dimanche 9 juillet 2017

Repenser la tolérance



L’actualité interpelle la pensée. Il y a même une sorte d’appel en urgence  émanant des catégories intellectuelles qui jadis étaient opératoires et qui se trouvent aujourd’hui en panne face à la déferlante de l’horreur. Il n’y a rien à dire, la barbarie est parmi nous. Les mots, les concepts ont-ils encore un pouvoir sur le réel? Comment peut-on penser ce qui se présente déjà comme au-delà de la pensée? Avons-nous encore les moyens de réfléchir sur ce qui s’est passé, sur ce qui se passe, sur le pire encore à venir?
La tolérance. Voilà ce qui apparaît comme la panacée. Tout le monde aujourd’hui s’en réclame ; la revendique comme une sorte de programme, ou solution miracle. Mais personne ne s’arrête un instant pour savoir quel contenu lui donner ; en quoi consiste-t-elle ? Et surtout ce paradoxe autour de la tolérance : plus on en parle, moins on en voit sur le terrain ; moins on la constate dans la réalité des rapports entre les hommes et les communautés.
« Difficile tolérance ». Yves Charles Zarka a pertinemment choisi le titre de son livre que je propose pour vos lectures estivales (pour ne pas bronzer idiot !). La démarche philosophique que l’auteur adopte est une réponse au désarroi intellectuel ambiant : les concepts sont secoués par un doute généralisé. Des soubresauts aussi terribles les uns que les autres finissent par déstabiliser les catégories les plus consacrées. Comme la tolérance qui a déjà, comme vocable, une vielle histoire.
Le livre est porté par une double ambition : construire une nouvelle conception de la tolérance autour du nouveau concept : la structure tolérance; c’est donc un nouveau traité qui cerne ou limite son champ à la dimension politique. C’est-à-dire que les aspects éthiques et moraux sont momentanément évacués. On remarque déjà que cette distinction est utile quand on la transpose au sein du débat maroco-marocain où un vaste consensus domine autour de la tolérance car abordée comme catégorie éthique, extra-terrestre en somme. La proposition de Zarka ramène le débat à des principes politiques, à des dispositifs qui participent à la configuration de la structure tolérance. «Sa réalisation, dit-il, ne suppose aucune mutation morale de l’humanité» ; on réfléchit sur la réalité telle qu’elle est et avec les hommes tels qu’ils sont : «La structure tolérance permet de résoudre  le problème de la coexistence même pour un peuple de démons, c’est-à-dire sans faire appel à la vertu morale». Nous retrouvons ici l’héritage philosophique de Kant, Hobbes voire de Machiavel… Cela amène une question centrale et qui est plus que jamais d’actualité, principalement ici et maintenant : quels sont les cadres institutionnels susceptibles d’établir la tolérance des individus, des groupes, des communautés dans les Etats démocratiques aujourd’hui, sans attendre une improbable, et même tout à fait utopique, mutation morale de l’humanité?  En d’autres termes, il faut poser la question de la tolérance comme une question politique appelant des réponses institutionnelles. Ce n’est pas seulement une question théorique mais elle est aussi pratique.
Parmi les principes qui président à la mise en place de la structure tolérance figurent en priorité la séparation du politique et du religieux et la reconnaissance de l’altérité.
L’autre ambition du livre nous concerne plus directement puisqu’il n’hésite pas à interroger le rapport Occident et Islam sur la tolérance. Un rapport sensible car l’Islam n’est plus cet autre lointain mais il relève désormais de l’altérité interne (globalement c’est la deuxième religion en Europe). Cette présence de l’Islam qui met à l’examen la pratique de la tolérance en occident mais qui le met lui aussi à l’examen puisqu’il est amené à se confronter à de nouvelles réalités. Pour l’auteur, l’Occident est arrivé à la tolérance à partir de deux grandes ruptures : la séparation du politique et du religieux, la sphère publique de la sphère privée et la découverte de l’altérité interne et externe. «Deux événements, souligne-t-il, qui ne peuvent advenir qu’à une conscience hautement critique»; or l’Islam n’a jamais vécu une telle situation historique. D’où cette première conclusion : «ce livre est donc aussi un appel à l’éveil de la conscience critique de l’Islam pour que le rapport Occident/Islam puisse se poser sous un tout autre mode que celui du choc des civilisations».


jeudi 22 juin 2017

Chrif Tribak : il était une fois la télévision (2003)


…Le projet ambitieux de parvenir à un téléfilm hebdomadaire a créé une véritable onde de choc qui a secoué une profession habitée par une léthargie née des années de chômage technique. Un véritable appel d’air a été lancé. La machine s’est mise à tourner. Tous les discours théoriques d’antan sur «la crise de la création ou crise de la production de la fiction marocaine» ressassés des années durant ont eu à passer l’épreuve de l’action. La preuve était donnée qu’une nouvelle fois c’est la fonction qui crée l’organe : il y avait une crise de scénario, de scénariste ; c’est normal il n’y avait pas de production. Du coup quand 2M a ouvert ce chantier, des jeunes se sont mis à l’écriture, des passions ont été suscitées ; bien sûr avec des fortunes diverses mais l’essentiel est que des Marocains se sont mis à imaginer des histoires marocaines pour une télévision marocaine.
Ghazl Alouakt est encore une fois représentatif de cette ouverture sur de nouvelles compétences, sur de nouveaux horizons de la production de l’imaginaire. Mohamed Chrif Tribak est un jeune cinéaste venu de la cinéphilie ; c’est un membre actif du ciné-club de sa ville ; il a commencé son projet de cinéaste par le court métrage. La télévision lui a donné une nouvelle chance : passer à un format supérieur dans un contexte inédit, qui n’est pas celui du cinéma classique mais qui le place dans les conditions de travail d’un long métrage. Il faut dire qu’il a attrapé le virus puisque Ghazl Alouakt est son troisième téléfilm. Le premier, Les chevaux hennissent avant de tomber est un petit chef d’œuvre  de télévision : il y a un univers, une ambiance, la mise en place d’une complicité entre toute une équipe de travail. Celle-ci récidive avec Ghazl Alouakt. Tribak, à l’instar d’une pratique que font les grands du cinéma, je pense à Chahine, Cassavetes ou à Truffaut… s’est entouré d’une véritable famille ; le même scénariste, l’essentiel de l’équipe technique et surtout des comédiens qu’il a amenés pour la première fois et que nous aimons déjà ; deux noms sont à souligner et à ne pas oublier: Messoud Bouhcine et Sami Azouaoui. Ils sont tout simplement formidables. Pour le reste, le téléfilm ne recrée pas le langage du cinéma et ne réinvente pas  la télévision ; il n’est même pas le reflet d’une époque, il est tout simplement l’expression d’une sensibilité, vecteur d’une émotion. Et ma foi, Tribak et sa bande, vendredi dernier, ont fait vibrer une fibre, redonner une âme à la télévision.


