samedi 26 avril 2014

le documentaire; une histoire marocaine

Le documentaire
Une histoire marocaine

Le documentaire est de retour. Cela fait quelques années déjà mais c’est bien de le rappeler car ce n’est pas une affaire relevant de l’évidence. C’est un genre cinématographique tributaire, plus que d’autres de la conjoncture et du contexte général. L’évolution du documentaire au Maroc peut se lire comme le récit de l’évolution de la société marocaine et de son rapport à son imaginaire. Son absence comme son retour sont des indicateurs de l’état du cinéma. Dès la naissance du Centre cinématographie marocain dans les années 40, et dans le cadre du cinéma dit « le cinéma colonial », le documentaire, au sens large, était omniprésent reflétant un imaginaire, dans son rapport à l’espace et au patrimoine local, chargé de stéréotype. L’altérité qu’il véhiculait était l’émanation d’un regard culturel héritier des pratiques ethnocentriques qui sévissaient dans d’autres champs, notamment les sciences sociales. Le premier film produit par le CCM (28 mn, 1947) fut justement un documentaire, Aux portes du monde saharien de Robert Vernay. Un raccourci géographique et historique qui mène le spectateur dans une sorte de roadmovie dans le Maroc profond, immuable et éternel, comme dans une carte postale. La voix off développe un discours aux inspirations bibliques pour décrire la spécificité des populations autochtones. Le documentaire est déjà le lieu de la construction d’un regard.
Ce que la seconde phase de l’évolution du genre ne manquera pas de confirmer avec l’Indépendance retrouvée. Des cinéastes marocains s’attèlent en effet à proposer un contre regard dans le sillage du vaste projet de reconstruction identitaire. Faire tourner la caméra c’est une autre forme de réappropriation de l’espace national. Ayant rejoint le CCM, ces cadres donnent corps à sa nouvelle mission ; celle de répondre aux nécessités de la construction ou de réhabilitation de l’Eta national. La plupart des productions sont des réponses à des commandes institutionnelles.
Le nouvel Etat se donne pour objectif de former les citoyens, de les initier aux tâches du monde moderne, de leur faire découvrir leur pays dans le temps en réhabilitant sa mémoire éclipsée par la parenthèse coloniale et dans l’espace, balisé par le regard de l’autre. C’st ainsi que beaucoup de documentaires de la période 1958-1969 sont dédiés à revisiter des monuments historiques, à filmer des rites ancestraux ou tout simplement à vanter la qualité des paysages : le grand jour à Imlchil de Abdelaziz Ramdani ; La marche du temps de Larbi Bennani ; Casablanca, porte de l’Afrique de Larbi Benchekroun…
Pour les besoins d’un travail en cours, j’ai comptabilisé pour la période 1958-1969 et selon les documents du CCM, la production de 65 films, en majorité écrasante des courts métrages dont la durée peut aller jusqu’à 45 minutes et avec une dominante largement documentaire ou relevant de ce qui sera appelé plus tard le « docu-fiction ». Il s’agissait de partir d’une thèse, par exemple encourager les marocains à envoyer leurs enfants à l’école, voir Notre amie l’école de Larbi Benchekroun (1956) ou à consommer des sardines, voir pour Une bouchée de pain de Larbi Bennani (1956) de développer des mini-fictions à visée didactique.
Une lecture synthétique des documentaires de cette période, que je considère, même si cela avait fait grincer des dents de certains, comme l’âge d’or du documentaire marocain, permet de dégager les grandes tendances suivantes :
Le documentaire institutionnel stricto sensu (ex. Les Forces armées royales de Mohamed Tazi, 1966)
Le documentaire de vulgarisation (ex. Fourrage de Latif Lahlou : 1966)
Le documentaire de création (ex. Retour à Agadir de Mohamed Afifi ; 1967)
Le documentaire ethnographique (ex. La mosquée de Tinmel de Mohamed Abderrahmane Tazi, 1966).
Avec l’arrivée de la télévision et les changements intervenus au niveau des grandes orientations de l’Etat, le cinéma en général et le documentaire en particulier vont connaître un repli qui va les cantonner dans une longue traversée du désert qui durera jusqu’aux années 90.


entretien avec Hicham Falah du FIDADOC

Notre credo, « l’élitisme » à la portée de tous ! 
Scénariste, producteur, réalisateur il a notamment coréalisé avec Mohamed Cherif Tribek le célèbre court métrage Balcon atlantico (20 mn, 2003) ; Hicham Falah est membre d’association de réalisateur en France et à ce titre il collabore à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Il est également consultant et conseiller pour de nombreuses manifestations de cinéma dont le festival international de films de femmes de Salé. Il est délégué général et directeur artistique du festival international du film documentaire d’Agadir (FIDADOC).



