vendredi 18 décembre 2020

Adieu Nour Eddine Saïl

 


Le premier maître

·         Mohammed Bakrim




Sail à Cannes avec Gilles Jacob 


« Il avait l’intelligence de Godard et l’humour de Woody Allen… »

Il était l’homme des défis et des challenges. Suffit-il de rappeler dans cette urgence qu’il est l’auteur d’un roman, L’ombre du chroniqueur (1990),  où il avait réussi la prouesse de rédiger un texte, de près  deux cents pages, sans recourir à la lettre « a ». Oui, c’est bien lui qu’on vient de perdre, Monsieur Nour Eddine  Saïl ; l’homme aux multiples talents, intellectuel au sens noble du mot. Toute une vie engagée au service du cinéma, sa passion qui a fait de lui l’une des références majeures de la cinéphilie à dimension internationale. Philosophe (il enseigne Kant dans des universités internationales), cinéphile, professionnel du cinéma (critique, auteur de scénario, producteur), homme de la télévision et théoricien de l’audiovisuel. Cet homme de toutes les batailles culturelles, vient de perdre son ultime combat contre le vilain virus. Qu’il repose en paix. Le repos du guerrier.

On ne peut réduire son apport à une seule dimension. Des ciné-clubs au festival international de Marrakech en passant par ses émissions de radio, sa contribution à tvm, son rôle à Canal plus Horizons, son apport à la tête de 2M ou du CCM, Nour Eddine Saïl a marqué définitivement le paysage ausiovisuel et culturel de notre pays.  Il est tout simplement pour la génération, la mienne, qui est arrivée à l’université au début des années 1970, le premier maître. A l’image justement du héros du film Le premier maître d’Andrei Konchalovski (1955), un film phare du cinéma soviétique que Saïl nous a fait découvrir grâce à la dynalique qu’il avait instairé à la tête de la fédération des ciné-clubs des seventies notamment…

Les années 1970 qui resteront gravées en lettres/images indélébiles dans la mémoire des cinéphiles marocains. Le cinéma était non seulement vécu comme la pratique culturelle domainante chez les nouvelles élites urbaines (52 salles de cinéma dans la seule ville de Casablanaca) mais il était aussi le lieu ou plutôt le champ d’expression et de production d’un discours critique inédit puisant dans les acquis des sciences huamaines et dans le paradigme d’analyse produit par l’idéologie en vogue à l’poque, celle du marxime. Le  cinéma était une composante essentielle du champ culturel en tant que référence intellectuelle moderniste dans la mesure où la production locale proprement dite n’arrivait pas encore à s’imposer au sein du marché de circultation des objets symboliques…L’appartenance au cinéma signifiant l’adhésion à un projet qui s’inscrivait dans la modernité en symbiose avec un projet plus global. Disons celui de la gauche.

Une figure intellectuelle va très vite s’imposer comme emblème de cette période, c’est Nour Eddine Saïl. Il en était l’incarnation de par sa formation et ses engagements multiples. Il avait les outils qui en font l’homme de son temps ; philosophe nourri de Spinoza, Nietzche et Bergson ; marxiste, plutôt dans sa version du matérialisme dialectique que dogmatique ou mécanique ; tout cela porté par un riche background de culture arabo-islamique. Cinéphile, fin connaisseur du cinéma mondial, très tôt il était inscrit dans un vaste réseau international avec de fortes amitiés parmi les grands noms du cinéma mondial. En septembre 1970 il lance une revue au titre significatif : Cinéma 3.  Dans ses trois numéros on retrouve de grandes signatures (Alain Bergala,Guy Hennebelle…), des interviews avec des cinéastes d’Afrique, du monde arabe, et d’Amérique latine ; des textes de théorie (une célèbre contribution de Hamid Bennani sur psychanalyse et cinéma)…Le sommaire du premier numéro de « Cinéma 3» est une indication majeure : il y a un dossier sur le cinéma cubain ; un entretien avec Jean Rouch; le fonctionnement du sens dans le cinéma moderne ; évolution de recherches cinématographiques; filmographie palestinienne…Une information sur un tournage marocain, celui du film «Les enfants du Haouz » de (feu) Driss Karim.