dimanche 18 juin 2017

Souvenirs cinéphiles (3):Adieu forain (1998), un film beckettien


On n’attend rien
C’est un premier long métrage qui revendique d’emblée sa contemporanéité : l’ « adieu » du titre est un clin d’œil à une époque qui s’en va. Est-ce un hasard si la sortie du film coïncide avec l’achèvement d’une décennie ? Les années 90 ont été une période d’interrogation autour du cinéma marocain pour la première  fois ce cinéma est devenu visible, d’abord chez lui. Les chiffres de la distribution et de l’exploitation l’attestent. On a parlé d’une dynamique certes, mais les films qui sortent sont-ils porteurs d’un projet cinématographique ? S’inscrivent-ils dans une perspective esthétique qui peut caractériser les années 90 ?  Adieu forain, premier long métrage de fiction de Daoud Oulad Sayed, après une expérience de court métrage et de photographe, s’inscrit indéniablement dans l’entre-deux. Sur un plan cinématographique stricto sensu, on peut avancer en effet l’hypothèse d’un film-indice. Il termine une époque et en annonce une autre. Sous le signe de la quête, de l’errance ouverte sur les incertitudes d’un horizon fluide. Le film ne vient récupérer les ingrédients qui ont fait les grandes réussites publiques de la décennie. Il ne revendique pas une cause, celle de la femme par exemple pour bâtir sa communication. Il n’a pas recours aux grands acteurs qui ont tenu l’affiche. Bien au contraire, le film cherche à s’ouvrir un autre horizon.
On peut formuler une première hypothèse en disant que  par son système des personnages, par sa narration, par son rapport au temps, par la vision de l’espace qu’il offre, Adieu forain est un film moderne car problématique. Contrairement, en effet, à un certain cinéma à la mode durant toute la décennie, on n’ y trouve pas de thèse explicite renvoyant à un débat d’actualité ; il ne cherche pas à faire vrai : ce film dément la prétention d’une œuvre artistique à la vérité. Ce n’est pas en tout cas son ambition. C’est la première indication de cette singularité, spécificité du cinéma d’auteur qui tranche avec le principe de la répétition et du stéréotype de tout cinéma incarné par et dans un système, en l’occurrence le système de distribution commercial.
 Le film s’ouvre sur un fondu en noir qui renvoie à l’expérience empirique du spectateur de la salle de cinéma : un homme se réveille et un rideau est poussé de côté. Le dispositif du spectacle futur se met en place. Le rythme est lent, on suit les gestes quotidiens d’un homme blasé. Les mouvements d’appareil autour de lui créent une atmosphère d’attente : il y a quelque part un vide. Des interrogations légitimes se mettent à meubler l’horizon d’attente du récepteur.
Nous découvrons Kassem, une des rares interprétations sobres et magnifiques de Hassan Skalli, qui inaugure le système des personnages du film. Kassem en est la figure centrale, c’est un forain sur la dérive. Le trio qu’il va former avec Larbi et Rabii, le jeune danseur travesti, donne l’impression d’être sorti directement d’une pièce de Beckett. Ils bougent tout le temps, à bord de leur camionnette, mais ils font du surplace. Ils affichent, tous, une envie de partir mais ils reviennent au point de départ qui n’est pas forcément le même pour tous. Nous sommes en présence d’un effort absurde qui n’est pas sans rappeler Sisyphe, à l’image d’un Larbi qui reste prisonnier des fictions qu’il invente lui-même et où il se donne bien sûr le beau rôle. Il développe tout un récit sur son séjour en Belgique, en fait pour meubler le vide des années passées en prison. UN récit qui a toujours besoin d’un nouvel auditoire. C’est lui qui parle beaucoup, car parler comme dans le théâtre de Beckett, signifie être hors de soi-même : celui qui ne possède pas, qui est caché à soi même, doit parler.
Seul peut se taire celui qui a réalisé son identité, et ce n’est autre que le jeune danseur, le travesti. Il a une vie intérieure et a cette possibilité de recourir à un miroir interne qui lui permet d’avoir une consistance propre. Son identité apparente est double : homme-femme. C’est lui qui passe par l’autre, en l’occurrence la femme, pour dire le désir du jeu qui est celui du corps. On en arrive à une sorte de paradoxe, celui qui n’est pas lui est en fait lui-même. Son identité se réalise dans le masque, dans la simulation, dans le spectacle ? Il rêve d’ailleurs de rejoindre Hollywood, lieu symbolique de la métamorphose du moi. C’est le seul personnage porteur d’un projet cohérent. Forcément, il jouera le catalyseur, le révélateur des contradictions des autres. Abdellah Didane portera ce rôle inédit avec grâce et retenue. Il accompagnera Larbi et Kassem dans un voyage qui se révélera un cercle qui enferme une tragédie en instance. On se déplace dans de très beaux espaces, filmés en grand angle comme dans un western. Un western métaphysique. Ces beaux paysages rappellent aussi l’ouverture de Paris-texas ; la splendeur tient lieu de mirage signifiant la perte, le clivage. En tant que sujets évoluant dans un espace, ils développent une logique de disjonction. En termes sémiotiques, aucun fait transformateur ne vient bouleverser cette donne. Le voyage n’introduit aucun élément nouveau dans le programme narratif initial. Ce voyage se révèle finalement comme  le voyage du Moi sans cesse parlant. Un Moi qui aspire à une union, à une jonction, mais celle-ci est sans cesse différée. L’exil paraît comme le seul bien partagé par l’ensemble des protagonistes. Kassem vit un exil intérieur sous le poids d’une mémoire, d’un souvenir qui bloquent toute perspective.
D’un point à un autre, les blessures se dévoilent et ne se cicatrisent pas. Chaque personnage rencontre alors un moment où il livre une part de ce refoulé porté comme une malédiction : Kassem lors de la soirée chez Lalla Zahra ; Larbi face à Fettouma ; Rabii face à Nezha, l’institutrice. Les personnages se tendent un miroir où ils  retrouvent
Une part d’eux-mêmes, vite oubliée dans le tumulte des rencontres quotidiennes.
L’une des rencontres justement les plus révélatrices dans le film est celle avec les représentants du pouvoir. Occasion pour le film pour nous livrer l’une de ses scènes les plus réussies. La rencontre tant attendue avec le comité (figure de l’abstraction du pouvoir) se fait sous le signe de l’attente. Et pourtant tous les ingrédients qui meublent une réception officielle sont réunies : la troupe de musique des chikhates, caméra…on assiste ainsi à une mise en abyme, un écran à l’intérieur de l’écran pour renforcer la superficialité de l’événement, la futilité de l’attente…car finalement personne ne viendra.
C’est tout le film qui est ainsi résumé, Adieu Forain est un drame où tout compte fait il n’arrive absolument rien. Sa force, j’allais dire sa consistance réside justement dans ce vide qu’il restitue à merveille. Dans l’ennui. C’est justement ce qui est passionnant dans ce long métrage, il nous rappelle trop une certaine réalité : on n’attend rien. Ce silence qui travers  Adieu forain vaut son pesant d’or face à la cacophonie de certains mélodrames, trop prétentieux.
Larbi ( magnifique Mohamed Bastaoui), Kassem, Rabii…ces hommes qui s’ennuient nous expulsent de notre propre ennui ; leur ennui provoque la catharsis du nôtre, et nous suivons ce « voyage immobile » sans un moment de répit, presque avec sympathie.
Adieu forain nous place subitement face « au ne rien arriver » de notre quotidien. La masse aride et indifférente de notre existence nous est tout à coup exposée dans sa véritable structure, nue et désolée. Adieu forain est un film de notre temps.


samedi 17 juin 2017

La critique cinématographique. Pour un manifeste



« En ce sens, la critique demande un engagement ; elle est risque, prise de risque…Etre à la hauteur de l’œuvre critiquée. Qui elle-même doit être à la hauteur de l’analyse proposée »
J.-L. Comolli

