dimanche 25 novembre 2018

le cinéma comme métaphore du monde

Hommage à Jilali Ferhati




Le cinéma comme métaphore du monde




«  Je rêve de réaliser un film complètement muet », cette réflexion de Jilali Ferhati résume en fait toute une conception de cinéma, une manière d’aborder le récit cinématographique avec le souci d’éluder, d’épurer et d’aller à l’essentiel par le seul truchement de la rhétorique de l’image ; des images et de leur combinaison en syntagme expressif.  Un véritable credo auquel Jilali est resté fidèle et qui lui a permis d’occuper une position spécifique dans le paysage cinématographique marocain, maghrébin et africain. On peut rappeler dans ce sens que son premier court métrage Bonjour Madame (1974) est muet et que le personnage principal de son premier long métrage Brèche dans le mur (1978) est un sourd-muet…
Sa filmographie qui compte quatre courts et six longs métrages étalés sur une période allant de 1978 à 2004 offre une variation autour de ce principe de départ : raconter le monde comme une métaphore. Les titres de ces films sont une première indication : Brèche dans le mur, Poupées de roseaux, La Plage des enfants perdus, Chevaux de fortune, Tresses, Mémoire en détention…nous sommes en présence d’un registre qui revendique une certaine poésie. Si nous les abordons selon les normes du schéma de la communication, ces titres renvoient moins à une fonction informative ou référentielle qu’à une fonction poétique et expressive… Le jeu de ses titres refuse un ancrage référentiel immédiat : Poupées de roseaux, Brèche dans le mur, La plage des enfants perdus sont une invitation au voyage dans l’imaginaire individuel et social  avant que la vision du film ne vienne offrir des éléments de stabilisation du sens. Une stabilisation partielle car nous sommes dans un registre de symboles et non d’indices. Sauf à un degré moindre pour Chevaux de fortune et Mémoire en détention, les titres des films de Ferhati n’annoncent aucun programme immédiat et ne donnent aucune entrée explicite pour le récit qui va suivre ; dans son premier film par exemple il n’est question ni de mur ni de brèche au du moins au premier degré.
Jilali Ferhati appartient à la vague des pionniers du cinéma marocain ; si l’on tente une classification à la chinoise, c’est-à-dire en terme de génération, il ferait partie de la deuxième génération, celle qui est  arrivée au cinéma au début des années 70, après la première, celle qui a ouvert la voie dans les années 60. Il est né en 1948 dans une ville amazighe (on ne dit plus berbère), Khémisset, au nord de Rabat, avant de devenir définitivement tangérois d’adoption et d’inspiration. Il fit des études de lettres à Paris et suit des cours d’art. Ferhati a au départ une formation d’acteur. Et en tant que tel il a joué dans beaucoup de films, les siens mais aussi dans des productions internationales, sous la direction entre autres de Robert Wise, Marco Ferreri… ou dans des productions marocaines avec notamment une prestation époustouflante dans  Badis, un film culte des années 80. Lors de ses études parisiennes, en dehors des planches et de la fréquentation des salles obscures, Ferhati ne suivit pas de formation proprement cinématographique. Plus tard il dira que cela fut une chance : « Je considère cela comme une chance parce que je n’ai pas de contraintes, je n’ai jamais appris de règles et mon travail est plus libre ».
En 1978, il réalise son premier long métrage, Brèche dans le mur. Il en écrit lui-même le scénario. Il installe les premiers éléments de ce qui va constituer petit à petit le système Ferhati : une économie de moyens et une recherche d’optimiser les capacités d’expression de l’image. Système qui émerge aussi à travers le casting, le choix de l’espace et surtout dans une touche particulière qui met au centre du dispositif cinématographique l’ambiance plus que l’action. Brèche dans le mur confirme ainsi la tendance « auteuriste » et cinéphile du cinéma marocain mise en place avec Benani (voir Wechma, 1970), Derkaoui (voir De quelques événements sans significations, 1973) et Moumen Smihi (voir Chergui ou le silence violent, 1975). Tendance qui se consolidera pendant cette période avec les apports d’autres cinéastes, tels Bouanani et Maanouni (Directeur de photo sur le premier film de Ferhati). Brèche dans le mur a été un premier essai concluant puisqu’il sera sélectionné  pour Cannes dans la section de la Semaine de la critique.
Cannes sera encore une fois au rendez-vous avec Poupée de roseaux, 1982, cette fois dans la prestigieuse quinzaine des réalisateurs : la touche de sensibilité et de poésie que nous avons déjà relevée comme signature chez Ferhati est appréciée ici notamment dans l’approche de l’univers des femmes. L’intrigue est minimale, le temps de la diégèse est historique mais le système des personnages, les caractères et le drame sont atemporels : c’est la condition féminine. Poupée de roseaux ouvre la voie à une approche qui trouvera son point d’orgue, dans la filmographie de Fehati, avec La plage des enfants perdus, 1991, qui met en scène une des figures féminines les plus marquantes du cinéma marocain. Il s’agit de Mina (prix d’interprétation féminine pour ce rôle attribuée à Souad Ferhati lors de la Biennale des Cinémas arabes à Paris). Un rôle profond, à forte charge symbolique : la femme trahie qui refuse de subir et décide de faire face à son destin et d’assumer son choix malgré la doxa et le poids des traditions. Ce film (qui accumule les succès et les récompenses) installe désormais Ferhati dans le statut du cinéaste auteur qui aborde des sujets sensibles avec tendresse et finesse. Il en sera de même quand il décide de mettre en scène la politique (Tresses) ou le devoir de mémoire (Mémoire en détention).
Entre temps Chevaux de fortune, 1995, propose une méditation sur le rêve, le départ et le désir d’utopie. Ferhati aborde dans Tresses la question du politique à travers la catégorie du pouvoir mais reste fidèle à la trame essentielle de son cinéma, la condition  de la femme : ici c’est la femme face au double pouvoir masculin : pouvoir sociale héritage de la tradition machiste et pouvoir politique dans une société non démocratique.
Il reste aussi fidèle à son style ; l’économie du verbe au bénéficie de l’image. Dans Tresses, le silence se donne à “lire” comme une composante du dispositif d’écriture filmique agissant sur l’organisation générale du récit et développant une signification particulière. Ferhati choisit de situer le drame dans un contexte particulier, celui  de la campagne électorale. C’est-à-dire celui d’une surcharge de parole, le moment où l’espace public devient l’enjeu de discours. Le jeu central entre les protagonistes se réalise sous le contrôle de Boussif, candidat aux élections mais aussi avocat, c’est-à-dire un professionnel de la parole. Le déséquilibre est flagrant d’emblée : d’un côté un homme puissant et de l’autre une jeune femme de ménage et sa soeur. Le rapport de forces n’est pas équitable. Le film transforme cette donne, disons sociologique, pour donner, par le biais de la mise en scène et du montage, la parole au silence. Le silence des opprimés. Le silence vient réguler le flux de la parole dominante en intervenant dans les interstices du récit. Un seul moment échappe à cette règle, au moment de la visite à la prison. Là, la parole retrouve sa primauté mais pour rien, en quelque sorte. Elle devient un subterfuge pour transcender les conditions de détention. Ce qui donne l’effet contraire : la parole devient alors bruit. Tout le monde parle en même temps, la communication n’est plus expressive mais occupe la fonction phatique, remplir un vide, le vide de la communication.
Mémoire en détention, 2004, rejoint la vague des films marocains qui ont abordé les années de la répression politique. Jilali Ferhati a choisi, lui, de faire porter le récit sur cette période par un protagoniste amnésique. Une belle trouvaille scénaristique qui ouvre la voie au doute et à l’ambiguïté. Le propre de l’art. Mémoire en détention propose en effet une autre approche du passé. C’est le parcours de deux ex-détenus appartenant à deux générations et qui font un bout de chemin ensemble. Ce road movie explore le temps plutôt que l’espace, celui-ci n’est qu’un prétexte fournissant des repères à travers des clefs, des entrées. La mémoire ici n’est pas un espace à restituer ; elle est plutôt résultat d’une quête : l’avancée dans l’espace est prétexte à une réappropriation de l’espace de la mémoire qui est livrée par bribes, par réminiscences. Le passé existe par le regard qu’on porte sur lui. Le titre du film annonce déjà la couleur en quelque sorte puisque la mémoire se trouve en situation d’enfermement : suffit-il de vouloir se souvenir pour réhabiliter le passé ? Le cinéma de Ferhati laisse une marge de manœuvre au doute, à l’interrogation. A un espace hors champ ; une forme de puzzle ouvert sur des éléments absents ; un dispositif qui interpelle le récepteur et fait de lui un partenaire du sens à construire.