Son terrain de prédilection sera principalement le ciné-club. « Les ciné-clubs étaient jusque-là contrôlés par des coopérants français dont l’intérêt pour le cinéma national était minimal, et organisés dans une « Fédération marocaine des ciné-clubs ». De retour de Beyrouth où il avait enseigné comme cadre de l’UNESCO et où il avait surtout côtoyé les militants palestiniens pratiquement dans le feu de l’action, il met en pratique ce qui constitue désormais sa raison d’être : « Très vite j’ai eu la conviction que le changement ne pouvait se faire qu’à travers l’action culturelle. Je le pense toujours ». C’est ainsi  qu’à son initiative en 1973 (mars), la FMCC est « marocanisée » et devient la « Fédération nationale des ciné-clubs du Maroc », la plus puissante d’Afrique. Elle parvient à fédérer plus de 40 000 adhérents (on s’amusait alors à dire que ce fut le plus grand « parti politique du Maroc ») ; portant les films souvent inédits et absents du circuit commercial dans les contrées les plus éloignées du pays.   N. Saïl en sera le  président pendant 10 ans. Une présidence qui a permis de réaliser d’énormes acquis. Grâce à son réseau international, la FNCCM pouvait avoir des films provenant de la cinémathèque d’Alger, l’une des plus dynamiques à l’époque ou de Paris grâce au soutien des Cahiers du cinéma qui n’hésitaient pas à envoyer leurs collaborateurs les plus prestigieux (cinéastes et critiques) pour animer des débats à Tanger, Meknès, ou Khouribga . C’était un levier puissant” reconnaît-il.  Nous passions les classiques du cinéma soviétique. Nous avons fait découvrir le très riche cinéma sud-américain aux Marocains.  Nous leur avons montré une autre facette du cinéma égyptien avec les films de Youssef Chahine. Mais jamais personne n’a osé m’interdire de dire tout ce que le cinéma mondial devait à John Ford ».

N. Saïl va être également l’initiateur d’une pratique qui va marquer l’histoire de la cinéphilie marocaine à savoir celle des pages « Cinéma » dans les grands quotidiens nationaux. Il avait ouvert la voie avec sa page hebdomadaire du quotidien « Maghreb-Informations », proche de la puissante centrale syndicale l’Union marocaine du travail (UMT) ; une page d’une grande teneur intellectuelle : je me souviens ainsi d’une célèbre interview de Godard sur trois numéros ; une lettre ouverte à Pasolini et surtout une ligne éditoriale bien pensée et bien fondée théoriquement pour défendre « le droit à l’existence d’un cinéma marocain et dénoncer sans ménagement les manœuvres mercantilistes et bassement « cinépicières » des distributeurs de films et des propriétaires de salles ».

L’autre événement cinéphilique qui marque la décennie est la création  des Rencontres des cinémas africains de Khouribga en mars 1977. L’alter ego de Carthage et d’Ouagadougou. Ce sera le premier festival de cinéma d’envergure internationale qui est organisé au Maroc (je ne tiens pas compte ici de l’éphémère festival du cinéma méditerranéen lancé par le ministre de l’information en 1968 et 1969 qui n’a pas eu de suite). Le festival   va connaître un franc succès malgré son destin qui demeure aléatoire. Il reste le festival le plus prisé des cinéphiles marocains et jouit d’une immense estime à travers le continent.  “À Khouribga, nous étions censés porter le cinéma à un public d’ouvriers. Nous n’avons pas rencontré d’ouvriers, mais nous avons tout de suite été reçus par la population mélangée de la ville, très fière d’accueillir un festival cinéphilique de qualité. Pas de paillettes ni de tapis rouge, mais des débats passionnés qui duraient jusqu’à pas d’heure, pour chacun des films projetés, comme c’est d’ailleurs toujours le cas » rappelle-t-il. Il faut juste préciser que ces débats cinéphiliques et ses séances de minuit sont animés par Nour Eddine Saïl lui-même.

Cet immense bagage culturel fera de lui la personnalité idoine quand il s’agit de donner une nouvelle dynamique à la télévision ou au cinéma. On fera appel à lui quand la Tvm tenta une ouverture au début des années 1980 ou quand il vint à la rescousse de 2M au début des années 2000 ou encore au CCM en 2003. Au festival international du film de Marrakech, il joua un rôle primordial pour défendre le cinéma marocain et globalement pour pousser dans le sens d’une diversité cinéphilique du festival. Bref, Il faut plus qu’un article de circonstances pour décrire cet acquis immense, ce dévouement sans faille pour le cinéma, pour son pays, pour ses proches et ses amis.

