A chacun sa vérité
La dernière édition du festival
national du film (Tanger, 7-15 février 2014) a été l’occasion de vérifier une
hypothèse fondatrice de toute approche théorique du cinéma marocain, à savoir
sa grande diversité. Une diversité qui se traduit au niveau des
générations : des pionniers qui continuent à produire, côtoient des jeunes
avec leur première œuvre. L’exemple le plus illustre étant le pionnier Latif
Lahlou présent à Tanger avec son long métrage, L’anniversaire, et qui fait partie de la première génération
des cinéastes marocains. Mais c’est une diversité qui touche également aux
approches esthétiques et aux contenus thématiques. Beaucoup d’observateurs ont
relevé, entre autres, lors de cette édition, l’omniprésence de la richesse
linguistique du pays dans les dialogues des films. La langue amazighe dans ses
différentes variantes régionales a été le vecteur de communication authentique
de nombreux drames (Tawnza, Graines de grenades, Adios Carmen…). Et d’une
manière inédite, voire pour la première fois dans les annales du festival
national, un film parlant hassani a non seulement été inscrit au programme mais
s’est vu octroyer une des consécrations prestigieuses du palmarès, à savoir Le
prix du jury. Il s’agit du film Aria delma (mauvaise idée en hassani) du jeune
cinéaste Ahmed Baidou. L’originalité du film n’est pas seulement sa dimension
linguistique mais également tout son mode de production. Le tournage, la
production, le casting ont été entièrement réalisés dans nos provinces du sud,
la région de Laâyoune notamment. Le film aborde la thématique de l’émigration
clandestine avec en toile de fond, des relations amoureuses et humaines qui
vont pâtir de certains choix. Mais le film parle plutôt par les images de
l’espace qu’il revisite, par le jeu des comédiens très spécifique et très ancré
dans son environnement socio-culturel.
Le hasard de la programmation a
fait que c’est un autre film, au niveau du court métrage cette fois, ayant pour
thématique la question de nos provinces du sud qui s’est vu décerner le grand
prix du court métrage. Il s’agit de Réglage de Hicham Regragui et de Driss
Gaidi. Si Aria delma s’est démarqué par sa langue et par ses espaces hassanis,
Reglage peut être inscrit dans la jeune histoire de notre cinéma comme la
première fiction mettant en scène des personnages renvoyant à des éléments du
groupuscule séparatiste. On les voit en effet torturer d’une manière atroce un
détenu marocain qui a tenté une évasion. La force du film, au-delà de cette
dimension humaine souvent occultée dans les médias, est dans son traitement qui
fait honneur au jeune cinéma marocain. La qualité de l’image, les trucages et
autres effets spéciaux, le montage, la bande son…des réussites basées sur des travaux
réalisés par de jeunes lauréats des écoles de cinéma et qui sont la première
force du film.
Aria Delma, et Réglage qui
viennent ainsi d’être récompensés à Tanger permettent d’aborder le rapport qu’établit
le cinéma marocain avec la cause nationale numéro un du pays, celle de la
récupération de nos provinces du sud.
On sait que le sujet est
récurrent et revient sous une forme ou une autre dans l’espace public. Certains
officiels, quand ils abordent le cinéma, n’hésitent pas à poser le problème
frontalement en demandant à la profession du cinéma : « pourquoi il
n’y a pas de film sur le Sahara marocain ? ». Les promoteurs du « Livre
blanc sur le cinéma marocain » initié dernièrement par le ministère de la
communication en ont fait un choix stratégique, appelant les scénaristes et les
producteurs à ouvrir davantage la palette des sujets traités. Certains membres
de la commission d’aide au cinéma, dont l’actuel président, ont fait du thème
« le cinéma et les grands sujets nationaux » un véritable leitmotiv.
Un membre de la commission est d’ailleurs un intellectuel originaire du sud
dans un geste du ministère de tutelle visant à « pousser » dans le
sens d’une ouverture vers des sujets ayant trait à l’actualité du pays.
Or, me semble-t-il, le sujet est
trop sérieux pour en faire un enjeu conjoncturel ou le livrer à de la
surenchère démagogique. Il invite aussi à plus de pertinence dans les propos. D’abord,
il n’est pas juste de dire que le sujet est complètement occulté par le cinéma
marocain. Aussi bien pour le court métrage comme pour le long, pour le
documentaire comme pour la fiction, la question nationale a été l’objet,
implicitement ou explicitement, de traitement cinématographique diversifié.
Faut-il rappeler dans ce sens les
documentaires réalisés dans la ferveur patriotique qui a accompagné la marche
verte ; je cite à ce propos le long métrage de feu Mohamed Lotfi, La
marche verte (1975) et le court métrage portant le même titre de Souheil
Benbarka.