Le cinéma nous ouvre des horizons qui sont fondamentalement et essentiellement des horizons de pensée. Un bon film, un film qui plaît, un film qui fait que notre vie ne sera plus la même après l’avoir vu…est déjà la promesse d’un bon texte.  Ecrire sur le cinéma, c’est s’inscrire dans une logique de transfert et d’échange. Car écrire sur un film, c’est développer à partir de ces hypothèses une pensée qui dialogue avec une autre pensée ; développer des images autour d’autres images. Une rhétorique face à une autre.
Le discours critique a trop souffert d’absence de légitimité. Celle-ci n’est jamais acquise une fois pour toute ; la critique doit la forger à chaque exercice. Pour dire finalement que la légitimité de l’acte critique est une émanation de sa propre logique d’écriture. Comme texte disposant d’une autonomie ; dans son dialogue franc avec le texte source (le film). Bref, c’est une légitimité qui n’est pas le résultat d’un consensus ou d’une  reconnaissance institutionnelle. Elle est immanente au discours qui la porte.
Dans le cas de figure marocain, la critique cinématographique demeure un projet. Elle a ses repères, sa figure initiatrice, mais elle a souffert des aléas qui ont été ceux du cinéma marocain lui-même, si ce n’est ceux du champ culturel. Longtemps, elle a souffert pour  se constituer en sujet. Se construire un objet pour devenir sujet. Tel a été le programme. Une dialectique qui a fini par laisser des traces. Certains y ont perdu espoir et ont évacué le terrain ; d’autres y font des intrusions par intermittence comme des sorties récréatives. Désertion, poursuite d’autres chants de sirène. Très peu ont résisté. Occasion ici de rendre hommage à Nour Eddine Saïl, le maître fondateur ;  celui qui a cru ; continue de croire et a permis à plusieurs générations d’y croire : par le fait même qu’il soit là ; qu’il continue à exercer, ici, ailleurs, sur tel front ou tel autre; son abnégation, son amour pour le cinéma font œuvre didactique car elles font œuvre de transmission ; transmettre ce message :  oui, dans ce pays il y a une place pour la cinéphilie ; une place pour la culture cinématographique. Cela, on ne l’oubliera jamais. Certes, le commerce autour des images peut paraître aujourd’hui évident alors que les DVD piratés et les VCD de mauvaises qualités encombrent les trottoirs, et polluent les écrans. C’est vite oublier qu’on revient de loin ; oublier ces terribles années de sécheresse, la traversée du désert où trouver un film de qualité relevait de l’exploit. Où parler de cinéma relevait d’une forme d’hérésie.  Mais la résistance finit toujours par rencontrer l’espoir.
La contrainte ne fut pas seulement externe. Au sein même du champ du discours sur le cinéma, il a fallu, comme il faut toujours, sauvegarder le cinéma dans ce qui constitue son essence : le cinéma. Le cinéma, pour paraphraser J.-L. Godard, c’est comme le foot, tout le monde peut en parler.  Un combat qui rejoint toute une tradition de l’histoire du cinéma : la lutte contre les annexions extérieures, contre le théâtre, le roman. Au Maroc aussi, toute une production académique d’inspiration littéraire a inondé la pratique critique cinématographique. C’était le cinéma label de modernité. Un intérêt strictement discursif, loin de la pratique de base de tout critique qui se respecte, à savoir voir les films, échanger  et discuter autour des films. Le tri s’est fait de lui-même. Et la critique retrouve ses lettres de noblesse dans le sillage de la dynamique générale qui traverse le champ du cinéma. Maintenant c’est à elle de faire ses preuves. De se constituer en discours.
Quand j’écris sur un film, en filigrane il y a une ligne de conduite. En premier lieu ce que Jean Douchet a appelé l’art d’aimer. Il n’y a pas d’acte critique sans désir ; le désir de l’autre, du film. A l’origine de l’écriture, il y a le désir de posséder l’objet du désir, de le transformer en objet théorique. Aimer puis finir par théoriser son amour.
Certes, le choix de la visée critique portée par la fonction référentielle, informative, contraint à un usage modéré du métalangage théorique. Il n’empêche que celui-ci me paraît essentiel non par volonté d’opacité mais par ambition de couper court à un certain amateurisme qui banalise le discours critique. La théorie pour couper court au discours démagogique qui dit une chose et son contraire. La théorie pour se prémunir des stratégies de marketing qui formatent les écrits et manipulent les esprits. Quand je dis théorie, je me réfère prioritairement aux acquis de la sémiocritique. Sur la base de postulats sémiotiques pour qui l’activité signifiante des textes filmiques désigne le lieu réel où se jouent –sur la base de production de sens- les enjeux à la fois sociaux, esthétiques et idéologiques d’une œuvre. La sémiocritique détermine un rapport particulier au film/texte, à l’opposé du mode de consommation « habituel » puisque elle implique la suspension du mouvement, l’arrêt sur image. Arrêter, revenir en arrière, repartir, passer d’un segment à l’autre : le film ne défile plus au rythme prévu par l’industrie cinématographique. Le critique –analyste se le réapproprie pour le constituer en nouvel objet.
Mais il y a aussi une critique de l’urgence, celle de la réception quotidienne. Le film devient événement qui me force à répondre, à me positionner, à privilégier tel aspect ou tel autre du film pour en parler. Le tout sans prétention d’exhaustivité mais dans la permanence du désir. Oui, permanent, comme le souvenir de ces séances de projection permanentes des salles de de cinéma de notre enfance.



vendredi 16 juin 2017

Souvenirs cinéphiles (2) : Haj Mokhtar Soldi (2001)



C’est désormais une tradition heureuse, disons- le sans réserve, chaque nouveau film de Mostafa Derkaoui est un moment qui interpelle notre cinéma. Et offre une opportunité de discuter, de débattre sur ce que nous avions appelé ici même la problématique du projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens comme un itinéraire, à l’image du voyage odysséen pour user d’une image qu’il affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert sans cesse revu, remanié, revécu dans l’angoisse des interrogations de l’écriture. En 1974 il réalise quelques événements sans significations où il met en jeu une équipe de cinéastes à la recherche du fil conducteur pour monter un film. D’emblée, c’est un synopsis programme: le cinéma de Mostafa Derkaoui, c’est fondamentalement du métacinéma. Partir des mots et des morphèmes pour forger une syntaxe à partir d’une grammaire aux antipodes de l’énonciation classique. C’est un débat qui s’adresse à l’ensemble des acteurs du paysage cinématographique. Face au cinéma narratif de grande consommation issu de Hollywood, le Caire, Bombay et au moment où des Marocains veulent faire du cinéma pour les Marocains, ce premier film de Derkaoui invite tout simplement à réfléchir. Cela suppose un environnement culturel et professionnel propice. Cela suppose une logistique de résistance qui ne se cantonne pas au ghetto. C’est-à-dire des réseaux parallèles de distribution des espaces d’accueil autres que le minuscule circuit de distribution commerciale. Le projet portait donc déjà les limites de l’époque qui l’a vu naître: le rêve confinait à l’utopie. Mais cela n’a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des personnages, un travail pointu sur l’image avec le recours (risqué d’un point de vue de la réception) aux images nocturnes, et un  découpage polyphonique de l’espace narratif. Polyphonie conviendrait d’ailleurs comme un titre générique de l’œuvre de Derkaoui. Avec je (u) au passé, présenté lors du festival national du film de Tanger en 1995, le cinéaste offre une figure de paroxysme à ce travail autour du Moi cinématographique. Fidèle à lui-même, Derkaoui propose un film qui n’obéit à aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C’est une œuvre affranchie au sens où l’on dit un Affranchi chez les Grecs de l’antiquité.  Encore une fois, une construction polyphonique qui rappelle l’opéra. Le récit revisite une multitude de lieux, convoque des langues et mobilise des signes dans un drame ouvert sur l’infini du sens.
Avec La Grande allégorie, le cinéaste énonce un message global: il confirme son refus du réalisme, mais laisse ouverte la question principale: le refus de toute compromission avec l’énonciation classique, transparente et linéaire, le refus du mimétisme introduit une difficulté de structure: comment assurer une cohérence au film, sur quelle structure s’appuyer pour assurer la communication filmique? Le cinéma de la modernité dont se réclame les films de Derkaoui instaure (cf. Godard, Oliveira, Straub...) un système de référence à la littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le pari de Derkaoui est d’assurer cette cohérence par les seules vertus du langage cinématographique; le coût est alors énorme. Nous assistons dans ses films à une inflation de discontinu qui va de pair avec une perte d’unité du film et une dissolution du sujet.
Cette question du sujet se trouve maintenant centrale dans le dernier film de Derkaoui, Les Amours de Hadj Soldi. Déjà dans le titre tout laisse croire à une unité retrouvée, fondée sur une figure essentielle, le héros en quelque sorte Idée renforcée par une tête d’affiche venue directement du box-office, Bachir Skiredj. Illusion, car très vite on s’aperçoit que le film se construit sur la permanence de l’éclatement et de la verticalité. On ne peut pas se hasarder à lire la présence d’une grande star comme une concession de la part de Derkaoui au star-system: c’est un emploi judicieux; une récupération au sens artisanal. Il exploite le filon d’or à l’instar d’un certain cinéma. Un signe qu’il faut relever: Hadj Soldi possède une bijouterie, un clin d’œil à Hadj Benmoussa de A la recherche du mari de ma femme. On entend aussi cette réplique: “Tu es revenu riche du nord”; phrase ambiguë qui renvoie au passé de l’acteur dans d’autres rôles.
On aimerait aussi proposer de s’arrête aux deux scènes fortes qui terminent le film. C’est un film qui offre en effet deux fins: une fin diégétique, en liaison avec l’évolution du récit et une fin filmique, une sorte de conclusion voulue par le cinéaste. La première offre l’occasion au personnage Lahbib Rabeh (Rachid El Ouali) de liquider physiquement le personnage de Hadj Soldi (Bchir Skirej). Le geste offre au minimum trois lectures; un niveau actantiel: le bon élimine le méchant; un niveau psychanalytique: tuer le père; un niveau de la symbolique du cinéma : la nouvelle génération du cinéma se débarrasse de l’ancienne génération, et prend sa place.

L’autre fin est un clin d’oeil humoristique sur le commerce; une anticipation sur les critique futures. Derkaoui semble nous dire: vous dites que mon film est commercial, eh bien moi aussi je fais mon shopping et je baisse le rideau. Question d’en rire (Marrakech 2001).

mercredi 14 juin 2017

Souvenirs cinéphiles 1: Marock, la polémique (2005)


Le film  qui a fait voler en éclats le silence consensuel autour de la réception des films. Marock a tout de suite partagé le public. On ne sort pas neutre du film, non pas pour une certaine qualité cinématographique exceptionnelle, le film est certes techniquement et globalement bien construit mais c’est surtout pour l’originalité de son propos qui visite un rayon de notre mémoire collective souvent omis ou passé sous silence. Un film qui dit d’abord le désir du cinéma d’une jeune et qui, pour l’exprimer, choisit de revenir sur quelque chose qu’elle connaît bien : son univers socio-économico-culturel ; appelons-le pour faire vite celui de la jeunesse Lyautey–Anfa. Un univers bourgeois, doré. En parler au cinéma est déjà politiquement incorrect du point de vue des normes démagogiques et populistes en vogue dans l’espace public. Pour faire pathos et mélodrame vaut mieux en effet faire du social et filmer la marge avec ses femmes battues, ses enfants SDF ou ses «brûleurs». Même des cinéastes issus de milieux aisés surfent sur cet aspect  en allant filmer le peuple ; ils s’inscrivent dans une vision des représentations qui rejoint l’idéologie dominante. Sans retourner la caméra du côté de leur classe sociale.  Leila Marrakchi l’a fait : première cinéaste à retourner la caméra vers sa propre classe sociale… et c’est la polémique. La querelle sur la nationalité du film n’est qu’un paravent pour masquer une certaine gêne. Le film exprime une réappropriation de la parole. Sa réception partage le public. Ses détracteurs ont tenté de camoufler leur conservatisme culturel par une surenchère idéologique nationaliste. 


mardi 13 juin 2017

Le plus beau métier du monde: critique de cinéma







A Nour Eddine Saïl

C’est le plus beau métier du monde ! un critique de cinéma. N’est-ce pas lui qui est payé pour voir des films ! Quelle chance et quel bonheur !
Encore faut-il se mettre d’accord sur qui ? Quoi ? Comment ? Et Où ?
Il y a toujours autour du cinéma une activité multiple. Produire, réaliser, consommer en sont les grands titres. C’est ce qui permet de parler d’une industrie cinématographique avec ses dime

nsions multiples y compris et surtout commerciales. Mais, si le cinéma est « par ailleurs une industrie », dixit André Malraux, le cinéma est aussi un phénomène de société, une activité artistique et culturelle. Il est alors une composante du discours social générant et produisant des discours.
L’histoire du cinéma nous apprend aussi qu’un cinéma n’existe pas en termes techniques et en donnes chiffrées, uniquement ; c’est aussi tout le discours d’escorte qui l’accompagne et lui donne un ancrage social, voire une légitimité culturelle par le biais de la critique cinématographique.
Parler d’un film est alors une forme de socialisation culturelle qui passe par plusieurs niveaux. Y compris, ce degré zéro qui émane du spectateur du samedi soir et qui exprime un point de vue à sa sortie de la salle. D’ailleurs, le film lui-même, est structuré pour générer un discours, une attitude du public. Christian Metz notait dans son ouvrage sur la psychanalyse et le cinéma que « de tout film émane un murmure destiné à l’oreille du spectateur : aimez-moi, aimez-moi ! »…beaucoup de spectateurs n’hésitent pas à y aller…à répondre à cet appel
Parler d’un film, pour moi, est une forme de prolongement du plaisir. La manière varie alors. C’est un processus social et historique.
 Il y a la phase du spectateur du samedi soir qui reste au niveau de l’impression et de l’expression du désir. C’est un moment que je ne renie pas et qui me semble sain et naturel. Il y a ensuite la phase cinéphile qui confronte un film avec un autre ; une image avec une autre. Le cadre idéal de ce moment fut pour ma génération le ciné-club ; là, où nous avons appris de passer alors de la consommation à la réception.
La troisième phase est celle de l’élaboration d’un discours construit et pensé à partir et autour du discours du film. Après la consommationla réception, on est là dans le moment de la lecture filmique, de la critique cinématographique. Le support varie ; souvent on passe de l’oralité à la trace écrite. C’est une démarche qui obéit à des critères certes, mais portée par des valeurs et des principes ; cela se traduit chez moi par un rapport au film, au cinéma inscrit dans une logique de modestie, d’aimance (merci Khatibi pour ce beau mot/concept) et de plaisir permanent. Pour dire en un mot, je rejoins Jean Douchet quand il définit la critique de cinéma comme « l’art d’aimer ». C’est l’intitulé de son texte (Les cahiers du cinéma, 126/1961) où il précise davantage en liant cette activité à deux moteurs que je trouve non seulement pertinents mais essentiels : passion et lucidité. « La critique est l’art d’aimer, écrit-il. Elle est le fruit d’une passion qui ne se laisse pas dévorer par elle-même, mais aspire à une vigilante lucidité »





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Dans cet élan, la tentation est forte de porter ce discours sur le film, sur le cinéma très loin en le confrontant à des attentes, à des grilles de lecture inspirées des sciences humaines, au sens large. Il y a eu dans notre parcours initiatique un moment phare celui du tout politique. Nous interrogions le cinéma, les films à partir d’un positionnement idéologique, politique. Le film Mille et une mains de Souheil Benbarka que nous disséquions dans les ciné-clubs de la fin des années 1970 à l’aune de notre engagement politique. Des assauts que la force du film, sa consistance artistique, sa richesse multiple…supportaient comme des vagues d’une tempête passagère. Le film est resté dans nos mémoires au-delà des slogans de conjoncture.
Ce fut passionnant et enrichissant, ouvrant la voie à un rapport de forces largement favorable aujourd’hui à l’esthétique et au cinéma dans sa polysémie et sa diversité. Des approches qui ont gagné en recul, en humilité et en modestie intellectuelle et qui se déploient à partir de plateformes diversifiés, souples et évolutives. Loin de tout dogme.
Tout récemment, je découvris avec plaisir comment l’apport d’un philosophe, logicien de renommée internationale, Ali Benmakhlouf, peut contribuer à mieux affiner nos lectures de films, à leur donner une assise épistémologique consistante. Développant une réflexion pleine d’intelligence, nourrie des apports de Jacques Rancière (sur l’esthétique) et de Michel Foucault (Surveiller et punir), il revisite une formule tant galvaudée dans le discours dominant chez une certaine critique, celle du visible et de l’invisible au cinéma. Pour Benmakhlouf l’enjeu pour le cinéma est de traquer, capter l’étrange derrière le familier. Justement au cinéma, il s’agit de rendre visible le visible comme le développe Foucault pour la philosophie. Ali Benmakhlouf explicite davantage en nous résumant la thèse de Foucault : le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible précisément ce qui est…visible. Faire apparaître ce qui est proche, si lié à nous-mêmes que pour cette raison justement il passe inaperçu…sauf quand le cinéma le capte et nous le restitue. Le cinéma rejoignant ainsi la philosophie : faire voir ce que nous voyons. Je cite deux films qui font dans ce « rendre visible, le visible ». d’abord Winter sleep de Nuri Bigle Ceylan (palme d’or) : film sur le quotidien, dans sa trivialité : un gamin en colère qui casse une vitre de voiture, de longues scènes de palabre familial ou entre villageois…Soudain on voit  ce que nous survolions : le désarroi, la détresse ou la mélancolie. L’autre film est Al ayel (le gosse de Tanger, 2005) de Moumen Smihi : la scène d’ouverture, une scène de déjeuner frugal, un plan fixe, des paroles échangées…et tout le temps pour voir ce que nous voyions tous les jours sans « un arrêt sur image ».  Sans voir, en somme. « Il faut un phrasé de l’œil » nous dit Benmakhlouf pour voir tant de choses dans la vie qui ne sont pas visibles. « Le cinéma, par son montage est l’un de ses phrasés ». A lire in « C’est de l’art », Ali Benmakhlouf, DK éditions, 2011).
Une autre réflexion éclairante pour la pratique de la critique cinématographique sous les auspices de la pensée. Celle de Gilles Deleuze qui nous invite à placer la barre très haut : le cinéma est « pensée » et la critique doit contribuer non seulement à mettre au jour cette pensée mais à fonctionner elle-même comme pensée avec ses propres concepts qui induisent une pensée spécifique. « Pour Deleuze, la critique cinématographique ne doit pas se contenter de décrire des films ou de faire l’histoire du cinéma, mais, en créant des formes et des concepts qui ne conviennent qu’au cinéma, elle crée, d’une certaine façon, du cinéma ». L’apport de ses deux ouvrages L’image-mouvement et L’image-temps est dans ce sens une contribution fondatrice. Voir la synthèse qu’on fait Suzanne Hème de Lacotte (Mouvements, 27/28, 2003).
Certes, dans notre approche, qui distingue le discours critique du discours théorique et analytique, la référence à Deleuze se fait d’une manière implicite ; comme une nappe phréatique qui assure au texte sa fraîcheur, sa fertilité et lui garantit un plus de légitimité. Ou tout simplement nous éclairer le chemin d’accès au faisceau de signes qui émane d’un film. Expérience vécue : Dans ma lecture –critique du film de Tala Hadid, The narrow frame of midnight (2015), le passage par Gilles Deleuze s’avérait incontournable pour saisir non pas un sens définitif, ce n’était pas d’ailleurs la finalité du film, mais le cheminement d’une « pensée » qui s’est faite cinéma, ou d’un cinéma qui se fait « pensée ». Le film de Tala Hadid ne pouvait être appréhendé, discuté qu’à partir duconcept de L’image temps : j’étais en face d’un « récit » qui refusait « les situations globalisantes », closes et qui ne proposait pas de héros ou de personnages exceptionnels. Le montage n’obéissait pas au principe hollywoodien de la causalité. La construction de l’espace n’était pas dictée par une logique narrative classique ; si ce n’est le souci de capter des moments, des apparitions. Deleuze alors : « « l’ellipse cesse d’être un mode de récit, une manière dont on va d’une action à une situation partiellement dévoilée : elle appartient à la situation même, et la réalité est lacunaire autant que dispersive ». Les personnages se meuvent dans une errance qui est une balade, concept deleuzien employée déjà pour parler des personnages de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Nourrie par ses références la critique se révèle être une entreprise créatrice.
Un ancrage théorique qui permet de dialoguer avec une nouvelle génération pour qui l’essentiel ne se situe plus dans « ce qui est dit », ni « dans ce qui est raconté » mais dans ce que le cinéma a à dire de lui-même (Faouzi Bensaïdi, Hicham Lasri, Hakim Belabbes).Et sur cette voie Deleuze est un formidable compagnon.
Une autre variante d’approche des films, que je situerai au-delà de la critique (un en-deçà serait la critique d’humeur : « j’aime », « j’aime pas ») est fourni par le documentaire exceptionnelle Room 237 de Rodney Ascher, présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2012. Il constitue pour moi l’archétype de ce que serait la critique du cinéma. Le film est consacré à décrypter les signes cachés, le non-dit du film culte du genre d’horreur Shining de Stanley Kubrick. Le film a sa sortie en 1981 avait suscité un engouement de la part des critiques et des chercheurs qui ont tenté de décrypter ses messages cachés, ce que Kubrick avait voulu vraiment dire. Pour ce faire, l’auteur du documentaire donne la parole à des érudits, inconditionnels de Kubrick pour se livrer à leur exercice de lecture. Parmi les interprétations que j’ai beaucoup appréciées celle qui voit dans le film une description du génocide des indiens d’Amérique. Tous les signes qui traversent le film, (tout est intentionnel chez Kubrick), notamment les boîtes de levure, portant le nom de calumet et que l’on voit à l’arrière-plan des personnages, sont décryptés dans ce sens. Le sang qui envahit les couloirs du célèbre hôtel où se déroule le récit est le sang des indiens qui vient des profondeurs/des fondements car l’hôtel a été construit sur un ancien cimetière indien.  Un autre lecteur/interprète voit dans le film une description de l’holocauste en jouant sur la répétition du chiffre «42 » qui renvoie à l’année 1942, date de démarrage des camps de concentration dans l’Allemagne nazie. Le climax de cette critique-délirium est atteint avec cet érudit qui superpose deux projections simultanées du film, l’une à l’envers, l’autre à l’endroit. Un délice intellectuel et cinéphile. L’œuvre du maître se métamorphise devant nous en fonction des approches des uns et des autres. Le rêve quoi ! Pourquoi je dis que le documentaire, Room 237, est en soi l’archétype de ce que devrait être la critique cinématographique ? Parce qu’il apporte une réponse concrète à un handicap majeur dont souffre la critique cinématographique, celui de l’impossible citation. La critique littéraire peut citer un extrait du poème, du roman, de la nouvelle qu’elle aborde.  La critique cinématographique ne peut citer son objet ; elle ne peut que le paraphraser, le décrire. En parler avec un langage qui n’est pas le sien. Une critique cinématographique, c’est un texte sur un texte absent. Ou cité virtuellement.  Room 237 ne souffre pas de cet handicap car le film parle du film par le même signifiant cinématographique ; sans empreinter/emprunter un autre medium.
Mais l’image qui se dégage aujourd’hui est celle de la crise. La fonction critique traverse une période de profondes mutations. Situation inhérente, en partie, aux mutations qui touchent son champ d’intervention : le numérique a introduit de nouvelles donnes dans la conception même du cinéma et dans la médiation des discours sur le cinéma. Le dernier né étant la critique instantanée via les réseaux sociaux ; dès le générique de fin on envoie des tweets ou autres posts qui changent en fonction de l’humeur et des réactions et qui varient avec le nombre de « j’aime » récolté.
Au Maroc, la situation est encore plus confuse. Du fait même de l’absence d’un background historique. Si nous sommes partis du postulat que c’est le plus beau métier du monde, c’est pour mieux souligner son paradoxe. Le décalage. Car il n’y a pas / il n’y a pas eu de critique cinématographique au Maroc. Au sens professionnel s’entend.
En effet, être critique de cinéma, dans le contexte d’une cinématographie avancée, c’est être payé pour voir des films ! Quelle veine ! Il dispose d’une carte professionnelle lui permettant d’accéder aux salles, d’être invité aux festivals et de bénéficier des outils nécessaires (tout un matériel promotionnel, y compris souvent une copie numérique du film...) pour faire son travail. Ailleurs, chez nous par exemple, c’est plutôt la boutade de Truffaut qui convient pour décrire le paysage : « Chacun à deux métiers…le sien et critique de cinéma » (à lire in Les films de ma vie, Flammarion, 1975, page 19.)
Hypothèse que je vérifie, chaque matin ou à chaque occasion : mon voisin de palier, mon coiffeur…entre deux remarques sur la dernière prestation du Raja, on glisse des flèches sur tel ou tel film marocain. Le festival de Marrakech en a fourni un autre exemple grandeur nature. C’est peut-être l’un des rares festivals au monde à se voir bénéficier chez lui d’une « couverture » par une armada de gens qui n’ont que des rapports de bon voisinage avec le cinéma…En fait, par des gens qui ont leur propre métier…et à l’occasion du festival de Marrakech se couvrent de la casquette de critique de cinéma…Truffaut toujours. Cela donne, in fine, des productions discursives, passionnantes et édifiantes. Les organisateurs du festival de national de Tanger constatent à chaque édition le rapport inversement proportionnel entre le nombre de « critiques » présents, accrédités et la quantité de textes produite. Dommage que les facultés de lettres ne développent pas des départements de sociologie des médias et d’analyse de discours médiatique, on aurait appris des choses intéressantes sur l’image du cinéma…notamment autour de la perception médiatique du cinéma. Edifiant encore une fois.
Ceci dit, un discours en cache un autre. Si la critique cinématographique au sens professionnel du mot fait encore défaut, une approche cinéphilique du cinéma marocain émerge ici et là, à travers des textes bien nourris de la passion du cinéma. Car, le drame de notre cinéma est qu’il est souvent abordé par des gens qui n’ont découvert le cinéma qu’une fois adulte, une fois installé dans leur confort universitaire. Ils plaquent alors sur les films des concepts et des grilles élaborées en dehors du cinéma ; ou dans le contexte d’une cinématographique profondément ancrée dans l’histoire du cinéma et dans l’histoire tout court…Comme lorsqu’on cite Tarkovski (la dernière tarte à la crème en vogue) ou J.L. Godard pour parler de Saïd Naciri ! Surréaliste.
Une autre illustration en est fournie par la confusion ontologique qui caractérise la production discursive autour du cinéma. Celle qui ne distingue pas entre le discours critique proprement dit et les autres types de discours sur le cinéma. Notamment entre un texte critique et un texte analytique ou théorique. Beaucoup de chercheurs inscrivent, consciemment ou par défaut leur production dans la rubrique « critique cinéma » et s’accapare lors de leur prestation publique l’étiquette de « critique de cinéma ». Or, la critique cinématographique est un genre spécifique qui se distingue foncièrement du discours analytique-théorique. Non seulement ladistinction est de degré, celle inhérente au niveau d’implication du producteur du texte, mais également de nature, ni la finalité ni la fonction ne sont pas identiques. Mais comment en délimiter la frontière. Je me réfère à une référence d’autorité en la matière qui dans son parcours professionnel a été amené à intervenir tantôt en tant qu’universitaire agissant dans le champ de la théorie du cinéma ; tantôt en tantôt en tant que critique dans la revue du cinéma Les cahiers du cinéma. Il s’agit d’Alain Bergala qui a consacré un article passionnant au sujet « je postulerai ceci : tout texte qui ne se donne pas comme fonction d’évaluer le film ou l’œuvre cinématographique dont il parle n’est pas un texte critique ». Il pose donc comme principe fondateur de la critique cinématographique la propension à évaluer. Rejoignant implicitement la définition étymologique de « critique » qui consiste à distinguer le bon grain de l’ivraie. L’évaluation étant la ligne de démarcation entre le texte critique et les autres types de discours sur le cinéma que Bergala cite : le discours analytique-théorique (qu’il soit universitaire ou non précise-t-il), le discours promotionnel et le discours informatif.
Michel Ciment, critique de cinéma français, directeur de la publication de la revue Positif, le contre-champ cinéphilique des Cahiers du cinéma, vient de sortir (fin de 2014) un livre d’entretiens, Le cinéma en partage, sur son expérience de critique. Sa lecture est enrichissante et tonique. Le titre est en soi tout un programme : Le cinéma en partage. Oui l’amour du cinéma, acquis dès l’enfance se prolonge avec l’acte de partage et de transmettre qui est le fondement éthique en quelque sorte de la fonction critique. Car, c’est quoi la finalité en somme ? C’est partager une passion, transmettre un savoir pour donner à cette passion une dimension intellectuelle, culturelle et artistique.
En conclusion de son livre, il cite quelques principes fondamentaux qui constituent pour lui, les qualités de base que doit avoir un bon critique. Il les appelle, « les sept vertus cardinales pour celui qui veut devenir critique de cinéma ». Je me permets de les rapporter en les commentant.

1)      L’information : informer/ s’informer ; une critique a une dimension informative primordiale (informer son lecteur) ; mais le critique doit également être informé sur le film, sur le cinéaste… Cela permet d’éviter des contre-vérités du genre A Casablanca les anges ne volent pas (Mohamed Asli, 2004) est le premier film qui traite de l’exode rural. Ou encore, la meilleure rapportée par Michel ciment dans son livre, celle d’un critique qui affirme que les meilleures dix minutes jamais filmées par Stanley Kubrick sont celles de l’ouverture de Spartacus (1960), celles des esclaves dans les carrières de pierres. Or cette partie du film a été tournée par… Anthony Mann avant d’être licencié par Kirk Douglas (producteur du film et acteur incarnant le rôle-titre). 

2)     L’analyse : une analyse portée par une grille de lecture cohérente (sémiotique, psychanalytique, sociologique, thématique, formelle…). Un critique doté d’un savoircar « celuiqui sait davantage, voit davantage ». J’aime à ce propos faire le parallèle avec le scénariste. Les deux champs appellent en effet un savoir quasi-encyclopédique : sur le cinéma, sur la société, sur l’histoire, sur les acquis des sciences humaines.
3)     Le style : je pense c’est le minimum dû au film et au lecteur (récepteur du discours critique). Pour un film, une critique sévère bien écrite vaut mieux qu’une critique élogieuse mal écrite ! Un texte critique tient lieu lui-même de finalité. Les textes fins et intelligents de Serge Daney sont la référence en la matière.
4)     La passion ; écrire et parler des films avec enthousiasme ; on n’est pas dans un laboratoire ; ne pas hésiter à afficher son admiration ; je suis d’accord avec ce que dit Michel Ciment : « C’est faire preuve de médiocrité que d’admirer modérément ! ». Pour sa part Serge Daney (in Ciné journal volume 2) rappelle qu’André Bazin fut un grand passionné, « sans passion, il n’écrit pas, mais s’il écrit il procède avec la méthode de celui qui veut en savoir plus sur sa passion », le but étant de partager ce « plus ».

5)     La curiosité : s’intéresser à tout le cinéma ; l’expérimental, le populaire ; le chinois, l’iranien…. De Faouzi Bensaïdi à Abdellah Ferkouss. Le critique-cinéphile (un pléonasme !) ne doit pas tuer le spectateur du samedi soir qui sommeille en lui.
6)     La hiérarchie du jugement ; ne pas hésiter à dire voilà mes films préférés ; voilà les films qui ont marqué une période. Au sein d’un même film, savoir distinguer les aspects qui ont fait défaut ou ceux qui dessinent en filigrane une promesse
7)     Le coup d’œil : l’exploration de nouveaux talents ; avoir le flair (avec l’expérience et les vertus précédentes) de voir/ sentir qu’il se passe quelque chose à un moment donné, de l’évolution d’un cinéma. « une vraie critique invente une œuvre comme on le ferait d’un trésor » Jean Douchet.
Ce n’est pas un programme, ni une grille mais des indications nées d’une riche expérience et d’une longue pratique dans le pays (La France) qui reste l’emblème internationale de la cinéphilie. Car, fondamentalement, un critique, c’est aussi le produit d’un environnement. Si j’étais méchant, je dirai qu’en effet, chaque cinéma a la critique qu’elle mérite. C’est méchant, je dirai gratuitement, car le monde bouge et offre des multiples possibilités, y compris celle optimiste de voir la critique produire un effet. Dans son article sur André Bazin, Serge Daney notait que le fondateur des Cahiers du cinéma était « peu élitiste », et il défendait l’idée que faire aimer les bons films créera un public meilleur qui, à son tour, exigera de voir de meilleurs films.

Pour ma part, je plaide pour une posture d’humilité face aux films. Eviter le discours sentencieux, définitif. Un critique n’est pas Zorro. Ni un imam prêchant la bonne image. Afficher mon point de vue, le défendre avec le maximum de « passion et de lucidité ». Proposer une évaluation. Dire ce que le film me dit sans le réduire ou le ramener à ce qu’il raconte. Laisser une marge de manœuvre à mes propres réminiscences de faire leur complément de travail. De remettre de l’ordre dans le désordre des images.  Le film, tout film reste une entreprise ouverte, inachevée.  Car pour paraphraser ce que dit Umberto Eco du texte littéraire (Lector in fabula), le film/texte est toujours « un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir (…) qui veut laisser au lecteur l’initiative interprétative (…). Un texte veut que le quelqu’un l’aide à fonctionner ». 

