vendredi 16 mai 2014

Latif Lahlou, cinéaste de la bourgeoisie urbaine

Entretien avec Latif Lahlou
"J'ai opté pour une écriture sobre et limpide..."

Le nouveau film de Latif Lahlou, L’anniversaire est sur les écrans du Royaume à partir du 14 mai. Latif Lahlou est  natif d’El-Jadida en 1939 ; il est lauréat de l’IDHEC, promotion 1959. Sa filmographie dans les années 60 compte de nombreux courts et moyens métrages documentaires et docu-fiction. Il a également travaillé pour la télévision. Il est également producteur.  L’anniversaire est son cinquième long métrage.




Comment s’est fait le travail d’écriture du scénario ? C’est une idée que vous avez confiée à vos scénaristes, et prolongée par un cahier des charges concernant les personnages, le milieu social…

L’idée première était de décrire des comportements sociaux et psychologiques  de certaines personnes appartenant à ce qu’on appelle l’élite ; c'est-à-dire une caste sociale décisionnaire par sa situation économique prédominante, sa classe d’origine, sa scolarité, ses alliances etc…Je voulais les présenter dans une phase particulière de l’existence : la cinquantaine, phase dans laquelle l’individu marque une réflexion  et un questionnement sur son passé, son présent et son devenir.
Je ne suis pas scénariste professionnel, ni scénariste tout court ; aussi pour mes films je m’arrange toujours pour travailler avec des écrivains ou des scénaristes professionnels : c’est le cas pour L’ANNIVERSAIRE : j’ai demandé à mon ami Mohamed Laroussi de travailler avec moi sur le développement de mon idée originale. Mohamed Laroussi s’est attaché la collaboration de Géraldine Bueken qui est scénariste professionnelle  belge, mariée à un professionnel marocain de l’audiovisuel et vivant au Maroc.
Je n’ai pas dressé un cahier des charges – ce n’était pas une commande pour la fourniture d’une paire de chaussures ou d’un costume pour aller au bal – mais dans une note d’intention, j’ai essayé de préciser ce que j’entendais exposer en matière d’idées, de personnages, de décors, d’ambiances et évidement  de façon de raconter en exposant les grandes lignes de l’architecture dramaturgique du film.
Le travail d’écriture s’est en fait réalisé à fur et à mesure de la lecture critique des premiers travaux et des apports très pertinents  de Laroussi  et Géraldine Bueken : nous passions en revue scène par scène et énumérions  l’apport de chaque élément en relevant les manques ou en enrichissant la scène par des apports nouveaux…. Environ un mois après chaque réunion à trois, Laroussi et Géraldine m’envoyaient le résultat de leur cogitation : je lisais, faisais des remarques si j’en avais et quelques jours après, une autre journée de travail à trois devenait nécessaire et utile pour l’avancement de l’écriture.
La première mouture du scénario établie, nous l’avons présentée à l’avance sur recettes sachant que nous devions reprendre l’écriture pour une version définitive si l’avance sur recettes nous était accordée : après l’accord de la commission de l’avance sur recettes sur le projet, nous avons repris le travail tout en menant en parallèle  les préparatifs de production : casting, décors, équipe technique etc… Cela a durée 14 mois par ce que je tenais à travailler avec certaines comédiennes et comédiens dans des décors particuliers.
Une constante marque votre filmographie, celle de décrypter les milieux de la bourgeoisie, urbaine dans La compromission, La grande villa, L’anniversaire ou rurale dans Les jardins de Samira…on n’hésite pas à dire de vous « le Chabrol marocain »

La bourgeoisie, urbaine ou rurale, est décisionnaire dans pratiquement tout ce qui concerne notre vie sociale et culturelle par son pouvoir économique, ses pouvoirs politiques (le gouvernement  central , les pouvoirs locaux), les pouvoirs culturels : ce sont les bourgeois et les fils de bourgeois  qui fréquentent les universités , ce sont eux qui tiennent les pouvoirs dans les médias, ce sont eux qui élaborent, énoncent et font appliquer les idéologies passéistes  et rétrogrades  par ce qu’ils contrôlent tous les pouvoirs….)
Il faut bien s’immiscer dans leur vie de tous les jours pour en observer quelques détails révélateurs  et les présenter au public pour qu’ensemble nous puissions en parler…C’est un peu l’idée du film…C’est tout simplement participer à la conscientisation  des citoyens…Vous savez bien, je ne suis ni un idéologue ni un moralisateur ou un prêcheur…Je suis seulement un cinéaste qui essaie d’observer le réel avec le maximum d’objectivité et le transmet aux spectateurs sous forme de réalité vraisemblable et crédible.
Quand à Claude Chabrol, j’aime bien quelques uns de ses films mais je vous confirme simplement que je suis Latif Lahlou, cinéaste marocain, né, vivant et travaillant au Maroc pour les marocains depuis 50 ans, ni plus ni moins.

