pression de différents lobbies. Symboliquement, le festival de cette année s’ouvre avec le nouvel opus de Jim Jarmusch, The dead don’t die, un film de morts vivants sur une bourgade envahi par des zombies. Il n’y a pas plus éloquente parabole pour exprimer et incarner les angoisses, les peurs et les tensions de notre monde. Le film a bénéficié d’une sortie internationale simultanée et il a été projeté dans des centaines de salles dans le monde (y compris Rabat) en même temps que sa première cannoise.
Face à ces bouleversements  que le cinéma parvient lui-même à mettre en abyme, en racontant sa propre mutation en zombie, il est utile de s’interroger sur la diversité du cinéma, géographique et culturelle représentée à Cannes. Deux films d’origine marocaine (c’est une erreur de dire « des films représentent le Maroc », Cannes n’est pas une compétition olympique entre pays; les films ne représentent institutionnellement qu’eux-mêmes !) et ayant bénéficié de l’avance sur recettes marocaine sont à Cannes cette année :  Adam de Meryem Touzani dans Un certain  regard et Le Saint inconnu de Alae Eljam à la semaine de la critique.



La question de la diversité culturelle des films et de leur programmation internationale n’obéit pas à une logique artistique stricto sensu. Les films sont programmés dans ce sens. Il est révélateur de constater que ce sont des films inscrits dans une production qui répond à un cahier de charge que l’on ne peut que qualifier de néo-orientaliste marqué l’exotisme social et le formatage esthétique. Par cinéma néo-orientaliste, il faut entendre un cinéma qui représente des populations autochtones selon un discours exotique par un cinéaste autochtone financé par l’étranger. Une situation qui a pris de l’ampleur dans le contexte post-printemps arabe où l’occident se met à promouvoir des films arabes où l’on aborde des thématiques selon l’agenda occidental du moment : « fanatisme », « intolérance », « enfants de la rue », « misère sociale » « mères célibataires ». La nouvelle icône de cette démarche est Nadine Labaki (prix du jury l’année dernière, présidente d’Un certain regard cette année).


Un contexte d’urgence qui interpelle la critique cinématographique du sud : pourrait-elle contribuer à l’œuvre de déconstruction de l’occident initiée, par exemple, par des intellectuels postcoloniaux de renom comme Edward Said ? Tout un espace conceptuel s’ouvre ainsi devant nous pour une révision culturelle (comme l’avait souhaité Paulin Soumanou Vieyra) des concepts/paradigmes : cinéma d’auteur/ cinéma populaire, les modes de fabrication de films, de leur diffusion et de leur distribution. P.S. Vieyra : « Le critique africain doit puiser ses critères dans la profondeur de notre culture africaine ; c’est à l’aune de notre tradition culturelle qu’il doit mesurer l’apport esthétique des films aussi bien africains qu’étrangers »

vendredi 10 mai 2019

Tunis, Khartoum…l’énigme des soulèvements





Une question anime les débats à Alger : y aura-t-il un effet ramadan sur  l’intensité de la mobilisation pour le rendez-vous du hirak hebdomadaire du vendredi ? A quelques milliers de kilomètres plus loin, vers le sud-est, une autre capitale africaine, Khartoum, vit au rythme dune mobilisation populaire qui a choisi une formule différente et qui vit de l’espoir de voir ce mois sacré faire aboutir ses revendications légitimes. A Alger, comme à Khartoum on vit des moments de liesse sans trop de certitudes sur les lendemains dont le contour reste flou.
Dire que ces deux mouvements ont surpris par leur amplitude et par leur forme relève désormais de lapalissade. Certes, ils ont déjà porté un premier acquis avec les changements au sommet de l’Etat concrétisant une revendication populaire, le départ de deux dictateurs. Mais au-delà d’une lecture politicienne, les deux soulèvements interpellent à plusieurs niveaux.  Ils invitent à changer de paradigme, celui-là même qui avait montré ses limites interprétatives au moment des premiers soulèvements de l’hiver 2011. Certains n’hésitent pas à parler d’une « réplique » tel un phénomène géologique, Alger et Khartoum prolongeant le séisme du fameux printemps arabe. Le rôle de l’armée comme maître du scénario venant corroborer cette approche comparative. Je ne suis pas pour ma part adepte de cette lecture. Je tenterai plutôt une approche qui se concentrerait  sur l’événement lui-même dans le sillage de ce que Michel Foucault avait proposé pour la révolution iranienne.
Le parallèle avec l’Iran est plus que légitime. L’immense foule qui a envahi les rues d’Alger et qui a frappé par son ampleur n’a pas d’équivalent… sauf pour ce qui s’est passé à Téhéran. Le hasard a voulu que le soulèvement algérois arrive 40 ans (février 1979/ février2019) plus tard que le soulèvement iranien qui avait  envoyé des millions de gens dans la rue contre le régime du Chah. Cela nous amène à d’autres conclusions. La plus importante me semble être fondatrice du nouveau paradigme de lecture ; ce qui se passe à Alger et à Khartoum souligne l’impasse d’une lecture sociologique stricto sensu. C’est un événement majeur qui invite à réhabiliter la philosophie politique et l’anthropologie. Michel Foucault avait souligné deux caractéristiques qui distinguaient la révolution iranienne des révolutions politiques qui avait marqué le débit du XXème siècle et que l’on retrouve dans le soulèvement algérien et soudanais. Un : l’unanimisme de la société. Tout le monde rejoint le hirak ; c’est le soulèvement de toute une société  conte une caste (la bande, l’3issaba) loin de tout schématisme de classe ! Deux : absence d’une idéologie qui cimente le mouvement ; absence de programme en dehors du mot d’ordre « qu’il dégage tous ».
Du coup ce qui donne son sens premier au soulèvement ce n’est pas ce qu’il est porteur comme promesse de lendemain mais  comme indication sur un état d’esprit de la société. Pour parler comme Foucault ce n’est pas l’avènement d’un ordre nouveau qui nous intéresse mais l’événement lui-même ; « je ne sais pas faire l’histoire du futur » écrit Foucault. Le soulèvement en soi. Ce qui intéresse le philosophe c’est « l’énigme du soulèvement ». Ce qui fait sens dans ce qui se passe Place Maurice Audin à Alger ou devant l’Etat major à Khartoum, c’est le soulèvement en soi non pas pour le programme qu’il propose (lequel d’ailleurs) mais comme refus du pouvoir. On assiste à un soulèvement éminemment politique mais contre la politique. « Qu’il dégage tous » met à nu le pouvoir comme pouvoir. Le rituel (chaque vendredi) de la manifestation relève alors de quelque chose d’autre ; une sorte de mise en scène qui permet au peuple de se remette au centre de la scène du pouvoir (la rue). Un moment intense de libération de tous les déterminismes ; en somme une fête, un moussem à l’échelle du pays avant que le politique ne retrouve ses prérogatives.

jeudi 4 avril 2019

Festival national du film 2019


Surcharge thématique et clivage esthétique
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« Un film nul, je ne vois pas où est le problème »
Gilles Deleuze