 Pour le définir ou plutôt tenter d’approcher son profil, j’aime souvent dire à mes amis « Saïl ? C’est l’intelligence de Godard et l’humour de Woody Allen ! »


 

 

 

lundi 15 juin 2020

Da 5 bloods: frères de sang de Spike Lee



Le cinéaste noir de la fracture américaine




Est-ce un fait dû au hasard ou c’est un coup de marketing bien calculé ? La plateforme Netflix  a programmé, en effet,  la diffusion du nouveau film de Spike Lee, Da 5 bloods : frères de sang en pleine effervescence anti-raciale et contre les violences policières qui secoue les Etats-unis. Le film traite du Viêtnam, cette fois du point de vue des Afro-américains. Il est, donc, en parfaite congruence avec la thématique de ce soulèvement historique qui rend à l’Amérique un peu de son honneur bafoué par des pratiques d’un autre temps. Certes, le film de Spike Lee relève bien d’une variante de divertissement, dans le style développé par la célèbre plateforme mais ce faisant à partir d’un sujet grave, celui du destin de soldats afro-américains envoyés au Viêtnam , donnant ainsi à l’actualité un autre éclairage, en l’inscrivant dans une perspective qui montre bien que le racisme et  les violences policières ont une histoire. L’intrigue est passionnante à plus d’un titre. Elle conjugue une dimension « action » liée au film de guerre et une dimension humaine très forte et qui finit par donner au film sa vraie valeur ajoutée. Il s’agit de quatre anciens vétérans de la guerre du Viêtnam qui se retrouvent plusieurs décennies après la fin du conflit et la défaite humiliante des Etats-unis pour revenir là-bas. Avec un double objectif ; retrouver et rapatrier le corps de leur chef de section, le très charismatique Norman. Avec lui, ils avaient formé une fratrie forgée dans les dures conditions de la guerre et Norman les avait tous marqués par ses qualités de chef mais aussi par sa vision lucide de la vie et de leurs conditions de noirs. L’autre objectif est plus trivial, celui de récupérer un immense trésor formé de lingots d’or qu’ils avaient trouvé dans la jungle et qu’ils avaient enterré pour tout simplement se l’approprier. Les deux objectifs vont finir par fonctionner comme révélateurs de leurs angoisses, de leur traumatisme car en rentrant chez eux la première fois, ils ont continué à porté quelque chose du Vietnam. Non seulement ils avaient perdu un frère mais quelque chose en eux était définitivement cassé pour toujours. Du coup, cette décision de revenir sur le lieu de leur drame se présente comme une catharsis mais au prix fort. A un certain moment dans leur récit on les voit écouter la radio nord vietnamienne qui contribue à leur ouvrir les yeux sur la nature du conflit. Avec des chiffres à l’appui, elle leur rappelle leur double statut de victime ; victime de la guerre mais surtout victime d’un système ségrégationniste : les Noirs représentent à peine 11% de la population des Etats-unis et les soldats noirs sont plus de 32% du contingent de l’armée américaine au Viêtnam ! Cela me rappelle une définition de la guerre du Viêt Nam par l’un des personnages du romancier R. J. Ellory : le Viêtnam ? Ce sont des noirs qui vont tuer des jaunes au bénéfice des blancs qui ont pris leur terre à des rouges !
Le film de Spike Lee est un exercice de montage qui joue sur la temporalité  notamment dans ses images de références. Le film s’ouvre sur une séquence d’archives qui restitue au film son historicité ; des images de violences policières avec des figures emblématiques de la prise de conscience noire : Martin Luther King, Malcolm X, Angela Davis, Black power et la célèbre image du poing levé sur le podium des jeux olympiques de 1968 …


et surtout avec des extraits de la célèbre déclaration  de Mohamed Ali annonçant son refus d’aller combattre au Viêtnam : « Ma conscience ne me laissera pas aller tuer mes frères ou des pauvres gens affamés dans la boue pour la grande et puissante Amérique. Les tuer pourquoi ? Ils ne m’ont jamais appelé « négro » ; ils ne m’ont jamais lynché ; ils n’ont jamais lâché leurs chiens sur moi ;  ils ne m’ont volé ma nationalité, violé et tué ma mère et mon père…les tuer pourquoi ? »

mardi 26 mai 2020

Dalila Ennadre



L’engagement documentaire






Elle est partie dans la discrétion, dans le silence du confinement. La réalisatrice marocaine Dalila Ennadre est décédée, en effet, le 14 mai 2020 à Paris. On la savait malade, elle menait depuis quelques temps déjà un héroïque combat contre un vilain cancer ; « contre un cancer révélé en janvier 2018, que les médecins attribuent à une probable exposition à l’amiante dans sa jeunesse », explique la famille de la défunte. Née à Casablanca en 1966, Dalila est issue d’une famille d’artiste, son frère Touhami Ennadre est un photographe mondialement connu, célèbre notamment pour ses portraits des mains, en noir et blanc. Elle a ensuite rejoint la France. Elle se passionne pour le cinéma et pour ce faire, voyage beaucoup dans le cadre de la production  de films institutionnels. Elle apprend le métier en le pratiquant quasiment à tous les postes, de la production au montage. Elle est même passée devant la caméra pour le rôle d’une mère dans le beau film de Brahim Fritah, Chronique d’une cour  de récré (2012).
En 1987, elle réalise son premier film, un documentaire, Par la grâce d’Allah qui ouvre la voie à une riche filmographie comptant près d’une dizaine de films. Avec des titres emblématiques où se décline sa démarche de cinéaste engagée pour la cause des femmes notamment : Elbatalette, femmes de la médina (2001) ; Fatma, une héroïne sans gloire (2004) ; Je voudrais vous raconter (2005) ; J’ai tant aimé (2008) ; Des murs et des hommes (2014).
  Jusqu’à son dernier souffle, elle est restée fidèle à ce qui a fait sa raison d’être, ce qui a donné sens à sa vie : le cinéma et le documentaire en particulier. En 2018, elle était venue, à la commission de l’avabce sur recettes, en compagnie de la productrice marocaine,  Lamia Chraibi défendre son nouveau et désormais ultime projet, Jean Genet, notre père des fleurs. Les deux professionnelles étaient magnifiques et brillantes ; ma voisine me chuchota à l’oreille : « elles sont belles et on ne se lasse pas de les écouter ». Dalila était déjà atteinte mais était d’une grande sérénité et d’une grande lucidité. Le débat était de haute facture. Le projet partait d’une idée originale, celle d’aborder le destin du célèbre auteur à partir de sa tombe au cimetière de Larache. Après un échange fructueux, je lui avais promis de faire un détour du côté de Larache et d’aller saluer la mémoire du défunt. Effectivement, lors d’un voyage au nord du Maroc quelques semaines après, j’ai fait un décrochage du côté du cimetière espagnol, sur un site splendide surplombant l’océan atlantique. Combien ma surprise fut grande  quand  j’ai fait la connaissance de la jeune femme qui s’occupe des lieux et qui m’a conduit vers la tombe de Jean Genet, avec tout près la tombe de son ami l’écrivain espagnol de Marrakech Juan Goytisolo. Après la lecture de la Fatiha, j’ai dit à la jeune femme sympathique (elle m’a pris des photos en souvenir de la visite) qu’il y a une amie cinéaste qui prépare un film sur Jean Genet ; «  ah oui bien sûr c’est Dalila » ajoutant les larmes aux yeux, « je l’ai appelée au téléphone ; elle a subi la semaine dernière une opération chirurgicale ». C’est le meilleur hommage à Dalila Ennadre ; le rapport aux gens qu’elle côtoie génère des l’émotion qui reste indélébile.  Ce projet écrit avec passion était en phase finale de post-production. La productrice du film m’a assuré qu’elle fera tout son possible pour le voir finalisé et abouti. C’est une femme qui honore ses engagements. Jean Genet reviendra sous le regard de Dalila Ennadre avec le soutien de Lamia Chraibi.
Pour Dalila Ennadre, il ne s’agit pas de filmer pour répondre à une commande.  C’est un auteur qui s’engage dans la réécriture du monde pour donner forme à une idée. Le documentaire qu’elle travaille avec empathie, portant un point de vue, témoignant sur son époque, loin de tout exotisme, aux antipodes d’une esthétique à la carte postale. Dans ses films, la primauté est donnée aux hommes et aux femmes face à leur destinée. Puisant dans des sujets sociétaux, elle refuse le voyeurisme, privilégiant la posture d’écoute. Son film, J’ai tant aimé, en est une parfaite démonstration. Le sujet relève après coup d’une déconstruction de l’imagerie coloniale. En abordant l’histoire de Fadma, engagée par les autorités coloniales comme travailleuse de sexe au service des militaires français  dans leur guerre impérialiste en Indochine, Dalila Ennadre lève le voile sur une des pratiques les plus scandaleuses d’un empire colonial sur le déclin. Dalila Ennadre, pour rapporter cette histoire, est allée chez Fadma au cœur du Moyen Atlas marocain. Elle l’a écoutée, elle l’a filmée dans son environnement naturel, au milieu des champs et des arbres ; un milieu d’où elle a été arrachée pour être embarquer dans une guerre au bout du monde. Elle a filmé son corps (Un corps aux tatouages ancestraux mais portant les stigmates d’une autre violence) ; ses gestes, ses silences, ses éclats de rire…Filmés avec empathie,  avec une caméra pudique qui prend ses distances sans inflation de mouvements ni de gros plans excessifs. Deux scènes me semblent emblématiques de cette démarche. La scène du thé en ouverture : la caméra est là comme un personnage qui regarde les préparatifs du thé. La mise en scène sobre et discrète met en place l’ambiance, instaure ce qui sera le rythme du film ou si j’ose dire, sa ligne éditoriale : prendre son temps pour écouter l’histoire de cette femme dans sa rencontre fracassante avec la grande histoire. L’autre scène est située dans les parages des cascades d’Ouzoud. On retrouve Fadma au milieu des marches qui permettent d’escalader la colline qui mène aux chutes d’eau ; les promeneurs de dimanche montent les marches alors que Fadma est assise en mendiante, attendant l’aumône. Un contraste saisissant d’une grande éloquence : d’un côté le mouvement d’une histoire en cours, celle de ces gens qui s’en vont et de l’autre le statisme d’une histoire finie, celle de Fadma qui reste enfermée dans ses souvenirs et de son récit extraordinaire ; notamment quand elle raconte son voyage en hélicoptère, blessée dans les tranchée, elle a été évacuée vers l’hôpital. Cela ne l’a pas empêchée de demander au militaire français de lui permettre de s’approcher du hublot pour voir le monde d’en haut.   Tout le personnage est là : ce désir d’embrasser le monde.
Le film n’est pas une clôture. Fadma assoiffée d’amour ne regrette rien. Certes, elle aurait aimé avoir pu garder des documents pour réclamer réparation aux autorités françaises pour bénéficier du statut d’ancienne combattante. Mais ses vicissitudes avec les hommes en ont décidé autrement (l’une de ses connaissance éphémères lui a brûlé ses papiers). Cependant l’espoir est là avec la présence de l’un de ces deux enfants adoptifs Azzedine dont le regard azur est prometteur.