Pour la fiction, il ya lieu de
citer le très beau court métrage de Hassan Legzouli, Quand le
soleil fait tomber les moineaux, « l3adrej » (1999), entièrement
tourné dans un village de Moyen Atlas, avec les habitants jouant leur propre
rôle. Beaucoup de jeunes de ce village sont des militaires mobilisés dans la
guerre imposée au pays. L’un des moments forts du film est la scène de
l’arrivée de deux représentants des autorités chargés d’informer une famille de
la mort de ses deux enfants dans la guerre. Le tout filmé avec justesse et
distance qui n’exclut pas l’émotion.
Docu-fiction
Face à la multiplication des
provocations menées par des cinéastes espagnols dont notamment le comédien
international Javier Bardem, devenu pratiquement agent de communication des
séparatiste, la cinéaste marocaine Farida Benlyazid a pris l’initiative
d’écrire le scénario d’un documentaire sur les provinces du sud. Le projet a
bénéficié d’une avance sur recettes et a bénéficié en cours de route de divers
soutien. La production a été prise en charge par le cinéaste Latif Lahlou. A
terme, cela est devenu un docu-fiction, intitulé Frontieras, présenté au
festival national du film en 2013. Il met en scène l’évolution d’une
documentariste espagnole qui débarque à Laayoun avec un certain nombre de
préjugés qui vont tomber à l’eau au fur et à mesure qu’elle découvre la réalité
du terrain. Une réalité exprimée par la richesse de la culture locale et la
profondeur des relations humaines. Farida Benlyazid nous précise à propos de la
genèse du film : « l’idée d’écrire ce scénario m’est venue lors d’un
séjour à Nouakchott où j’ai été invitée pour une semaine de films. J’ai été
d’emblée fascinée par le désert ; j’ai eu tout de suite envie de filmer
ces beaux paysages. Entre temps j’ai vu le documentaire de la journaliste marocaine Soumya Dgoughi sur
l’histoire du Sahara. Et comme je suis tangéroise et hispanophone j’ai eu
l’occasion à plusieurs reprises de suivre le traitement orienté que nos voisins
du nord consacrent à la question du Sahara. Je me suis dit nous aussi nous
devons réagir ! A chacun sa vérité (NDLR : c’est le titre originel du
film). Je me suis mise alors à l’écriture et pour se faire je me suis installée
un certain temps au Sahara et ses principales villes. J’ai appris énormément de
choses et ma fascination a encore augmenté pourr les lieux et notamment pour
les gens… J’espère que mon travail sera
à la hauteur de ce que la réalité dégage ». Le film ne s’enferme pas dans
un genre précis ; ce n’est ni un
documentaire classique puisque « le récit » est porté par des
comédiens : Romania Sanchez dans le rôle de la cinéaste espagnole avec des
comédiens marocains Mohamed Merouazi, Smail Abou Alkanater, Amal Bouftaf…et ce
n’est pas non plus une fiction pure puisque les données historiques, civilisationnelles
et culturelles sont rapportées par des acteurs de la vie réelle sous forme de
témoignages. Le film a le mérite d’ouvrir une voie. Il fera certainement des
émules !
Signalons, dans cette perspective,
que des jeunes cinéastes, Yasmine Alkhayat, Rabii Aljaouhari…ont réalisé des
reportages et des documentaires consacrés notamment au sort des séquestrés
marocains des camps de Tindouf.
Les choses bougent donc, pour le
cinéma, à ce niveau aussi. Il a fallu
que le cinéma marocain arrive à une forme de maturation et de dispositions pour
qu’on lui pose enfin de telles questions relatives à son programme dramatique. Aujourd’hui
c’est un cinéma apte à s’ouvrir sur les sujets qui interpellent l’imaginaire
collectif contemporain de notre société. Il en a fait la preuve. Encore faut-il
que la société fasse preuve d’une telle disponibilité à se voir en miroir, avec
tous les risques inhérents à la représentation de soi : notre public est
habitué à voir l’autre filmer l’autre ; il s’initie peu à peu à découvrir sa
propre image. Je renvoie aux polémiques qui ont accompagné certains films lors
de cette décennie.
Et puis d’un point de vue plus
« culturel », notre cinéma évolue dans un contexte où ni le roman, ni
aucune autre forme de production de l’imaginaire n’ont initié une prise en charge des « récits
fondateurs » qui, selon Jean-François Lyotard, constituent les
ressorts de la modernité. Et en matière de modernité, notre cinéma fait œuvre de pionnier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire