Le poète qui côtoya la mort
La revue tangéroise, Nejma, éditée par la librairie des Colonnes a
consacré son numéro 9 (printemps 2014) au cinéaste marocain Ahmed Bouanani
(1938-2011). C’est un choix pensé de la revue de revenir sur des auteurs,
oublié ou peu à la mode, souligne le directeur de la revue, Simon-Pierre
Hamelin, dans son texte introductif. Dans ce rayon, Bouanani retrouve Mohamed
Choukri et son ami Mohamed Khair-Eddine.
On ne cesse en effet de (re) découvrir Ahmed Bouanani. Cinéaste,
monteur, si l’on veut à tout prix lui attribuer une « case » professionnelle,
mais comme le confirme le numéro spécial de Nejma, l’homme est multidimensionnel
; le cinéma bien sûr, la poésie, le roman, la culture populaire, le dessin…tous
les continents de la création l’ont accueilli et ont vu traverser ses pérégrinations,
à l’image de ses personnages de fiction, le cavalier téméraire des Quatre
sources ou Mohamed Ben Mohamed de Mirage, celui qui refuse de signer (Wua
Massaniiiiiiiiiiich dit-il à hachemia
son épouse dans une scène célèbre)…ou encore des personnages de référence
historique comme Sidi Hmad Oumoussa, le poète du désert.
Le numéro de Nejma est co-dirigé par Touda Bouanani, la fille qui
a repris le flambeau et s’est engagée sur la voie de la réhabilitation de la
mémoire. La mémoire du père. Une mémoire blessée au destin tragique confrontée
à la bêtise humaine illustrée par les obstacles de la bureaucratie et de la
jalousie maladive ou encore subissant les aléas de la vie comme cet incendie
qui va pratiquement ravager une partie de l’appartement familial et des traces
de la mémoire. La démarche de Touda rejoint ainsi le projet de vie de son père
celui qui consiste à restituer une mémoire ; celle du pays avec le souci
de « remonter » les images pour réécrire une histoire émancipée des
clichés nés du regard « culturel » de l’autre…mais aussi la mémoire
du cinéma avec le projet inachevé, hélas, du livre-somme sur l’histoire du
cinéma au Maroc avec un tire mythologique, « La 7ème porte »
et titre aussi aux allures de clin d’œil à l’une des figures du cinéma colonial, André
Zwobada. Ce livre ambitieux ne verra jamais le jour, faute d’éditeur
intrépide ! Peut-être qu’aujourd’hui avec le contexte actuel, Touda
devrait relancer le projet.
Cette idée d’inachèvement pèse d’ailleurs comme une malédiction
sur l’œuvre de Bouanani…y compris aujourd’hui sur le numéro de Nejma qui lui
est consacré. En effet, malgré tout le soin accordé à la qualité de la mise en
page et à l’iconographie, le numéro est sorti amputé de plusieurs pages
concernant la filmographie et la biographie de Bounani et la filmographie et la
biographie de Naima Bouanani ; les pages 199 à 202 sont annoncées dans le
sommaire mais absentes du contenu ; un autre « incendie » une
autre « censure » ont été en embuscade pour marquer la sortie de ce
numéro qui n‘en demeure pas moins « historique » avec les témoignages
émouvants de Touda (quel beau prénom amazigh !) ; la reprise des
certains entretiens accordés par Bouanani comme l’interview réalisé par
Nour-Eddine Saïl en juin 1974, du temps où il était critique de cinéma à Maghreb
Informations…ou encore et surtout les textes de Bouanani lui-même comme celui
qu’il avait consacré à Mohamed Osfour, celui qui est parti « à la
recherche du trésor perdu ». c’est un hommage anti-intellectualiste qu’il
rend à cet autodidacte ; ce fils du peuple qui ayant découvert le cinéma
dans les quartiers européens de Casablanca s’est dit « pourquoi pas
moi ? » et entama un vaste projet qui va durer plus de quarante ans
ayant démarré à l’âge de 17 ans avec des sketches filmés dans la banlieue
casablancaise et qui trouveront une forme d’aboutissement avec le célèbre Le
fils maudit en 1958 que la profession du cinéma a décidé en 2008, sous
l’impulsion de Nour-Eddine saïl, d’honorer comme le premier film marocain.
Bouanani lui consacra, en outre, un film de huit minutes « Petite histoire
en marge du cinématographe » inséré dans la rubrique magazine des actualités
cinématographiques de l’époque ; Bouanani précise cependant : « …
mais le véritable film sur Osfour, ou plus exactement sur la mythologie
faubourienne de Casablanca, reste à faire ». Il est parti très tôt avant
de le voir s'élaborer. L’idée reste d’une grande pertinence.
Parmi les témoignages retenus par le dossier de Nejma, le récit de
Ali Essafi, le documentariste qui prépare un film sur le défunt et qui rapporte
comment la rencontre avec les films de Bouanani, qu’il a découvert tardivement,
a changé sa vision du cinéma ; son texte contient cependant des
inexactitudes historiques notamment quand il parle des influences qui ont marqué
le cinéma de Bouanani. Essafi cite Vertov et son Homme à la caméra alors que
Bouanani, préfère citer plutôt Mohamed Afifi son ainé de quelques années ;
cinéaste lauréat de l’IDHEC en 1957 alors que Bouanani est lauréat de 1963. A
ce propos, il n’y a pas de risque de confusion avec le grand comédien qui a
incarné Othello et qui s’appelle Mohamed Said Afifi (voir par ailleurs le nom
de l’artiste sur l’affiche du film Mirage qui figure dans la revue, page 76 et
où il incarne Ali Ben Ali). Le cinéaste Mohamed Afifi a réalisé, contrairement
à ce qui est avancé dans la note 5 de la page 57, De chair et d’acier en 1959
et Retour à Agadir presque dix ans plus tard, en 1967. Le montage de ce film
peut donner, effectivement, l’impression
d’une proximité esthétique avec le montage de Six et douze (1968) ; on
peut relever aussi la plasticité de l’image en noir et blanc, la fonction
contre-point de la bande son. Une analyse plus fine est nécessaire dans ce
sens. Les deux films reflètent, somme toute, une ambition artistique
réelle ; limitée par le manque de moyens, certes, mais légitimée et reconnue par l’histoire.
Mohammed
Bakrim
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