mercredi 7 novembre 2018

Journées cinématographiques de Carthage



Quand Daech est auteur de scénario




Au terme de deux journées de films au sein des JCC, je peux déjà formuler une première hypothèse : c’est Daech qui co-écrit le scénario du nouveau cinéma arabe ou plus exactement le scénario d’un certain nouveau cinéma arabe. Car ce qui est par exemple du cinéma marocain, il continue lui à puiser son inspiration dans  le fameux « roman familial » au sens freudien du concept avec les thématiques récurrentes du père (absent ou introuvable) et de la filiation.
Daech occupe de moins en moins les écrans de télévision ; ainsi en a décidé le nouvel ordre mondial médiatique. Il ne fait plus l’actualité « chaude » surtout depuis la mise en place du nouveau feuilleton turc diffusé à l’échelle planétaire. Daech absent de l’actualité des  JT, il revient avec force sur les écrans du cinéma ; du réel, il se fictionnalise pour intégrer désormais le marché de la production symbolique. Le destin tragique des enfants égarés du terrorisme nourrit en effet l’argument dramatique  d’un certain nombre de films arabes et maghrébins. Les soubresauts des révolutions avortées du fameux « printemps arabes » ont fait un certain moment illusion avant de céder l’image comme thème scénaristique à la question du terrorisme dans sa variante daechienne.  Deux grands noms du cinéma maghrébin, Merzak Allouach  (Algérie) et Mahmoud Ben Mahmoud  (Tunisie) ont présenté en compétition officielle des JCC leur nouveau film où ils abordent frontalement la question du terrorisme sous l’angle d’une problématique interne aux sociétés maghrébines : qu’est-ce qui fait que des jeunes maghrébins basculent ainsi dans le fanatisme religieux et rejoignent les groupes djihadistes où ils sont quasi majoritaires ?
Vent divin (traduction littérale de Rih Rabbani) de Merzak Allouach et Fatwa (le concept n’a pas besoin d’être traduit !) de Mahmoud Ben Mahmoud apportent leur approche différenciée à travers leurs films ; grosso modo et pour résumer je dirai que Vent divin tente une démarche psycho-mystique, à un niveau micro, celui de l’individu isolé à travers le destin tragique de son personnage Amine ; alors que Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud verse plutôt dans une démarche socio-politique (avec un arrière plan familial et psychologique) pour tenter de comprendre la disparition tragique de son personnage principal (même s’il est absent physiquement des images ) Marouane, tout aussi jeune qu’Amine.
Pour ceux qui suivent les deux cinéastes et connaissent leur parcours cinématographique, ils ne manqueront pas de relever qu’avec ces nouveaux films, ils réalisent un tournant qui ne manquera pas de surprendre (et pas dans le bon sens) les cinéphiles. Allouach et Ben Mahmoud sont deux figures emblématiques du renouveau du cinéma de leur pays. Ils sont auteurs de films qui sont des références dans la filmographie maghrébine ; je cite en exemple Omar Getlato (1978) pour Allouach et Traversée (1982) qui ont constitué à leur époque une véritable rupture esthétique dans un cinéma qui avait tendance à somnoler. Introduisant de nouvelles thématiques (le quotidien quasi trivial dans Omar Getlato ou le thème de la frontière dans un monde globalisé pour Traversées) dans des formes cinématographiques originales (inspirées du néoréalisme pour Merzak Allouach et très brechtiennes pour Mahmoud Ben Mahmoud).
Merzak Allouach a déjà abordé les questions du terrorisme et du fanatisme dans sa riche filmographie. Je pense en particulier à Bab eloued et Le repenti ; l’un annonce pratiquement la décennie noire avec la guerre civile larvée qui traverse le célèbre quartier algérois et l’autre, Le repenti, est post décennie noire avec ses conséquences sur les individus rentrés du maquis (on a en souvenir la belle séquence d’ouverture dans un paysage enneigé).
Dans ses films Allouach passe au scanner de sa caméra les réalités complexes de son pays dans leur dimension sociétales et humaines. Des récits construits à partir du prisme de l’urbanité ; quelque part l’échec des politiques menées émane de l’échec des politiques urbaines (chaotiques ou inexistantes). Il avait ouvert la voie avec Omar Getlato aux « nouveaux héros » issus de la périphérie géographique et sociale. Des héros aux antipodes des protagonistes des films épiques du roman national  auquel contribuait l’essentiel de la production algérienne d’une certaine époque.
Avec Vent divin, nous assistons à un double déplacement du récit. D’abord, au niveau de l’espace physique, loin de la ville et du centre, puisqu’il place son histoire dans les magnifiques paysages du sud algérien, non loin de la ville emblématique de Timimoune et dans les environs des raffineries de pétrole. Un deuxième déplacement concerne l’approche des personnages ramenés de leur espace social d’origine (réduit au hors champ : seul le téléphone relie Amine avec son père) à leur espace psychologique. La question dramatique étant comment des jeunes (beaux et apparemment issus de milieux aisés) sont amenés à verser dans le fanatisme et passer à l’acte terroriste. Amin nous est présenté comme un être fragile, animé d’un double désir, amour et mysticisme. Racontant à son père qu’il est à Barcelone en fait c’est un autre ailleurs qu’il choisit, celui des grands espaces qui se prêtent à la méditation et au retour vers soi. Il fait connaissance avec Nour qui va tout faire basculer…vers la tragédie. Contrairement au signifié de son prénom (lumière) Nour est le messager de la nuit et de l’obscurantisme. Elle engage Amine sur la voie de la terreur alors que lui, découvrant les blessures et les traumatismes qu’elle porte en son intérieur, essaie de la ramener à une version soufie de la croyance. Peine perdue.
Filmé en noir et blanc, certainement pour neutraliser la dérive exotique et carte postale des paysages qui offrent leur cadre au récit, Vent divin, verse dans un autre exotisme et manque de souffle pour réaliser un juste équilibre entre l’approche psychologique et la dimension factuelle qui va finir par le transformer en une énième version de la tentation spectaculaire du traitement du fanatisme (tout le troisième acte peut constituer un bon film d’action). On est loin de l’approche faite d’ellipses, de poésie,  et d’équilibre dans la construction des points de vue. Le personnage de Nour dérange par la confusion des genres qu’elle développe, entre le jour et la nuit ; entre la femme qui tente de répondre au désir du corps et la fanatique toute en caricature. En face d’elle évolue en contre-champ, un magnifique personnage féminin, Alhajja, la femme noire traitée en esclave mais qui elle aussi va se révéler inscrite dans un réseau. Ce double échec, celui d’Amine et la traitrise d’Alhajja dénote ainsi de l’impasse de toute issue positive et l’impossibilité d’une troisième voie.
Tel est le crédo que rejoint le plan hyper violent qui clôt Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud. Film mettant en scène un père qui rentre au pays pour assister à l’enterrement de son fils. La mort accidentelle de Marouane va très vite fonctionner comme révélateur  de quelque chose de plus complexe : dans sa quête de ce qui s’est réellement passé, Brahim Nadhour va (re) découvrir ce pays qu’il a quitté, son fils, et son ex-femme devenue députée et auteure d’un livre Fatwa, ouvrage polémique sur l’obscurantisme provoquant l’ire des islamistes qu’elle dénonce et peut-être causant même indirectement la mort de son fils. Le film s’inscrit dans la vague des films sur « la radicalisation » des jeunes tunisiens. Bénéficiant de l’ouverture du système politique suite au changement du 11 janvier 2011, le cinéma tunisien a quitté la dimension métaphorique pour développer des récits abordant frontalement les questions sociétales qui ont fini par émerger et s’accaparer le discours public. Mahmoud Ben Mahmoud a versé dans cette vague sans distance ni recul critique. Les jeunes sont décrits comme une double victime : du milieu familial (dans beaucoup de films ont met en scène des couples modernes, urbains, en crise, ou carrément séparés…) et du lavage de cerveau opéré par les fanatiques. Fatwa, le film, verse dans ce sens jusqu’à la caricature. Il accentue la fragmentation communautaire de la société tunisienne, omettant d’analyser que les autres sont aussi des Tunisiens. Le père qui renvoie à une formule du juste milieu, celui d’un musulman bon vivant, qui a fait son pèlerinage (et « qui ne dit pas non au whisky et aux femmes » comme le décrit si bien son-ex femme) a été sauvagement assassiné, à l’aéroport. Un plan qui signifie l’avortement de toute issue médiane et qui dit surtout la fin d’un cinéma : ce plan reprend en effet la logique voyeuristes des clips de propagande diffusés sur le net, eux-mêmes sous prouits dérivés de Hollywood et d’un certain cinéma de genre. C’est leur ultime victoire. Ne pas oublier que la riposte est d’abord esthétique comme elle est politique et culturelle.