jeudi 14 mai 2020

Une victoire pour le documentaire





« Le reportage montre, le documentaire démontre »

Les organisateurs du festival national du film, qui se termine ce  7 mars à Tanger, ont  introduit une nouvelle donne majeure qui pourrait faire de cette édition du FNF une page historique dans l’évolution du cinéma marocain. Il s’agit de l’instauration d’une section propre au documentaire. Cette 21ème confirme en effet que désormais le film documentaire aura sa propre compétition,  un jury qui lui est spécifiquement dédié et à la clé deux prix pour couronner le palmarès, à savoir un grand prix et le prix spécial du jury. C’est une bonne nouvelle à la fois pour le documentaire et pour le festival lui-même.
Pour le documentaire d’abord qui était cantonné jusqu’ici dans une logique de quota, lui réservant deux places au sein de la compétition officielle. Une sorte de strapontin qui n’a pas empêché quand même un « documentaire », lors de l’édition 2019, de décrocher le grand prix du festival au grand dam des films de fiction pourtant majoritaires grâce à cette règle de quota ridicule. Et pour le festival lui-même qui gagne, avec ce changement, en professionnalisme, en diversité et une programmation plus variée puisque la compétition du documentaire n’est pas insérée dans un créneau libéré par la fiction mais occupera son propre espace dans l’agenda du festival, parallèlement aux autres activités. Ce qui amènera un festivalier sérieux, chaque matin, à faire un choix comme dans un grand festival qui se respecte. Une certaine pratique a généré une aristocratie des festivals qui monopolise la présence (être invité au festival est perçu comme un droit acquis au détriment des jeunes cinéphiles) et qui bloque toute velléité de changement sous prétexte de ne pas bousculer la tradition ; en fait, une certaine paresse qui a fini par provoquer une certaine sclérose intellectuelle. Aujourd’hui, le festival et ses invités entrent dans une nouvelle dynamique.
Cette réhabilitation sous forme de reconnaissance devrait être maintenant menée jusqu’au bout, notamment avec la nécessaire révision du texte de l’avance sur recettes qui limite les choix de la commission à deux documentaires par an. Je propose par exemple d’ajouter une quatrième session, au lieu de trois par an actuellement, qui serait exclusivement dédiée aux premières œuvres et aux documentaires. L’idéal bien sûr serait de supprimer carrément cette catégorisation et d’ouvrir la participation aux œuvres cinématographiques nonobstant leur inscription institutionnelle dans tel ou tel genre. L’avantage de l’initiative du CCM est de lancer le débat.
Certes, le documentaire et le festival national, c’est déjà une longue histoire. Je rappelle que lors de la première édition du FNF (Rabat, du 9 au 16 octobre 1982), la compétition officielle était ouverte aux différents genres et formats, avec d’ailleurs une présence  de documentaire de qualité (Transe de Ahmed Maanouni ;  Maarouf n’tamajlocht de Hamid Bensaid et Paul Pascon). En 1998, lors de la 5ème édition, un docu-fiction va faire sensation, Dans la maison de mon père de Fatima Jebli Ouazzani, qui décrochera le grand prix. En 2008, l’excellent Nos lieux interdits de Laila Kilani remportera le prix du Cinquantenaire du cinéma marocain. En 2011, Fragments de Hakim Belabbès était reparti, auréolé du grand prix du festival, largement mérité.
 L’idée dominante, pertinente par ailleurs, était de considérer le documentaire non pas comme un genre périphérique mais comme un film cinématographique. La distinction étant par ailleurs, d’un point de vue théorique, quasi artificielle. Pour Godard tout film est documentaire : il a raison, tout film est un document sur son époque, mais aussi un document sur les conditions de son tournage. Pour Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma, tout film est fiction.
Un rappel pour souligner de notre part que le documentaire ne peut être enfermé dans des considérations strictement institutionnelles. Le documentaire qui a pour objet de réécrire le monde, contrairement au reportage qui rapporte,  est porteur d’enjeux esthétiques, éthiques voire politiques. Depuis la mainmise de la télévision sur le marché des images et l’arrivée du numérique, le documentaire est au cœur d’un questionnement stratégique. Si nous réaffirmons que la patrie originelle du documentaire demeure le cinéma, nous constatons hélas que ce genre fondateur  subit un formatage en règle. Ce n’est pas sans raison que l’on présente de plus en plus le documentaire comme un espace de résistance face à la pression de la société du spectacle et du consumérisme. Au moment où le cinéma de fiction s’essouffle face à la complexité du monde et se réfugie dans une surenchère d’effets spéciaux et de super héros, le documentaire offre un lieu de rafraichissement du regard. De donner à voir le monde autrement.
L’expérience marocaine en la matière est éclairante ; elle dit aussi la crise du cinéma documentaire. Nous assistons à une inflation de discours, de manifestations et de rencontres sur le documentaire au moment même où celui-ci est bafoué dans ses règles élémentaires. C’est ainsi qu’un long reportage porté par une grammaire de télévision s’est vu consacré comme meilleur film de cinéma en 2019.  

