jeudi 22 mai 2014

la revue Nejma et Ahmed Bouanani

Le poète qui côtoya la mort


La revue tangéroise, Nejma, éditée par la librairie des Colonnes a consacré son numéro 9 (printemps 2014) au cinéaste marocain Ahmed Bouanani (1938-2011). C’est un choix pensé de la revue de revenir sur des auteurs, oublié ou peu à la mode, souligne le directeur de la revue, Simon-Pierre Hamelin, dans son texte introductif. Dans ce rayon, Bouanani retrouve Mohamed Choukri et son ami Mohamed Khair-Eddine.
On ne cesse en effet de (re) découvrir Ahmed Bouanani. Cinéaste, monteur, si l’on veut à tout prix lui attribuer une « case » professionnelle, mais comme le confirme le numéro spécial de Nejma, l’homme est multidimensionnel ; le cinéma bien sûr, la poésie, le roman, la culture populaire, le dessin…tous les continents de la création l’ont accueilli et ont vu traverser ses pérégrinations, à l’image de ses personnages de fiction, le cavalier téméraire des Quatre sources ou Mohamed Ben Mohamed de Mirage, celui qui refuse de signer (Wua Massaniiiiiiiiiiich  dit-il à hachemia son épouse dans une scène célèbre)…ou encore des personnages de référence historique comme Sidi Hmad Oumoussa, le poète du désert.
Le numéro de Nejma est co-dirigé par Touda Bouanani, la fille qui a repris le flambeau et s’est engagée sur la voie de la réhabilitation de la mémoire. La mémoire du père. Une mémoire blessée au destin tragique confrontée à la bêtise humaine illustrée par les obstacles de la bureaucratie et de la jalousie maladive ou encore subissant les aléas de la vie comme cet incendie qui va pratiquement ravager une partie de l’appartement familial et des traces de la mémoire. La démarche de Touda rejoint ainsi le projet de vie de son père celui qui consiste à restituer une mémoire ; celle du pays avec le souci de « remonter » les images pour réécrire une histoire émancipée des clichés nés du regard « culturel » de l’autre…mais aussi la mémoire du cinéma avec le projet inachevé, hélas, du livre-somme sur l’histoire du cinéma au Maroc avec un tire mythologique, « La 7ème porte » et titre aussi aux allures de clin d’œil  à l’une des figures du cinéma colonial, André Zwobada. Ce livre ambitieux ne verra jamais le jour, faute d’éditeur intrépide ! Peut-être qu’aujourd’hui avec le contexte actuel, Touda devrait relancer le projet.
Cette idée d’inachèvement pèse d’ailleurs comme une malédiction sur l’œuvre de Bouanani…y compris aujourd’hui sur le numéro de Nejma qui lui est consacré. En effet, malgré tout le soin accordé à la qualité de la mise en page et à l’iconographie, le numéro est sorti amputé de plusieurs pages concernant la filmographie et la biographie de Bounani et la filmographie et la biographie de Naima Bouanani ; les pages 199 à 202 sont annoncées dans le sommaire mais absentes du contenu ; un autre « incendie » une autre « censure » ont été en embuscade pour marquer la sortie de ce numéro qui n‘en demeure pas moins « historique » avec les témoignages émouvants de Touda (quel beau prénom amazigh !) ; la reprise des certains entretiens accordés par Bouanani comme l’interview réalisé par Nour-Eddine Saïl en juin 1974, du temps où il était critique de cinéma à Maghreb Informations…ou encore et surtout les textes de Bouanani lui-même comme celui qu’il avait consacré à Mohamed Osfour, celui qui est parti « à la recherche du trésor perdu ». c’est un hommage anti-intellectualiste qu’il rend à cet autodidacte ; ce fils du peuple qui ayant découvert le cinéma dans les quartiers européens de Casablanca s’est dit « pourquoi pas moi ? » et entama un vaste projet qui va durer plus de quarante ans ayant démarré à l’âge de 17 ans avec des sketches filmés dans la banlieue casablancaise et qui trouveront une forme d’aboutissement avec le célèbre Le fils maudit en 1958 que la profession du cinéma a décidé en 2008, sous l’impulsion de Nour-Eddine saïl, d’honorer comme le premier film marocain. Bouanani lui consacra, en outre, un film de huit minutes « Petite histoire en marge du cinématographe » inséré dans la rubrique magazine des actualités cinématographiques de l’époque ; Bouanani précise cependant : « … mais le véritable film sur Osfour, ou plus exactement sur la mythologie faubourienne de Casablanca, reste à faire ». Il est parti très tôt avant de le voir s'élaborer. L’idée reste d’une grande pertinence.
Parmi les témoignages retenus par le dossier de Nejma, le récit de Ali Essafi, le documentariste qui prépare un film sur le défunt et qui rapporte comment la rencontre avec les films de Bouanani, qu’il a découvert tardivement, a changé sa vision du cinéma ; son texte contient cependant des inexactitudes historiques notamment quand il parle des influences qui ont marqué le cinéma de Bouanani. Essafi cite Vertov et son Homme à la caméra alors que Bouanani, préfère citer plutôt Mohamed Afifi son ainé de quelques années ; cinéaste lauréat de l’IDHEC en 1957 alors que Bouanani est lauréat de 1963. A ce propos, il n’y a pas de risque de confusion avec le grand comédien qui a incarné Othello et qui s’appelle Mohamed Said Afifi (voir par ailleurs le nom de l’artiste sur l’affiche du film Mirage qui figure dans la revue, page 76 et où il incarne Ali Ben Ali). Le cinéaste Mohamed Afifi a réalisé, contrairement à ce qui est avancé dans la note 5 de la page 57, De chair et d’acier en 1959 et Retour à Agadir presque dix ans plus tard, en 1967. Le montage de ce film peut donner, effectivement,  l’impression d’une proximité esthétique avec le montage de Six et douze (1968) ; on peut relever aussi la plasticité de l’image en noir et blanc, la fonction contre-point de la bande son. Une analyse plus fine est nécessaire dans ce sens. Les deux films reflètent, somme toute, une ambition artistique réelle ; limitée par le manque de moyens, certes,  mais légitimée et reconnue par l’histoire.
Mohammed Bakrim


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