lundi 1 octobre 2018

le documentaire, une esthétique de réistance


Tigmi n’igran (La maison dans les champs) de Tala Hadid,



Son premier film était passé comme un OVNI dans le ciel serein du festival de Marrakech, son titre en anglais, avec une traduction timide en arabe, The narrow frame of midnight (Itar el-Layl), a certainement rebuté plus d’un. Le premier long métrage de Tala Hadid est pourtant un film de notre temps. Il est le plus inscrit dans l’actualité : n’aborde-t-il pas à sa manière le départ des jeunes pour rejoindre les guerres du moyen orient ? Mais il le fait par les moyens du cinéma, par le biais d’une narration non linéaire ; un récit éclaté, polyphonique. Un film choral qui dit la complexité du monde ; on y retrouve les thématiques et les figures chères à Hadid : la quête, le travelling d’accompagnement, l’image de l’enfance…pour accéder à cet OVNI, il faudra certainement passer par Gilles Deleuze : à l’image mouvement du cinéma dominant, Tala Hadid oppose l’image temps : « des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade ». Pour ma part je souligne : le film de Tala Hadid est autant à voir qu’à lire. Elle fait œuvre didactique à l’heure du tout-image et de la youtibisation de la réception visuelle ; en amenant le spectateur à sortir de soi, à se poser des questions fondatrices : qu’est-ce que je vois ? Comment ce que je vois m’est-il montré ? Comment ces images se distinguent-elles de celles que je vois sur différents écrans… ? C’est pourquoi son film divise ; dérange.
Rencontrer Tala Hadid est toujours un moment d’échange intense. Cela remonte déjà au temps de son court métrage (tes cheveux noirs Ihssane, 2007) où on avait lancé des pistes de réflexion sur le cinéma aujourd’hui face au flux des images. Je la rencontre de nouveau en 2014 et je l’interroge sur le point de départ de son film. « Le déclic ? Il était déjà là ; le 11 septembre, la guerre en Irak… les personnages de mon film, Zakaria, Aïcha existaient déjà ; ils sortent comme des fantômes ». Cette réflexion me plonge dans un flashback  pour revoir les images du film : Zakaria, le personnage central de son long métrage, n’est-ce pas cette ombre qui hante son premier court métrage ; « ce fantôme » sorti de nulle part, qui est venu partir sur les traces de sa mère ; il n’a même pas de nom, le synopsis parle d’un homme ayant vécu longtemps en Europe. C’est le Zakaria de La nuit entrouverte ; il arrive sans crier gare ; et c’est le départ d’une quête. Les images dialoguent avec des figures cinématographiques récurrentes : travelling d’accompagnement, plan serré, caméra en plongée…là-bas c’est la recherche de la mère ; ici c’est la quête d’un frère disparu. « Non ce n’est pas un film sur l’Irak, ni sur la Syrie…c’est une lecture réductrice ; c’est plutôt une topographie d’un terrain qui change. Mais c’est vrai chaque lecture du film est contextualisée par l’actualité du temps de sa réception. C’est un film ouvert. Un prisme ». La critique idéologique du film s’est focalisée sur certaines images fortes comme celles –atroces- de la morgue ou celles très ambiguës de la fin, mais c’est une manière d’évacuer tout le travail en amont qui invite à une démarche distanciée. Le film très brechtien en refusant de suivre un schéma linéaire. Il fait entrecroiser des récits aux apparences opposées : Aïcha, jeune fille livrée à un trafic, Judith l’amante qui attend, et Zakaria obnubilé par la recherche de son frère. « Nous vivons aujourd’hui la tyrannie du narratif…y compris pour un certain cinéma dit d’auteur de plus en plus enfermé dans la logique a + b= c ; ma démarche est plutôt a + b + c ». Tala Hadid se réclame volontiers de l’image cristal de Deleuze. Un plan ne vient pas expliciter celui qui le précède (le principe de causalité cher au cinéma narratif dominant) ; il le développe dans une autre image, l’image mentale. L’actuel et le virtuel se chevauchent ; le sens n’est jamais assigné quelque part ; il est en fuite, à l’image des personnages. « Je plaide en faveur d’une critique intellectuelle, dit Tala Hadid ; elle qui peut ouvrir sur un carrefour de lectures multiples ; sortir des frontières et aller vers du possible ». D’où le recours à ce titre énigmatique. Je n’hésite pas à lui poser la question. « Oui en anglais, cela renvoie à un moment radical ; disons minuit, le temps s’arrête et tout devient possible ».