Dans L’anniversaire nous retrouvons des micro-récits qui s’entrecroisent avec au centre l’histoire de cet architecte qui rêve d’une « cité verte », une forme d’utopie : cela sonne comme une métaphore de toute une génération, la vôtre notamment qui a porté le rêve d’une nouvelle « architecture sociale »

Latif Lahlou dans son bureau à Casa (photo bakrim, 2014)

Votre observation est fort pertinente  et reflète avec justesse mon propos. C’est vrai que depuis mon adolescence je rêve d’une société juste qui respecte la dignité de l’individu et qui glorifie l’humanisme que chacun de nous porte profondément  dans son fort intérieur…
La cité verte de mon architecte, ancien militant de gauche est une utopie : c’est vrai c’est un rêve magnifique auquel on voudrait tous croire et qui pourrait arriver un jour sous une forme ou une autre – qui sait- ?
Notre personnage, - était prêt à faire des concessions – douloureuses certes mais  utiles lui semble –t-il, pour concrétiser son projet mais…la réalité est autre et les affaires sont les affaires…Il faudra qu’il trouve d’autres moyens…
Regardons autour de nous…Nous vivons tous cette réalité cruelle et le film ne fait que relater – à ma façon – cette réalité.
Le film offre une image dure des politiques, ceux issus de la gauche notamment ?
Beaucoup de nos politiciens ont été militants de gauche durant leur jeunesse et maintenant ils s’inscrivent  dans des courants  du libéralisme  et de conservatisme politique et culturel.
Est – ce à dire que le romantisme progressiste n’existe qu’à 20 ans et que pour passer à ce qu’on appelle l’âge de raison, il faut revenir en arrière et adopter une position passéiste  et rétrograde ? Je ne veux pas m’inscrire dans ce courant  et continue avec la relalitivisation et la  retenue nécessaires à être convaincu que l’avenir de l’humanité réside dans le progrès des idées modernes tournées vers le futur.
C’est vrai que beaucoup d’intellectuels de gauche ont déçu par ce qu’ils se sont bien embourgeoisés  et se sont enfermés dans l’opportunisme politique et l’arrivisme – tous aujourd’hui professent une idéologie progressiste chargée d’humanisme politique lorsqu’ils parlent en leur « nom personnel » mais dès qu’il s’agit d’attitude ou de position publique décisionnaire, leur discours change, devient plus conformiste et son contenu se dilue dans le sable….
Encore une fois, regardons autour de nous…il n’y a qu’opportunisme, arrivisme et égocentrisme – cela ne peut que décevoir…
Younes Mégri et Hamid Basket incarnent avec beaucoup de justesse les deux rôles antagoniques auxquels renvoient leurs personnages : d’un côté un idéaliste, de l’autre un pragmatique, sinon arriviste. Comment vous aves mené le travail avec vos comédiens dont la palette est très large avec de nouveaux visages notamment ?

Le travail avec les comédiens est fascinant parce que pour moi c’est le moment de concrétiser l’idée que je me faisais des personnages. J’aime travailler avec les professionnels parce qu’ils comprennent vite le sens que je veux donner aux personnages.
J’essaie toujours de travailler de la même manière en essayant d’insuffler à l’actrice ou à l’acteur la personnalité complexe du personnage à interpréter  en lui décrivant le passé du personnage depuis sa naissance, son enfance, sa formation et surtout le milieu social dans lequel il a évolué et les faits saillants qui ont marqué son éducation et sa formation ; ensuite, j’essaie de décrire le présent du personnage en évoquant ses préoccupations, ses ambitions, ses espoirs, ses déceptions et les contraintes qu’il subit même s’il  se croit au-dessus de tout : le contour du personnage donne à l’acteur un très large spectre de création et avec ses apports personnels, ensemble nous faisons vivre un personnage : c’est comme ça que j’ai travaillé avec Younés Mégri et Hamid Basquet qui sont de grands acteurs : ils ont parfaitement compris la psychologie des personnages, chacun en ce qui le concerne, et le travail a porté ses fruits : vous avez des personnages bien vivants, que vous rencontrez toujours autour de vous et je suis persuadé que quelques spectateurs  reconnaitront les personnages réels déjà rencontrés dans la vie courante.
Il en a été de même avec les autres actrices et acteurs qui ont participé au film.
Pour les rôles principaux, je n’ai fait appel qu’à des professionnels à part entière à l’exception de Sanae El Aji qui avait commencé une carrière d’actrice qu’elle avait mis en veilleuse un temps pour entreprendre un travail de recherche universitaire qu’elle va bientôt présenter au public…Je lui ai demandé d’interpréter  un personnage très proche de sa propre psychologie et qu’elle connait parfaitement par ce qu’elle maitrise d’une manière exceptionnelle une distanciation vis-à-vis d’elle-même qui lui permet de dominer parfaitement le personnage du film.

La progression dramatique est portée par un travail plastique au niveau de l’image ; les lumières notamment, couleurs et les décors participent à la création d’un espace feutré qui en dit long sur  ceux qui l’occupent ?
L’idée du film était de « traquer » quelques couples d’une bourgeoisie citadine, j’essaie de présenter une micro-société dans quelques une de ses facettes : partant de là, il fallait une immersion quasi-totale dans la société bourgeoise  de Casa et pour cela, il fallait des décors réels qui représentent leur lieu habituel de vie en famille ou en société. J’ai cherché une adéquation entre ce que je voulais dire et la façon dont je le dis – c’est le travail du réalisateur.
J’ai opté pour une écriture sobre, limpide reflétant directement la psychologie de mes personnages : vivre et laisser vivre….
Evidement ce choix a nécessité une adéquation esthétique pour retrouver une harmonie dans les décors, les couleurs, les lumières qui correspondent aux personnages qui ponctuent ces récits croisés.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim
(Casablanca, mai 1014)

Latif Lahlou et Bakrim à  Cannes (mai 2005)
                         






Aucun commentaire:

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...