Le festival national du film a-t-il eu lieu ? Les filiations mythologiques (Hercule…) de la ville(Tanger),  qui l’abrite autorisent de s’interroger, à l’instar de la guerre de Troie, d’une manière rhétorique s’entend, à son égard. Non pas sur la dimension factuelle de l’événement, le festival a bien eu lieu et a tenu l’ensemble de ses engagements, notamment sur le plan organisationnel, mais sur sa dimension médiatique et symbolique. Contrairement à une tradition qui lui est concomitante depuis sa création, cette édition du festival n’a suscité que peu de débat et nulle polémique n’a suivi, par exemple, la proclamation de son palmarès. Palmarès qui a plus qu’étonné lors de la soirée de clôture. Lieu de circulation de discours, celui des films, le festival est  aussi, en principe, lieu de production de discours sur le discours.
Rendez-vous essentiel du cinéma marocain, il est l’occasion de tirer un premier bilan, professionnel, chiffré. Celui-ci est désormais pris en charge par le centre du cinéma. Le festival  offre également l’opportunité d’un autre bilan, cette fois en termes de réception publique et critique. Quel bilan esthétique et artistique de l’édition 2019 ? Telle est LA question.
Car un cinéma n’existe pas uniquement par ses statistiques, il existe fondamentalement par le discours d’escorte qui l’accompagne. La critique pensée et construite. Je cite Jean-Louis Comolli : la fonction critique est ce qui confère à l’œuvre son statut, sa place sociale. Si la critique manque (peu importe d’ailleurs, qu’elle soit positive ou négative), l’œuvre manque à sa place. Dans ce sens, je peux dire que le FNF donne lieu à la possibilité d’une radiographie de l’état de la critique ; force est de relever que le constat n’est guère réjouissant ; on assiste à une baisse de régime de la fonction critique, à une prolifération galopante des formes de médisance. Un état de choses qui ne me surprend pas ; il est une facette du repli global de la pensée, du plan d’abrutissement généralisé amplifié par les réseaux sociaux.
Cependant, le paysage n’est pas complètement désertique. C’est ainsi que des observations qui n’ont pas manqué de pertinence  ont choisi d’interroger la formule même du festival qui semble donner des signes d’essoufflement. Ces observateurs n’hésitant pas à défendre le modèle d’une Nuit du cinéma marocain, comme cela se fait avec les Césars et autres Oscars… avec des nominations au préalable et un vote d’un collège électoral puisé dans les différents métiers de la profession. Une piste à creuser. Je précise pour ma part que la formule du festival national est en effet originale ; inédite et rarissime à travers le monde ; certains pays s’y mettent graduellement (La Tunisie, le Sénégal…). Si la formule peut-être revue, revisitée, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un contenant dont le contenu dépend principalement de ce que la profession veut y mettre. De son engagement, de son enthousiasme pour maintenir l’esprit et la lettre du festival, à savoir la fête annuelle du cinéma marocain.
L’un des premiers changements qui ont marqué la structure du festival est l’instauration du principe de la sélection préalable. Choix imposé  par l’augmentation croissante de la production ce qui a pesé sur l’agenda du festival et de sa durée qui ne sont pas extensibles à l’infini. La formule adoptée consiste à sélectionner 15 longs métrages  et autant de courts.
La liste des films de longs métrages de cette édition 2019 fournit d’emblée un ensemble d’indications sur l’évolution du cinéma marocain. D’abord en termes générationnels. Nous avons la confirmation d’une tendance qui remonte à quelques années déjà, désormais le rapport de forces générationnel bascule au bénéfice des nouvelles générations. Sur les 15 cinéastes en compétition cinq appartiennent à la génération des pionniers (Ferhati, Chraïbi, Zoughi, Majid Lahcen,  Kamal Kamal). Les  dix  autres appartiennent à la génération post 2010. Je rappelle à ce propos que le dernier cinéaste de la génération des pionniers à avoir remporté le Grand prix remonte à 2007 !
La liste nous apprend également qu’il y a trois cinéastes femmes en compétition (Meryem Benbarek Selma Bergach, Hind Bensari).  Deux « documentaires » étaient également en lice : Lancer de poids de Hind Bensari (une production de la télévision) et La vie côtoyant la mort de Majid Lahcen produit dans le cadre du programme de la promotion de la culture hassanie.
Si l’on change d’angle de classification, on peut avancer une hypothèse sur les genres dominants (au sein du cinéma, il n’y a pas de genre pur)  ce qui nous permet de faire une série de propositions. Des films ont abordé une thématique inscrite dans l’histoire : Les 3M de Saad Chraïbi ; Coups de destin de Mohamed Lyounssi ; Nadira de Kamal Kamal ; Une vie côtoyant la mort de Majid Lahcen. Le drame social avec Sofia de Meryem Benbarek ; Urgence ordinaire de Mohcine Besri ; Les saisons de la soif de Hamid Zoughi ; Indigo de Selma Bergach.  Le drame intime, Ultime révolte de Jilali Ferhati. La comédie sociale avec Hala Madrid, Visca Barça de Abdelilah Jaouhari ; Une année chez les Français de Fettah Arom. Road movie avec Jamal Afina de Yassine Marco Morocco. Fantastique- horreur avec Achoura de Tala Sellami.
Croisés avec les courts métrages ( la grande déception de cette édition), que nous donne tout cela en termes de cinéma, d’inventivité et de création artistique ? A quelques rares exceptions, l’ensemble des films présentés se réduisent à des prouesses techniques (des effets spéciaux d’Achooura aux  images esthtétisantes d’Indigo). Nous avons vu à Tanger des produits parfois bien finis alors que nous nous attendions à des œuvres, mêmes avec des maladresses mais sincères et profondes. Nous sommes entrés sans crier gare dans l’ère des films fabriqués selon des protocoles d’écriture formatée d’avance (un directeur de photo ; un amplificateur de son et inscrit dans un réseau institutionnel de financement).