Je propose dans cette contribution de travailler sur son deuxième long métrage ; un documentaire montrant comment sur le plan esthétique le cinéma marocain s’enrichit de l’apport de l’ouverture sur un large pan de la culture marocaine, la culture amazighe. Il s’agit de Tigmi N’igran (la maison dans les champs)  ; c’est un documentaire long métrage  de 2017. Ici, la jeune cinéaste a choisi l’immersion au sein d’une culture spécifique longtemps oubliée de l’historiographie officielle et des réseaux de la culture officielle.
Une première précision utile du point de vue de la recherche s’impose,  le film est  réalisé par une cinéaste non amazighophone.  Cela ne manque pas de poser des questions méthodologiques.
Le cinéaste qui va filmer une communauté se retrouve dans la position de l’anthropologue dans son rapport au terrain. Il est appelé à gérer les contraintes et les paramètres de ce que le professeur Hassan Rachik appelle « la situation ethnographique ».
On peut souligner dans ce sens que les problèmes posés par la production d’un film documentaire sont proches de ceux d’un texte anthropologique ; « Il s’agit d’évaluer la fiabilité d’un sens…un sens qui se veut interne au monde social et symbolique abordé ».  Le contexte de réalisation étant déterminé par les conditions pratiques dans lesquelles se fait la rencontre, l’observation de la culture de l’autre. Les paramètres constitutifs de la situation ethnographique sont des facteurs tangibles :
-          Le contenu et la nature de la connaissance dépendent largement de la durée du séjour sur le terrain. Tala Hadid parle de « cinq ans de contact avec des séjours continus de deux à trois mois ».
-          L’étendue du terrain choisi : le film a limité son corpus et a bien délimité le terrain d’action : une famille au sein d’un village du haut Atlas
-          La langue des interlocuteurs : «  Connaître la langue de l’autre n’est pas la panacée ; on peu apprendre la langue de l’autre pour le dominer ou l’administrer » (Hassan Rachik). Tala Hadid a fait intervenir des natifs et des gens du village ;
-          Le degré d’acceptation par les gens étudiés : si les premiers anthropologues de l’ère coloniale ont eu à se déguiser en juifs ou en musulmans comme stratagèmes pour gagner la confiance de l’autre, la cinéaste a eu à déployer d’autres manières aboutissant à des rapports sereins avec les villageois : Tala Hadid a ainsi mobilisé une équipe technique réduite et féminine (c’est elle-même qui filme et prend le son) ; cela n’a pas empêché des fondamentalistes zélés de la convoquer pour « éclaircissement ».

                                    Chronique d’une famille ordinaire
J’utilise « ordinaire » dans le sens que lui donne J.- L. Schefer quand il parle de « l’homme ordinaire  du cinéma ».  Le projet de ce deuxième long métrage de Tala Hadid consiste en effet à proposer une plongée-découverte dans l’univers d’une famille amazighe appartenant à une tribu de la région de Telouet,  sur la route d’Ouarzazate mais entretenant un grand commerce (au sens humain et marchand) avec Marrakech. Tigmi N’igran (La maison dans le champ) est le deuxième long métrage de Tala Hadid. Pour résumer sa démarche de cinéma, je rappelle qu’avec The narrow frame of midnight, elle avait obtenu le grand prix du festival national du film en 2015. Ce titre énigmatique , « The narrow frame of midnight », tantôt traduit par « la nuit entrouverte », tantôt par « le cadre étroit de minuit » et repris en arabe par « itar allail, le cadre de la nuit », est à  l’image de son cinéma ; il n’est pas linéaire ; il se situe en effet aux antipodes du cinéma dominant puisque le récit qu’il nous propose est en même temps une réflexion visuelle sur le cinéma, sur la remise en question de la narration classique. Pour faire vite, c’est un cinéma de la pensée qui produit des concepts intellectuels à partir de concepts visuels…