samedi 10 juin 2017

Lhaj Belaïd…


Il nous a légué  un riche répertoire ; il est notamment l’auteur d’une partition qui ne cesse de traverser le temps et l’espace et qui a inspiré tant d’autres compositeurs, il s’agir de « Mqar tla touga arafoud » (traduction littérale qui n’arrive pas à cerner la mélodie sous jacente au texte : même si l’herbe arrive au genou…). Pour comprendre la place qu’occupe Hadj Belaïd dans l’imaginaire culturel et artistique d’une grande partie de la population marocaine, il faut le situer dans une perspective historique. Il est, pour oser peut-être un parallèle qui risque de surprendre quelques-uns, l’équivalent d’un Mohammed Abdelouheb amazigh. La comparaison n’est pas fortuite, car les deux hommes se sont croisés à Paris et le maître égyptien a reconnu la maestria du virtuose amazigh. Hadj Belaïd, ce paysan rebelle venu du fond de l’Anti Atlas, fut un grand voyageur. Autodidacte, il inscrivit la chanson amazighe dans la modernité. C’est ce qui explique l’engouement des générations successives pour son répertoire, véritable annale de l’histoire du Souss et du Maroc contemporain. Il est en quelque sorte le père spirituel du courant de la chanson Rouaïss ; le maître historique du Ribab, la référence majeure en termes de créations de mélodies et de composition musicale. Il y a en effet deux tendances qui traversent la chanson amazighe : les Rouaïss et l’Ahouach. Deux genres artistiques autonomes traversés eux-mêmes par des variantes locales ou particulières à une région ou une époque. Mais ce sont deux façons, deux approches originales. Les Rouaïss renvoient à une tradition historique, celle grosso modo de troubadours, ces artistes liés à un pouvoir et cherchant protection auprès des notabilités, jouant parfois sur les contradictions entre différents pouvoirs locaux pour se redorer le blason. Du point de vue du sens, cela donne une chanson plus aristocratique, plus urbaine en quelque sorte, plus institutionnelle en tout cas.


 L’Ahouach, lui, renvoie davantage au terroir. Ces danseurs ne sont pas professionnels. Dans l’Ahouach, il n’y a pas de rupture entre l’art et la vie. Il en constitue au contraire le prolongement. Le soir d’une bonne récolte, le paysan met ses plus beaux habits et rejoint l’Assaïs (la grande place du village dédiée à la fête) pour rejoindre ses camarades pour une danse exprimant la joie ou la tristesse sur des paroles dites en direct par des paroliers qui peuvent être des professionnels invités ou de simples villageois inspirés par l’ambiance de la soirée.

Une configuration culturelle et  un dispositif scénique que la télévision n’arrive pas à capter dans sa spécificité ; malgré les efforts réels introduits par la chaîne de Mamad. le rapport de la télévision et de la culture amazighe est surtout une problématique culturelle plus que technique. Il faut en effet en finir avec le traitement en catimini, une insertion en quelques minutes au sein d’un vaste programme. Il y a une temporalité spécifique dont il faut tenir compte : une danse d’Ahouach n’est pas un clip; il y a un rapport au temps qui suppose un autre regard de mise en scène, un autre découpage. Un autre comportement de la caméra qui ne doit plus chercher à être la vedette : s’éclipser au bénéfice du sujet ; ses mouvements obéissant et épousant la logique générale de la danse. 

lundi 5 juin 2017

Ali Zaoua de Nabil Ayouch en tête du top ten 1956-2016


Une question d’esthétique
« Le spectateur croit entrer dans la fiction par le signifie alors qu’il y accède par le signifiant »
C. Metz




Arrivé en tête du sondage organisé par Albayane (Janvier 2017) comme meilleur film marocain, Ali Zaoua de Nabil Ayouch (1999) continue ainsi de séduire. Il s’agit ici  s’agit de trouver une formule adéquate pour parler du film autre que le discours d’impression qu’il génère. C’est-à-dire chercher à aller au-delà de “aimer ou ne pas aimer”, parce que le Monsieur lambda, l’archi-spectateur, le spectateur du samedi soir qui sommeille en chacun de nous ne peut que aimer Ali Zaoua. Le film d’ailleurs s’inscrit dans une stratégie de séduction qui porte largement ses fruits.
 Cependant, l’approche proposée par Nabil Ayouch pose une autre problématique à savoir “être ou ne pas être d’accord”. C’est tout l’intérêt du travail de ce cinéaste qui situe le débat au sein de la sphère cinématographique, au niveau des choix esthétiques. Toute son œuvre  se situe du côté du cinéma, en posant souvent  d’une manière explicite la question de l’inscription dans un genre, même si au niveau du discours d’accompagnement, l’effet d’annonce recherché lorgnait du côté du social, avec un ancrage référentiel relativement lisible, fanatisme, prostitution, enfants de la rue…
Ainsi, Ali Zaoua repose, d’une manière plus explicite, la question du choix esthétique, même si sa première réception a été davantage portée par l’impact dramatique du thème revisité; le discours sur le film se ramenait, se réduisait à un discours sur l’enfance abandonnée. Le social étant de retour accaparé par des structures plutôt ONG, le film se trouvant alors devenir la figure de proue d’une nouvelle forme d’exercice de l’action sociale où le “civil”, associatif et artistique double le politique, sur sa gauche en quelque sorte. Le cinéma proprement dit est occulté à un rôle d’appoint; le discours critique est transcendé par la nouvelle doxa.
On évite ainsi la question fondatrice de l’art: la pertinence, à savoir la congruence entre le sujet et la fable, entre le sujet et son traitement, entre l’énoncé et l’énonciation. C’est le fondement même de toute écriture, depuis les principes de la poétique.
L’ouverture du film nous offre à ce niveau une formidable entrée en matière puisqu’elle porte en filigrane non seulement le programme narratif du film mais dessine (au propre et au figuré, le film commence par un dessin) les configurations possibles de son projet esthétique.
On sait la place fondamentale des débuts de film, ce sont de véritables moments contractuels. Ils établissent entre autres un contrat de communication qui fixe les règles du jeu et de la bonne coopération.
Que nous dit alors l’ouverture du film Ali Zaoua? Elle se déroule au moins  sur trois phases qui s’inscrivent dans des registres d’écriture différents et qui préparent cependant un régime de réception pour l’ensemble du film. On ouvre d’emblée sur un générique in mdias res: les indications écrites se présentent sur un fond pictural, des formes et des couleurs avec en off une voix d’enfant qui décrit un rêve parlant d’île et de voyage. Ces premiers instants offrent un premier clin d’oeil esthétique, cette fresque annonce un univers poétique; une piste possible s’inscrit ainsi dans l’horizon d’attente du spectateur. On enchaîne ensuite sur la séquence reportage, la plus problématique du film, la plus éloquente et la plus riche. Ici le cinéma simule la télévision, et un genre télévisuel en particulier, le reportage qui fait le bonheur des magazines d’information et des j.t. La séquence est intéressante dans sa signification et dans sa forme signifiante. Elle donne les premières informations sur ce qui sera l’univers du film: la rue, ses personnages, les enfants et instaure le héros Ali Zaoua. Le cadrage est serré, caméra à l’épaule, voix off de la journaliste, regard à la caméra des sujets...le film dessine un autre projet esthétique possible. Celui d’ailleurs qui a été expérimenté dans le cinéma vérité qui a abordé le sujet des enfants des rues. La séquence se clôt sur un zoom sur Ali Zaoua, une façon de le récupérer par la télévision et de l’évacuer pour le cinéma. Ce gros plan sur Ali Zaoua est prémonitoire annonciateur de sa prochaine mort. L’enfant de rue disparaît comme entité, transformée en image par le dispositif audiovisuel. C’est une icône qui ne renvoie plus à rien sauf à elle-même. Ce zoom s’approprie Ali Zaoua et le tue avant l’acte. Désormais Ali Zaoua est un objet et non plus un sujet. La séquence suivante annonce un dispositif diamétralement opposé. Par son cadrage, par le choix de l’angle, Ali Zaoua, le film, entre dans un troisième registre d’écriture. Au niveau des plans, elle est perçue par rapport à la précédente comme un passage de la télévision au cinéma.  Ce troisième moment est la véritable ouverture du film, Nabil Ayouch place un dispositif, au niveau du son et de l’image qui refuse le cinéma vérité et invite à une réception qui fait appel à la mémoire cinéphilique du récepteur. Il y a tout lieu de dire que ces enfants sont filmés à la Sergio Leone, dans Il était une fois l’Amérique notamment. Le régime narratif adopté est explicite, les éléments constitutifs du récit sont annoncés. Avec notamment un système de personnages qui reprend les canons de l’écriture fictionnelle: Ali Zaoua, son adjoint, ses “troupes” et la bande rivale. On va assister d’ailleurs à un montage qui rappelle une ouverture marquée par la tradition cinématographique et la tradition narrative. Le héros et ses hommes sont cernés, encerclement physique et sonore, comme dans un western, les “Indiens” apparaissent  non plus sur des collines mais sur les cloisons qui forment le mur du terrain vague. Un panoramique les décrit dans leur rituel avant que la caméra ne s’arrête sur le face à face décisif: Ali Zaoua et Dib. Une posture cinématographique classique, servie par la consécution des plans et des actions.
La séquence s’achève  par la mort de Ali Zaoua, le coup mortel est amplifié par les effets spéciaux, l’effet de la pierre rappelle l’effet d’une balle dans Voyage au bout de l’enfer. Cette mort de Ali Zaoua donne au film son argument narratif. Pour ses amis, il s’agit de lui assurer un enterrement décent digne de ses rêves princiers. C’est l’objet du désir selon le schéma actantiel classique. Avec cependant cette différence de taille: au voyage horizontal rêvé initialement, se substitue un déplacement vertical. Avec cette image récurrente de la fosse qui servira en premier lieu à cacher le corps de Ali Zaoua.  Son retour qui scande l’évolution du film la transforme en signe qui ouvre sur plusieurs lectures dont peut être la quête du giron maternel, la nostalgie du cordon ombilical; le réveil du foetus et son désir de chaleur (voir la scène où Boubker se réfugie au trou et refuse d’en sortir qu’en échange de plus d’attention: tout le programme de l’enfance qui affronte l’arrivée au monde).
Nous sommes alors dans un régime fictionnel authentique. Ali Zaoua mobilise un ensemble de postulats narratifs sur la base desquels le spectateur est invité à un monde diégétique possible avec ses lois et son fonctionnement propre. Ses postulats ont leur valeur de vérité: causalité, consécution, la structuration de l’espace-temps, la fonction polarisante du personnage. Au premier degré, on peut donc y voir des enfants de rue. Cependant leur actualisation filmique passe par la prise en compte des contraintes liées spécifiquement au médium cinématographique. ¨Parmi ces traits on peut citer, l’interprétation avec notamment la présence de Saïd Taghmaoui, une façon explicite de fictionnaliser la réalité. Saïd Taghmaoui est le reflet cinématographique de Ali Zaoua, il lui renvoie une image celle que nous recevons dans le cadre, dans le plan, celle de son illusion. Cette dimension diégétique a été transcendée par un autre désir celui du spectateur qui s’obstine à “voir” dans le film sa vérité au détriment de la seule vérité cinématographique plausible. L’activité émotionnelle l’emporte parce que finalement, comme le souligne Umberto Eco, “le texte est une machine paresseuse qui fait faire au lecteur la plus grosse part du travail, sur la base des instructions qu’il lui fournit”. Avec Ali Zaoua il le fut largement.