mercredi 15 avril 2020

les chiffres 2019 du cinéma


Cinéma : Brahim Chkiri bat Joker !
La tradition est respectée ; le CCM est fidèle à son rendez-vous annuel, en marge du festival national du cinéma, en présentant les chiffres du cinéma marocain pour l’année 2019. L’exercice est maintenant parfaitement rodé et fait désormais partie du rituel inhérent au festival. Le document (version numérique disponible sur le site du CCM) est une mine d’informations. C’est aussi un formidable outil de travail à la disposition des chercheurs, des observateurs de la chose cinématographique. Pour la profession c’est un moment de jeter un coup d’œil  au rétroviseur pour connaître, savoir ou tout simplement découvrir ce bilan « de santé ». Pour le cinéphile, le critique de cinéma, le journaliste professionnel …ce sont des données chiffrées officielles qui permettent de juger sur pièce, et de bâtir une analyse, non pas sur des impressions, des rumeurs mais sur une véritable radioscopie du champ cinématographique marocain. D’autant plus qu’avec l’accumulation des données, une année après l’autre, des perspectives se dessinent propices à des lectures au-delà de l’instantané vers une vision sur la longue durée.
Comment se présente alors l’année 2019 ? On a le choix d’aller dans le sens de la moitié vide ou pleine du verre. L’organisation du document en rubriques autonomes permet néanmoins plusieurs options. On peut ainsi ouvrir un focus sur ce qui constitue l’épine   dorsale d’un marché de cinéma, l’exploitation. Les chiffres des entrées demeurent très modestes mais on constate pour l’année écoulée un léger frémissement positif avec une augmentation sensible passant de 1.562.350 pour 2018 à 1.883.425 enregistrant des recettes guichet de l’ordre de près de 93 millions de dirhams. Plus de 300 mille spectateurs de gagnés, c’est une bonne nouvelle dans un paysage habitué aux indicateurs négatifs. Pour le directeur du CCM, cette amélioration s’explique en partie par l’ouverture de nouvelles salles. De nouvelles formules ont vu en effet le jour, notamment à Rabat. Des formules qui ont dynamisé un parc marqué par une certaine léthargie due aussi bien à l’absence d’une politique gouvernementale volontariste dans le domaine et aussi par les mutations que connaît le marché de la circulation des images avec un nouveau public aux mœurs post-salle de cinéma. Je rappelle mon hypothèse en la matière : nous sommes passés de la situation où il n’y avait plus de public parce qu’il n’y avait pas de salles de cinéma à la situation où il n’y a plus de salles de cinéma parce qu’il n’y a plus de public. A moins bien sûr de multiplier les formules et de varier l’offre pour séduire un public volatile, formaté par le flux visuel ininterrompu, dont le degré d’attention autour d’une image mobile ne dépasse pas les 9 secondes !
Quels sont alors les films qui ont bénéficié de ce léger frémissement positif ? On peut dire  que les années passent et se ressemblent : c’est encore une fois une comédie marocaine qui arrive en tête du top trente. Il s’agit de Massoud, Saida et  Saadane de Brahim Chkiri (désormais un habitué du box office) qui a réussi à drainer près de 170 000 spectateurs. Il arrive ainsi à battre, de justesse, Joker, le phénomène cinématographique de 2019.
 Plus révélateur encore, sur les trente premiers films du box office  on note la présence de  cinq autres « comédies » marocaines avec des fortunes diverses : Taxi bied, deuxième film marocain, sixième au box office total, ne réalise que le tiers des entrées du film de Chkiri !
Le premier film « d’auteur » à faire son apparition au box office est Nomades d’Olivier Coussemacq avec à peine 10 mille entrées. Un déséquilibre radical qui confirme notre analyse initiale sur la disparition du cinéma du centre, le fameux réalisme mélodramatique du « groupe de Casablanca ».
D’autres chiffres sont encore plus révélateurs de l’état dérisoire de la cinéphilie dans un pays qui compte plus de 60 festivals de cinéma ; car normalement le rôle d’un festival est de former un public pour un cinéma, un cinéma différent surtout. C’est ainsi que La guérisseuse, film qui a triomphé en mars 2019 au festival national du film a été vu par 1853 spectateurs. Quant à Adam, auréolé de plusieurs prix internationaux avec   une participation à Cannes, un sujet sociétal d’actualité, sorti en août, il n’a enregistré que 109 entrées. Dans ce tableau chaotique, je salue les 6 mille spectateurs, quand même,  qui sont allées voir un film fort, à la démarche particulière, De sable et de feu de Souheil Benbarka.  

confinement


Lire, voir, écouter…méditer
Le confinement renvoie à première vue à une situation statique synonyme notamment d’inactivité. Mais c’est juste une impression…fausse de surcroit ! En effet le confinement peut se conjugue  dans une série de verbes d’action, les plus pertinents sont : lire, voir, écouter…et, autant que possible se peut, écrire.
Il faut lire. Sur support papier de préférence, se déconnecter des réseaux ; s’émanciper de ce que nous impose l’algorithme. Lire car l’intelligence se développe sans cesse par la variété du menu que nous lui servons. Elle risque la sclérose si elle n’est servie que des mêmes ingrédients…les réseaux dits « sociaux » par exemple. Il faut lui proposer un programme généreux : lire, voir, somnoler, contempler, fixer le vide…bref être curieux. Sauf qu’en plus, la lecture revêt de plus en plus une dimension stratégique et relève de mesure de salubrité publique
Il faut en effet transformer toute opportunité conjoncturelle, par exemple le confinement aujourd’hui, le ramadan demain inchallah,   en une occasion historique pour lire, voir, écouter…pour interroger les principaux paradigmes de la pensée ou du moins les concepts véhiculés par le discours quotidien et qui meublent l’horizon de l’action sans grande conviction. Des concepts dont la pertinence de  l’usage est inversement proportionnelle au sens que chacun lui prête. Une forte visibilité sans grande lisibilité. Donnant alors souvent l’impression d’une coquille vide qui renvoie à un désir d’évacuer le débat d’un contenu réel.
Cette stratégie n’exclut pas le plaisir, il en est même, si j’ose dire, le carburant. Le plaisir de prendre un livre entre les mains ou celui de voir le générique de début qui ouvre un film…deux moments qui instaurent un horizon d’attente ouvert sur le rêve, l’imagination et la réflexion.
Quel programme alors s’offrir ? Je défends l’idée de la variété et de l’éclectisme. De l’ouverture et de l’altérite. Pour les films comme pour les livres et la musique j’alterne en ce moment les genres, les formes, la langue d’expression. Polar, essai, fiction, documentaire…comédie, western, thriller…musique classique, populaire.
Côté roman policier, je reste fidèle à mon auteur préféré, Michael Connely, le plus grand auteur de polar non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde.  Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, rattrapez vite ce retard en commençant par son chef d’œuvre, Le Poète. Pour ma part j’en suis à un huitième roman de sa riche production. Il s’agit de Une ville en feu où l’intrigue, toujours efficace s’inscrit, dans le contexte des émeutes qui avaient mis Los Angeles à feu et à sans au début des années 1990.
Le polar côtoie sur ma table Les mémoires de feu Abderrahim Bouabid, « Témoignages et réflexions ». Un premier volume couvrant la période 1944- 1961 comportant une première partie avec le regard de cet acteur majeur de la vie politique marocaine contemporaine et une partie proposant des documents historiques (notes, rapports, déclarations de leaders…) venant étayer et illustrer les propos de Maître Bouabid. Avec notamment le récit palpitant de l’épisode crucial de la gestion de la fin du protectorat et le retour de feu Mohammed V.  Une plongée dans les méandres de pratiques politiciennes, chargées de malentendus, d’ambigüités et de manipulations qui marqueront à jamais le devenir du pays.
Un autre livre de souvenirs,  Une vie de cinéma de Michel Ciment, célèbre critique de cinéma français et directeur de la revue Positif. Cinéma toujours avec une excellente monographie d’un cinéaste américain controversé «  Elia Kazan ou la confusion des sentiments (ouvrage collectif). Auteur au sens plein du mot mais dont la carrière a été longtemps entachée par l’épisode de son témoignage contre ses amis devant la commission maccarthyste. Encore une fois le débat sur l’homme et son œuvre.   
Côté voir, je vous invite tout simplement à profiter à fond de l’initiative citoyenne du Centre cinématographique marocain qui a mis en ligne une vingtaine de films marocains offrant un large panorama de la variété et de la diversité du cinéma marocain qui va de Abdelah Ferkouss à Tala Hadid. 


Albachado de Hassan Aourid

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