Avec Tigmi N’igran, elle opte pour le « documentaire » avec une écriture plastique et visuelle qui lui donne une dimension de poème qui transcende les genres. Elle a choisi de capter des tranches de vie d’un village amazigh au fin fond du haut atlas marocain. Après une préparation de plus de cinq ans et des séjours continus de plusieurs mois auprès de cette famille humble du Maroc profond, le film est une symphonie visuelle, un geste d’empathie à l’égard d’une culture. Accompagnant la vie humble au rythme des saisons avec un point d’orgue le mariage de l’une des protagonistes du film. Le documentaire est en fait le récit de vie de deux sœurs Khadija et Fatim. C’est Khadija qui porte le récit puisque elle nous dit comment le mariage de sa sœur qui est son amie et sa confidente va constituer pour elle la fin de l’âge de l’enfance et de l’insouciance. Au final, le documentaire est un chant d’amour dédié à Tamazgha. Ce n’est pas un hasard si cela est l’œuvre de Tala Hadid, qui est elle-même fille du monde de par son parcours ; outillée pour ainsi dire pour capter le local dans l’universel et l’universel dans le local ! Elle est, dans sa biographie et dans sa démarche culturelle et cinéphile, l’incarnation d’un monde globalisé si j’ose dire, puisqu’elle est née à Londres, de mère marocaine et de père irakien, a étudié aux Usa et mène des recherches partout où le cinéma bouge. Aujourd’hui elle a choisi le retour aux sources en s’installant à Marrakech, ayant eu un coup de cœur pour le sud profond, celui du Souss et des montages de l’Atlas.
Cette chronique d’une famille amazighe ordinaire se construit autour d’un double regard, celui de la cinéaste bien sûr mais c’est un regard empathique qui se laisse guider par un autre regard, celui de Khadija. Le film suit ainsi la vie de cette famille (une chronique) sur trois saisons hiver, printemps, été, dans les gestes de chaque jour, une véritable immersion loin de tout voyeurisme. La caméra portée par Tala elle-même capte le temps qui passe, saisit « l'inéluctable destin de son héroïne et s'intéresse surtout au corps des femmes au travail (récolte des amandes, taches ménagères, préparatifs du mariage) sans jamais tomber dans le pittoresque ou la commisération. Un travail délicat mais d'une force tranquille qui ne transforme jamais cette chronique lucide et mélancolique en pesant manifeste démonstratif restant toujours à la hauteur sensible de ses modèles." Der spiegel (quotidien allemand). Les rapports entre les membres de la famille, le rôle central de la mère rejoignant ainsi toute une tradition du cinéma amazigh, avec notamment la mise en avant d’un rapport à la nature qui confine au sublime (voir les déambulations de Khadija dans les champs). Je propose d’aborder deux séquences du film qui donnent un aperçu de la démarche préconisée par la cinéaste.
Le plan fixe: un esthétique de résistance
Les deux séquences sont situées délibérément au début du film : la première, un plan séquence fixe de 2’30 ; elle fait quasiment l’ouverture du film et accompagne son générique ; la deuxième de 4’ peut se lire comme une scène d’exposition mettant en place le temps, l’espace et les protagonistes. Les deux extraits sont en outre éloquemment informatifs sur les valeurs qui président à la gestion du quotidien d’une famille amazighe. Une micro société du Haut Atlas.
La séquence du plan fixe d’ouverture est insérée au sein du générique lui conférant une dimension quasi institutionnelle ; ce plan faisant en quelque sorte partie du discours d’installation du film. Un énoncé qui rejoint le dispositif d’énonciation où nous découvrons la société de production du film avec le recours à la calligraphie amazighe, blanc sur noir, qui lui assure une inscription dans le cinéma y compris dans sa dimension plastique.
Présenté en deux parties scandées par le texte du générique, ce plan séquence est d’abord un plan large sur un personnage jouant d’un instrument de musique (30’’) puis on le reprend dans une deuxième partie en plan rapproché poitrine (2’).
La caméra se rapproche du personnage et garde le même cadrage frontal. L’image donne une impression de  saturation ; le personnage occupe une position centrale, la profondeur de champ est limitée par un horizon d’arbres avec des rayons de lumière qui offrent une sorte d’ouverture ; le personnage est caractérisé culturellement ;  la bande-son  vient préciser davantage cette caractérisation avec les premières notes de musique jouées par le personnage : c’est une musique amazighe.  Du point de vue de l’écriture cinématographique, on est dans le degré zéro de la mise en scène avec cependant des choix qui dénotent des influences, au niveau plastique et du cadrage, de la peinture et de la photo (Tala Hadid est une photographe internationale). Ici, avec ce long plan fixe elle renoue avec le cinéma des premiers temps, celui des frères Lumière. Elle instaure un menu d’accès à une culture en nous invitant à adopter une autre posture car nous allons vers une autre logique culturelle avec des valeurs spécifiques dans le double rapport au temps et à l’espace. Hypothèse confirmée par l’irruption au niveau de la bande de son de l’appel à la prière. La caméra ne bouge toujours pas mais capte le geste spontané et culturel du personnage : il s’arrête de jouer avec son instrument de musique et accompagne religieusement le muezzin ; une posture familière pour celui qui a grandi au sein d’une famille amazighe à la campagne. Cet appel du muezzin élargit le plan par l’effet du hors champ sonore doublé du regard du personnage qui se tourne du côté d’où est censé venir l’appel. En prolongeant le plan fixe et l’écoute, le film nous propose un pacte de communication : voilà le rythme du film. Il faut le négocier d’emblée avant d’entrer dans le film.