dimanche 4 juin 2017

Mouvement social




Dans son livre-somme, La société contre l’Etat : mouvements sociaux et stratégie de la rue au Maroc, Abderrahmane Rachik, universitaire, spécialiste notamment de la géographie  urbaine, rapporte des statistiques édifiantes : en 2005, les actions collectives des différents mouvements sociaux dans l’espace public se sont traduites en 700 protestation, soit une moyenne de deux sit-in par jour. Ce chiffre passe de 5000 actions en 2008 à 6438 en 2009 pour atteindre 8600 en 2010 et plus de 18000 en 2016, soit  50 protestations collectives par jour. Sous le gouvernement mené par le Pjd, le nombre de protestation a été multiplié par 26 en l’espace de dix ans (2005-2015). Il relève aussi que le mouvement de protestation touche de plus en plus des régions enclavées, des petites villes, loin de l’axe littoral Casablanca-Rabat. La mobilisation sociale atteint en effet de plus en plus des zones inédites comme Bouarfa, Sidi-Ifni, Zagora, Tata, Driouich et...Al-Hoceima.
Le paysage social demeure ainsi marqué par une recrudescence des mouvements de protestation allant de grèves au sit-in, occupation de l’espace, manifestations, marches publiques avec l’entrée en lice d’autres catégories sociales appartenant à différents secteurs, en dehors des travailleurs du secteur public qui avaient marqué le mouvement social du milieu des années 1970 et 1980. Une situation qui concerne également le privé même s’il bénéficie de moins de visibilité. Comment interpréter cette effervescence sociale? Dans quelle grille de lecture il faut l’inscrire ? Quelles leçons peut-on en tirer pour affermir davantage le progrès du pays et son ancrage dans la démocratie politique et sociale ? Une certaine vision largement reprise par les médias sociaux inscrit le mouvement de protestation actuel à a Hoceima dans une surenchère régionaliste. D’autres poussent ce raisonnement jusqu’à y voir une manœuvre de manipulation impliquant des intérêts locaux et internationaux..
Qu’on nous permette de nous situer en dehors de ce cynisme en vogue dans les officines qui se nourrissent du machiavélisme et chez les professionnels du sensationnalisme facile. Nous sommes respectueux de ce mouvement social et nous le comprenons dans ses multiples dimensions : sociale, économique, culturelle et symbolique Il nous interpelle en tant que citoyens et démocrates  et nous invite à approfondir notre réflexion et à affiner nos propositions. Nous refusons d’enfermer ce mouvement dans la simple manœuvre politicienne ou dans la seule manifestation d’un régionalisme hypertrophié. Nous comprenons ce mouvement profond dans ce qu’il nous envoie comme signes à décrypter à la fois comme désespoir et comme espoir. Il nous permet de rappeler que cette dynamique que certains tentent d’envenimer par des interprétations surannées fait honneur au pays et rassure sur sa nouvelle image de marque : un pays sans un mouvement social est un pays sclérosé. On imagine facilement que cela n’est pas fortuit, il est le fruit d’une intelligence politique qui a permis au système d’accéder à une sérénité qui lui permet non seulement de vivre la contestation mais de la générer et de la nourrir. Une effervescence sociale, c’est la traduction de la maturité du système politique qui en a fini avec la logique du complot où chaque grève renvoyait à un schéma de  confrontation finale; non, aujourd’hui la grève sociale est une  composante du paysage social avec ce qu’elle suppose comme réglementation et négociation.
C’est aussi un indicateur sur ce que signifie un édifice démocratique. Celui-ci ne se réduit pas à un simple  jeu institutionnel entre partis politiques. La démocratie est une construction permanente ;  elle ne s’achève pas avec le bulletin inséré dans l’urne ; elle continue avec l’action des différents acteurs sociaux et leur action multiforme. Le plus grand danger pour la démocratie est justement d’installer une coupure entre le social et le politique. C’est une occasion aujourd’hui de souligner que le social est une locomotive pour le politique. Le mouvement social est le carburant de l’action politique. Il lui permet également de s’enrichir et de se renouveler en termes de ressourcement en idées et en personnel. Le renouvellement de la classe politique est tributaire de son articulation avec le mouvement social. C’est la première leçon d’Al-Hoceima.

C’est pour dire que la dynamique actuelle mérite une plus grande attention. Pour les démocrates, c’est un environnement naturel, c’est leur écosystème en quelque sorte. Il leur pose aussi des responsabilités. Ils doivent être déjà au cœur de ce mouvement en tant que militants appartenant aux forces se réclamant de ce mot d’ordre fédérateur « liberté, égalité et dignité ». Leurs responsabilités est de prolonger ce mouvement dans une réflexion d’ensemble pour lui assurer les conditions de la pleine réussite. Pour le protéger aussi. Il y a en effet un grand risque. Tout mouvement social ouvert se trouve face à de multiples dérives : populiste et bureaucratique, notamment. L’une use de la surenchère, l’autre de la récupération. Toute l’histoire récente du mouvement social international est marquée par ces deux tendances. Ils ne sont pas une fatalité si les principaux concernés redoublent de vigilance et font preuve de lucidité en donnant à leur colère sociale une dimension politique en s’engageant d’une manière organisée et permanente aux côtés de ceux qui sont en mesure d’orienter efficacement l’avenir de la société pour entamer ensemble des réflexions et élaborer des propositions inventives sur des questions que la manipulation médiatique et politicienne occulte.   

Albachado de Hassan Aourid

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