1)   Comment se présente cette sixième édition du FIDADOC et quels sont les points forts qui caractérisent sa programmation ?
Chaque édition est comme une page blanche, la programmation répond aux tendances qui se dégagent à la vision des films qui nous parviennent. Tout d’abord, la vitalité de la création documentaire chez nos voisins ne se dément pas ; au contraire, puisque nous présenterons cette année plus d’une quinzaine de films venus du Maghreb et du Machrek, principalement d’Algérie, de Tunisie et du Liban. Dans ces pays, les écritures cinématographiques se diversifient, le ton des films est de plus en plus personnel. L’autre grande thématique de cette 6ièmeédition est la condition féminine. L’occasion de faire un état des lieux 10 ans après l’adoption de la Moudawana, à travers des projections organisées en collaboration avec le tissu associatif de la ville d’Agadir.
Deux personnalités éminentes du cinéma mondial présenteront chacune, une carte blanche : le réalisateur français Nicolas Philibert et la programmatrice libanaise Rasha Salti, une des meilleures connaisseuses de la production artistique régionale. Tous les deux offriront une master class à nos spectateurs et à la quarantaine d’apprentis documentaristes venus de tout le Maroc pour participer à nos activités pédagogiques et professionnelles.
Autre nouveauté, cette 6ième édition s’ouvrira lundi 28 avril, par un ciné-concert en plein cœur d’Agadir, au quartier Talborjt, qui mêlera images d’archives et création contemporaine avec la participation de jeunes musiciens de la scène locale.

2)   Sur le plan de la gestion du Festival vous avez publié un nouvel organigramme marqué notamment par l’arrivée d’une nouvelle présidente, Mme Hind Saih ?
Mme Hind Saïh est une productrice marocaine installée en France, qui dirige une société de production très importante ouverte sur les marchés internationaux. Sensible à la pérennisation d’une manifestation créée par sa collègue et amie, feue Nouzha Drissi, elle a accepté de mettre son énergie et ses réseaux professionnels au service du développement du FIDADOC et de la production de documentaire au Maroc. Ayant diagnostiqué une carence – le manque de producteurs nationaux en capacité d’accompagner les documentaristes marocains – en même temps qu’un formidable potentiel – la curiosité des producteurs et des télévisions étrangères pour tout ce qui se passe dans notre région -, nous voulons créer en parallèle du FIDADOC, un marché de films documentaires, le MENADOC, qui couvrira le Maghreb et le Machrek. Conscient de la position idéale du Maroc au carrefour de l’Afrique, du monde arabe et du bassin méditerranéen, un des plus gros opérateurs de ce type de marchés, le Sunny Side of the Docs de la Rochelle, a accepté de nous accompagner dans la concrétisation de ce projet fédérateur qui sera bénéfique pour l’ensemble de l’audiovisuel national et la visibilité internationale d’Agadir et la région Souss Massa Drâa.
3)   En tant que directeur artistique vous êtes appelés à préparer la programmation en allant à la recherche des films de différents horizons ; quel regard portez-vous sur l’état du documentaire aujourd’hui ? confirmez-vous l’idée qu’on assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour ce genre qui a présidé à la naissance du cinéma ?
L’histoire du cinéma est un éternel recommencement : le néoréalisme italien, la nouvelle vague, les cinéastes tchèques ou britanniques à la fin des années 60… Régulièrement, la démarche, le regard documentaire revient régénérer la production cinématographique, rappelant que l’efficacité narrative, l’émotion, l’intelligence d’un film, ne sont pas affaire de budget mais de sincérité et de nécessité. C’est pourquoi l’appétit que manifestent actuellement les jeunes cinéastes maghrébins, arabes, africains pour le cinéma du réel constitue un grand bol d’air, une chance et une promesse pour l’avenir de toutes ces cinématographies.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim


mardi 22 avril 2014

le sac de Farine de Kadija Leclere

Identité entre deux rives

Un nouveau film marocain est à l’affiche ; il dit à sa manière la diversité d’un cinéma aux ressources multiples. Le sac de farine de Khadija Leclere est une production maroco-belge ; en fait il est belge et marocain comme la cinéaste qui l’a réalisé : « je suis d’ici et de là-bas, dit-elle, et je refuse de trancher, c’est compliqué certes mais c’est ma richesse ». Khadija Leclere a décidé d’ailleurs d’en faire une source d’inspiration, cette identité éclatée signe l’identité de ses films portés par une errance, une quête pas encore assouvie. Les cinéphiles marocains l’on découvert à travers ses deux premiers courts métrages Sarah et Pelote de laine. Sarah est le récit d’un retour inachevé ; une jeune femme débarque à Tanger pour un rendez-vous avec une mère ; celle-ci est malade et la rencontre est un écher mais le film est un joli succès avec notamment une très belle scène d’ouverture qui aborde Tanger de la mer comme un horizon d’espoir. Il peut être revu a posteriori comme le synopsis en filigrane de ce qui sera le scénario du premier long métrage Le sac de farine ; celui-ci fonctionne beaucoup sur le registre de l’intertextualité : la référence au court métrage se fera par le prénom de Sarah des deux personnages ; en fait le même rôle dramatique celui d’une enfant arrachée à son environnement et qui tente de se reconstituer une vie comme un puzzle avec des fragments issus d’une déchirure originelle.
Le sac de farine s’ouvre sous le signe de la confession ; une fillette dà peine 8 ans tente de dévoiler quelque chose au prêtre ; celui-ci gentil mais apparemment agacé car Sarah transforme ce rite en jeu enfantin ; elle vient tout le temps raconter des scènes ; cela relève de la fabulation ; mais le dispositif scénique est révélateur : Sarah est porteuse d’un récit, d’une fable tragique qui ne tardera pas à se déclencher et que le confessionnal ne peut accueillir. Trop étroit. Seul l’écran du cinéma peut l’abriter et l’exprimer. Sarah est donc envoyée en classe chez les sœurs ; pas pour longtemps, elle est convoquée au bureau où l’attend quelqu’un qui se présente comme son père. Elle vient l’inviter à passer un week-end à Paris. En fait, on vient d’assister à un kidnapping. Le père enlève sa fille pour l’emmener au Maroc où d’après lui, elle recevra la bonne éducation parmi les siens. Choc de culture, drame de l’histoire dont les conséquences sont subies par les enfants. La scène de la séparation avec le milieu où elle fait son apprentissage donne lieu à une très belle prestation de la jeune Rania Mellouli dans le rôle de Sarah/enfant.
Une belle scène visuelle de transition et la jeune Sarah se réveille dans un village perdu du Maroc profond. L’approche esthétique change ; au style sobre et retenu de l’ouverture succède une mise en scène ample, tantôt épique, tantôt mélodramatique. Les couleurs, l’échelle des plans sont convoquées pour accompagner-annoncer la montée de la tension dramatique. Le récit est marqué par la petite histoire de Sarah qui ne tarde pas à rencontrer la grande histoire avec les événements liées aux émeutes de l’hiver 1984. Les tricots tissés par Sarah et ses amies virent au rouge ; à un certain moment on les voit flotter aux devantures des boutiques comme les fanions d’une révolte dont l’essentiel nous est rendu via la radio…Mais une autre révolte, passive et taciturne, se prépare ailleurs : Sarah n’a qu’un seul rêve retrouver son pays d’adoption. Des tentatives,  avortées,  de mariage ne réussiront pas à la retenir ; un amour éphémère non plus !
Le choix de la comédienne fétiche de Abdel Kechiche, Hafsia Herzi, accentue cette impression de décalage, une sorte d’E.T circule en permanence dans les dédales de ce village qui renvoient à la complexité de la construction identitaire et dessinent en filigrane, comme les mailles d’un filage de laine, l’issue fatale d’une altérité imposée.
Mohammed Bakrim


lundi 21 avril 2014

Entretien avec Nour Eddine Saïl

                                                          
Pérenniser un système qui marche
Pour Nour-Eddine Sail, directeur du centre cinématographique marocain, le plus important aujourd’hui est de « pérenniser un système qui marche » ; celui justement qui permet à notre cinéma d’être visible aussi bien  chez lui qu’à l’étranger. Dans cet entretien, il replace la publication du Livre blanc sur le cinéma marocain, diligenté par le ministère de la communication, dans le contexte général du cinéma marocain.