Ce plan fixe en ouverture, avec son rythme spécifique, s’inscrit en faux par rapport au régime dominant des images pour lequel le mouvement et la vitesse constituent  la doxa et la « bible ». Le plan fixe de ce paysan amazigh dépollue en quelque sorte notre regard ; avec la vertu de faire apparaître un monde nouveau, un régime de mouvement   insoupçonné et une impression de réalité sous forme d’antidote à la hantise de la vitesse de la société marchande actuelle.  C’est la valeur sociétale fondatrice de la culture amazighe à laquelle le film se réfère dans sa grammaire et son essence. Le  plan fixe de l’origine du cinéma captant ici la culture des origines relève d’un acte de résistance de toute une culture. Tala Hadid rejoint ainsi les cinéastes du plan fixe, au Maroc, Moumen Smihi, Daoud Aoulad Syad… fait un clin d’œil à des maîtres en la matière, Ozu, Rossellini…et qui ont marqué l’histoire du cinéma. Ce faisant, Tala Hadid nous invite à nous attarder  sur un monde où règnent le silence et l’immobilisme ouvrant le sens à l’indicible, au mystère et à la poésie. Tout ce que les images dominantes ne nous montrent pas. La culture amazighe n’est-elle pas le hors champ du régime dominant des images ?
La deuxième séquence (4’) nous introduit dans l’intimité de cette famille avec l’entrée en lice des personnages du documentaire. « J’appelle personnage tout être, toute personne qui intervient  dans un film qu’il soit documentaire ou de fiction ». Il n’y a pas de voix off externe ni de commentaire : les dialogues et les commentaires sont ceux qui émanent des personnages eux-mêmes ; le seul acte énonciatif de l’auteure du film transparaît dans le montage qu’elle propose (montage image/montage son/ et montage son/image). Alternant des images d’intérieur et d’extérieur la séquence met en valeur la présence féminine. Nous sommes dans le registre d’une séquence d’exposition menée du point du vue du personnage principal : elle nomme et classe. On découvre sa mère (Tlaitmass) sa sœur et confidente Fatim. Avec Fatim se met en place l’argument dramatique qui sous-tend la progression du récit : on est dans l’attente de son mariage.  Les hommes de la famille(le père et le frère notamment)  n’auront pas les honneurs d cette première présentation marquée par la figure centrale de la mère. Ils entreront dans le champ et auront leur droit à l’image avec l’évolution du récit. Les premières séquences mettent davantage en lumière la gente féminine à travers la multiplication des gestes de nature fonctionnelle ou intime. Ces corps en mouvements sont filmés en harmonie avec la nature qui malgré les conditions dures de la  saison de l’hiver n’apparaît ni hostile ni comme décor d’arrière fond. Dans la multiplication des gestes simples du quotidien : le four, la recherche de l’eau, la traversée du champ…le film assume le choix de vivre ensemble d’être ce que la vie a fait de soi ; d’être tout simplement ce que l’on est. Vivre dans le concret, le film  capte sans intrusion comment cet exercice est mené avec délicatesse et sagesse (Khadija est d’une grande maturité) et avec discernement face aux appels de la modernité :  la présence de la télé, le téléphone, l’école arabophone (on apprend une langue que l’on en parle pas chez soi, situation aberrante illustrée par l’image du cahier à l’envers), le mariage, les effets de l’émigration vers Marrakech ou vers la France ; ce faisant la famille renoue avec des héritages anciens où la société dans son ensemble conférait à chacun « le sens de soi »  les rapports inter-familiaux ; la scène intime entre le père et la mère bâtie autour de chansons du patrimoine, le travail du tapis….  Pour certains groupes en effet «  il n’y a jamais eu de rupture et la sagesse n’est pas nouvelle ».  Tenter d’être ce qu’ils sont a toujours été pour eux une défense, les protégeant des effets de la domination, puis des agressions déstabilisantes de la modernité (la scène forte des enfants qui dévorent des sucreries industrielles)  : le rêve de Khadija rapporté à sa sœur où elle raconte avoir rencontré sa grand-mère ; le film nous propose ensuite la scène intime justement de la visite à cette grand-mère auprès de laquelle les deux filles se ressourcent avec peu de mots mais dans un échange chargé d’émotion, de silence et de gestes qui parlent… « De génération en génération, ils ont pour cela transmis une culture discrète, à la fois instrument de résistance et art de vivre, savoir « faire avec » ce que l’on a  et ce que l’on est, créer bonheur et chaleur humaine à partir des petits riens ». Le tapis amazigh en est une éloquente métaphore ; il est le prolongement esthétique du travail de réinvention de soi dans la sérénité du quotidien.
Le tapis amazigh puisant dans la mémoire sociale ses lignes, motifs, couleurs…fait partie de ses structures cognitives implicites contribuant à la réinvention de soi ; « une mémoire injonctive »  assurant au sujet partage et transmission.