Quelques observations qui s’inscrivent dans la continuité de cette réflexion générale pour relever ce qui constitue de mon point de vue quelques lacunes. Un certain nombre de films ( : Sofia ; Les 3M ; Lancer du poids ; Ultime révolte…)  restent prisonniers de leur scénario. Tout leur enjeu revient à l’illustration d’une idée. Le scénario finit par peser comme une chape de plomb sur la dramaturgie et empêche la mise en scène de voler de ses propres ailes pour offrir un univers filmique au-delà de l’idée. Le rapport entre le film et le scénario serait de l’ordre de la célèbre définition de la culture : « c’est ce qui reste quand on a tout oublié » (citation d’Edourd Herriot). Le cinéma c’est ce qui reste (ce qui devrait rester) quand le scénario est oublié.
D’autres films ont tendance à forcer le trait notamment ceux ayant abordé des thématiques sociales fortes ( ce que j’ai appelé le cinéma de l’exotisme social, néorientaliste : Urgence ordinaire ; Sofia…). Ils sont portés par le souci non pas  d’un mouvement qui se tisse dans un va et vient avec le réel mais le souci de tisser les ficelles d’une histoire bien carrée. Le spectateur est assigné à résidence ; la singularité de chaque regard est neutralisée au service d’un pathos collectif. Or la grande émotion émane souvent d’une représentation sobre (Bresson), purgée de tout sentimentalisme (Rossellini). Ce n’est pas l’action qui nous émeut, encore moins l’événement en soi mais le sens que nous sommes amenés d’en dégager. La mise en scène reflète le monde en même temps elle exprime ce que le cinéaste veut en dire. Ce rapport au monde, au réel est marqué par un certain désenchantement ; la créativité donne des signes d’épuisement. Un constat relevé par le philosophe Cornelius Castoriadis que je cite : « la création contemporaine s’effectue dans un rapport négatif à la société, elle n’est plus au clair sur son identité, sur ce qu’elle est et sur ce qu’ele veut être ». Cela me semble pertinent  pour une lecture de notre production symbolique récente.
Comment le jury s’en est tiré ? Un palmarès n’est pas une vérité scientifique. Il est la résultante de plusieurs facteurs y compris les paramètres environnementaux . Il est le fruit d’un échange qui est lui-même marqué par un rapport de forces au sein du jury. Le palmarès 2019 n’échappe pas à la tradition. On le commente dans le respect des membres qui le composent. A première vue, il  reflète certainement un compromis délicat. Un compromis qui a bénéficié au  « documentaire », Lancer du poids, en fait un long reportage qui s’est vu ainsi propulser Grand prix. Contre toute attente. A côté un film obtient  en même temps  le prix du jury, le prix de la réalisation et les deux prix interprétation ; en toute logique  la somme de ces prix équivaut au Grand prix. C’est là certainement où est  entré en jeu le compromis ; des concessions o,nt été faites entre les uns et les autres au détriment de certains autres films ignorés du palmarès (Urgence ordinaire, Les coups du destin…). La présidente, la scénariste et réalisatrice Farida Benlyazid n’a pas cherché, apparemment à imposer « sa touche » ; et pourtant, il y avait des films,  en principe, proches de son univers : la féminité assumée de Indigo de Selma Bergach ; femmes entre elles dans Les saisons de la soif de Hamid Zoughi ou encore le rapport à l’autre dans un contexte tragique,  en l’occurrence l’Espagne avec le destin de deux femmes Maria et Touda dans Les coups du destin de Mohamed Lyounssi
La riche récolte obtenue par La guérisseuse de Zindaine n’a pas manqué  d’interpeller. Qu’est-ce qui a séduit le jury pour lui attribuer autant de récompenses ? Yousri Nasrallah, le cinéaste issu de l’école de Youssef Chahine a été certainement enthousiasmé par une certaine atmosphère « à l’égyptienne » (personnages, lieux, places, décors…) qui rappellent un certain cinéma égyptien des années  du noir et blanc ; celui des adaptations de Barakat et de Salah Abou Seif. Alors même que le film s’ouvre sous le signe de la cinéphilie contemporaine : il y a du Wim Wenders dans les plans incipit. Le film s’ouvre sur des lignes verticales et horizontales qui marquent la fracture d’un territoire (d’autres lignes de récit/ de vie s’entrelacent dans le film).  L’horizontalité renvoyant à la modernité illustrée par le train et les voies ferrées. Cette prédominance de la ligne droite est remise en question par un raccord sur un minaret introduisant la verticalité. La mosquée apparaît comme un motif récurrent et structurant du drame. Cela renvoie moins à la dimension religieuse, signifiée par ailleurs (le groupe des croyants croisés par le jeune garçon par exemple) mais plutôt à la permanence d’une culture ; la culture traditionnelle qui va constituer l’ultime recours des gens face à la violence/agression de la modernité. Les premières images de La Guérisseuse signifient une société fracturée qui puise dans son patrimoine génétique culturel les ressources pour se prémunir : c’est une guérisseuse qui prend en charge de soigner la jambe fracturée par le train. Cette critique de la modernité est doublée d’une mise à nu des paradoxes des modernistes. La guérisseuse descend d’une voiture ultra chic qui signifie que l’usage des pratiques traditionnelles traversent l’ensemble du champ social (encore une fois horizontalité et verticalité : l’arrivée de ce luxe est une autre agression à l’égard du quartier pauvre).  Un clivage anthropologique qui peut aider à comprendre les clivages esthétiques qui traversent le champ de la production cinématographique.


Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...