vendredi 31 août 2018

les voix du désert de Daoud Aoulad Syad



Le cinéma du vide et du nihilisme ambiant


Au terme d’une filmographie riche de six longs métrages et de trois courts, Daoud Aoulad Syad confirme les traits d’une tendance spécifique. Attentif aux petites gens, et à l’instant fugace, un cinéma qui travaille la durée pour suspendre le temps et épouse les extérieurs pour dévoiler les intérieurs. Aoulad Syad s’attache également sous l’influence certaine de son ami le poète cinéaste feu Ahmed Bouanani, à capter les traces d’une culture qui disparaît (Zineb dans Les voix du désert prépare une thèse universitaire sur les contes populaires et déclamés par Mouloud), les signes de la culture populaire dans la diversité iconique de son expression : imagerie, traces, calligraphie…
Dans ses œuvres photographiques comme dans ses films (courts et longs) une approche fidèle à une géographie humaine et physique marquée par le temps pris dans sa durée :  rythme lent épousant la temporalité des sujets filmés …Autant d’ingrédients revisités qui autorisent à parler d’une production relativement régulière et surtout cohérente dans son esprit et dans sa lettre et qui fera de DAS l’une des figures marquantes de la première décennie des années 2000 ; celle-là même qui voit le cinéma marocain prendre une nouvelle envergure autour de nouvelles générations.
Si les films de DAS peuvent être facilement labellisés « film d’auteur », au sens générique du concept, le travail d’Aoulad-Syad sera très marqué néanmoins, au niveau de l’écriture, par une collaboration étroite avec des auteurs dramatiques confirmés, particulièrement Ahmed Bouanani qui va cosigner avec lui deux de ses films qui passent pour moi, pour de véritables chefs-d’œuvre : Adieu forain qui verra aussi la collaboration de Youssef Fadel et Cheval de vent. Youssef Fadel, écrivain, romancier et auteur dramatique confirmé reprendra la co-écriture avec DAS pour Tarfaya (2004) et en Attendant Pasolini (2007). La mosquée (2010) inaugure sa collaboration pour le cinéma avec le scénariste Hassan Fouta avec qui il écrit des téléfilms d’une qualité qui aurait mérité un passage et une diffusion sur grand écran.
Nous sommes donc en présence d’un corpus relativement consistant qui puisent sa consistance justement non pas dans le nombre/la quantité, mais dans une cohérence esthétique marquée globalement par des éléments récurrents. Fondamentalement, on peut dire que c’est un cinéma de dépouillement avec une économie politique narrative minimaliste. Ce sont des films à faible densité fictionnelle. On peut dire dans ce sens que DAS fait de la fiction avec les outils du documentaire. L’ouverture de La mosquée confine pratiquement au docu-fiction avec forte référentialisation du thème et apparition de DAS dans son propre rôle. Autre caractéristique majeure et fondatrice d’une cohérence d’ensemble, la tendance à privilégier une climatologie du désert ; ses films sont traversés de grands espaces vides, propices à signifier le vide, un manque… et l’errance. Une uniformité stylisant le nihilisme ambiant et l’absence de repères. Le monde où évoluent ses personnages est un désert où ne flottent que des mirages : l’errance de Kacem dans les espaces désertiques de Tamsloht dans Adieu forain ; l’ouverture de Tarfaya ; l’ouverture de En attendant Pasolini...ou encore dans Les voix du désert et la quête du jeune Hammadi.
La structuration cinématographique de ses films se nourrit de quelques figures cinématographiques qui sont devenues pratiquement une véritable signature, c’est le cas en particulier du plan large fixe à la Ozu. Cependant, chez Daoud Aoulad Syad, le cadre fixe va toujours avec le champ dynamique porteur d’horizon et de promesses d’utopie. Dès l’ouverture de son nouveau film, Les voix du désert, co-écrit avec Houcine Chani, un autre adepte « du cinéma à l’asiatique » (Kiarostami, Ozu), le long plan fixe tient lieu d’un contrat de communication : interne au film (son programme narratif) puisque le jeune protagoniste annonce son départ à la recherche de son père suite à une information qu’il vient d’obtenir dans un message contenu dans une bouteille. Un manque, une absence inaugurale vont légitimer ainsi le déclenchement du récit. Mais dans sa forme et son rythme cette séquence est une proposition de contrat avec le récepteur : « ce que vous allez voir est aux antipodes de la narration High speed que vous consommez au quotidien ». Le spectateur est invité à faire un choix. Un choix loin de la youtubisation ambiante.  Le système des personnages des Voix du désert que nous découvrirons au fur et à mesure de la quête de Hammadi (le conteur Mouloud, la jeune Zineb) rappelle que c’est un cinéma où nous avons affaire  souvent, à des destins brisés, à des parcours sans issus, à des héros crépusculaires…Cela ne les empêche pas de bouger, de marcher. On marche beaucoup dans les films de DAS. Si on peut dire qu’il y a un cinéma où l’on court (le film d’action à l’américaine) ; un cinéma où l’on cause (cinéma intimiste à la Bergman) il y a aussi un cinéma où l’on marche ; un cinéma qui trouve ses origines dans le néoréalisme. Le cinéma de Daoud Aoulad Syad donne l’impression de reprendre le cinéma là où l’avait déposé le néoréalisme. La « structure dramatique » de  La mosquée épouse dans ses grandes lignes celle du Voleur de bicyclette. La quête du terrain perdu remplace celle du vélo volé. Et Moha de DAS a les traits et le parcours de son cousin lointain, le chômeur de Vittorio de Sica. Dans Les voix du désert, il choisit comme « héros » une figure anonyme ; un jeune en manque de repères et qui se cherche une identité.


dimanche 18 mars 2018

Volubilis: le film du hirak

Volubilis de Faouzi Bensaidi 
Le film de la hogra
Ali Benali




Cet enfant de la cinéphilie meknassie à  laquelle il ne cesse de rendre hommage dans ces films était pourtant destiné à une carrière de théâtre. Bensaidi avait en effet rejoint l’ISADAC pour une formation d’acteur ; son amour pour le septième art en a décidé autrement et il a fait le choix –heureux- de passer derrière la caméra tout on ne se privant pas de jouer « devant »aussi bien dans ses films, dans de vrais rôles et non des apparitions, ou dans les films des autres,  d’André Téchiné à Olivier Assayas (Monsieur Habib dans Dheepan palme d’or à Cannes 2015) en passant par Nabil Ayouch (Mektoub) et Daoud Aoulad Syad (Cheval de vent).
Sa filmographique est relativement courte. Elle comporte néanmoins des titres phares de la filmographie marocaine. Son court métrage La falaise (1998) est l’un des films marocains les plus primés à travers le monde. Son premier long métrage, Mille mois (2003) a obtenu le Prix jeune regard de la section Un certain regard du festival de Cannes. Il sera suivi de Whata wonderful world (2006) un exercice cinéphilique chargé de clins d’œil, du cinéma de Buter Keaton à Jacques Tati. Dans son troisième long métrage Mort à vendre (2011), il part du prétexte d’un hold up rocambolesque pour disséquer
Avec Volubilis (sortie prévue en 2018), il entame un autre tournant dans sa démarche esthétique n’hésitant pas à mobiliser les ressorts du mélodrame pour proposer le bilan social et humain accablant d’un capitalisme sauvage et débridé, celui d’une mondialisation ravageuse et tueuse des valeurs. Et pourtant tout démarre sous de bonnes intentions : Abdelkader (heureux de son boulot de vigile) et Malika (jeune femme de ménage qui résiste aux différents harcèlements), issus du peuple d’en bas tentent de construire une vie faite d’amour et d’utopie. Sauf que Volubilis peut se lire comme « l’amour au temps du choléra », le choléra ici est la mondialisation portée par une bourgeoisie sans foi ni loi. Abdelkader, victime de sa naïveté et de son sens du devoir va être  broyé par une machination hourdie par une figure de la nouvelle bourgeoisie qui écrase tout sur son chemin. Une scène en ouverture du film lors de la phase idyllique du jeune couple dit  en filigrane l’impasse future, la scène où l’on voie le couple faire une visite au monument historique Volubilis envahie par des touristes chinois ou japonais armés de leurs appareils photos : le couple va évoluer dans un monde en ruine ; le romantisme est écrasé par la mondialisation envahissante. Le titre  du film prend alors une dimension métaphorique ; un clin d’œil à la fin d’une civilisation. Le film est d’une actualité brûlante. Les protagonistes du film ont l’âge de cette génération qui anime ce hirak qui traverse le pays dans mouvement social anti-hogra. Ils ont leur film.
.

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...