L’actualité de la profession aujourd’hui, c’est la publication du livre blanc. Quelle est la perception que vous avez de ce livre et notamment de ses principales recommandations ? Dans une interview avec le président de la Commission, il a dit que ce n’est pas un programme de gouvernement, mais c’est plutôt les grandes lignes d’une politique publique. Quel est votre approche par rapport à  cela ?
 Je pense que c’est une excellente chose d’avoir une Commission formée de professionnels multiples et variés avec à leur tête une autorité telle qu’Abdellah Saaf Je pense que ce n’est pas du tout une mauvaise chose que pendant un an cette Commission se soit réunie pour voir tous les aspects qui constituent aujourd’hui la chose cinématographique au Maroc. Cela ne s’est jamais fait avec autant de sérieux. La commission a reçu pratiquement  tous ceux qui de près ou de loin ont des rapports avec le cinéma au Maroc. J’y étais moi même invité pour m’y exprimer pendant toute une matinée, à l’instar de toute la profession. Tout le monde s’est exprimé, je ne peux qu’applaudir.
Et puis le livre blanc, c’est la synthèse de tout ce qui a été dit, écouté, noté, toutes les interrogations et des réponses proposées…cette synthèse se présente aujourd’hui sous la forme d’un livre blanc. On attend maintenant les réactions des différents partenaires qui contribuent à la vie du cinéma au Maroc et toutes ces réponses vont faire l’objet d’une réunion qui va avoir lieu à l’occasion du Festival National du Film de Tanger. U  ne table ronde autour de ces remarques pourrait enrichir encore plus le livre blanc et le faire passer au domaine du programme. L’année 2014 pourrait être l’année non pas de l’application des conclusions du livre blanc, mais de leur mise en forme et en intégrant les recommandations de la journée d’études de Tanger. Cela voudra dire qu’à la fin de 2014 on aura tous les programmes, dont l’application commencera de façon rigoureuse à partir de 2015
. L’intérêt de ces produits du type livre blanc est qu’ils constituent un socle qui permet d’envisager l’avenir ; ce ne sont pas des articles d’humeur qui indiquent une direction de façon subjective, mais bien un travail collectif qui montre une direction. Nous allons passer un an a en tirer la substance pour en faire des programmes à appliquer.  Si avec tout cela on n’arrive pas à mettre sur pied des directions à suivre à partir de 2015, c’est que quelque chose ne fonctionne pas.
Mais je dirai qu’on est sur la bonne voie, qui est celle de la raison, celle  du moyen et long terme. La seule façon de concevoir une véritable politique cinématographique au Maroc, à partir du moment où on part du constat du travail fait en matière de production,  c’est d’étaler les autres sujets dans  le temps.
Est-ce qu’il y a un point particulier qu’il faudrait mettre en valeur à partir de 2014 ? Est-ce qu’à la tête du CCM vous êtes parvenu à un certain nombre de conclusions, notamment au niveau l’exploitation et les salles de cinéma ?
L’ensemble des réflexions et conclusions du livre blanc concordent parfaitement avec ce que les professionnels du cinéma et le CCM avaient déjà envisagé ensemble et il est évident que le  point nodal sur lequel il faudrait se pencher de façon très sérieuse est le point de l’exploitation cinématographique, donc le problème des salles.
Nous avons résolu le problème de la production ; si la problématique de l’exploitation, des écrans et des salles de cinéma n’est pas résolue on n’aura réussi à régler le problème du cinéma qu’à moitié. C’est donc l’une des thématiques essentielles sur lesquelles il faudra continuer de débattre et remettre constamment sur le tapis.
Un pays qui a une bonne production ne peut pas être un pays qui n’a pas de marché intérieur, et un marché intérieur on ne l’a pas avec une soixantaine d’écrans. Il nous faut au moins 200, 300 ou même 400 écrans pour pouvoir parler de marché intérieur et cela me semble d’une évidence mathématique :  il faut avoir un marché cinématographique sérieux, qui va être le principal stimulus de cette production qui marche déjà très bien à l’intérieur et représente  le Maroc dans près de 100 festivals chaque année. Une production qui est destinée à rester inaccomplie sans un marché cinématographique national. Il n’y a pas de cinématographie nationale puissante et pérenne sans un marché intérieur avéré. C’est le marché qui donne sens à une production nationale ; c’est ce que nous voyons en Europe, en Asie…avec la magnifique expérience de la Corée du sud qui pourrait nous inspirer
La production cinématographique nationale est portée par un outil qui a fait ses preuves : l’avance sur recettes. Ces résultats sont souvent accompagnés par des polémiques voire par un discours critique notamment sur cette dichotomie « quantité-qualité » … ?
Le débat public peut tourner autour du cinéma national, avec des interventions de grande intelligence et qui sont positives et d’autres qui n’aident pas, disons à l’éclaircissement des termes du débat, mais cela est inévitable du moment où un débat est sur la place publique. Il y aura une dimension polémique qui doit exister pour animer le débat général, mais ce n’est pas d’un immense intérêt. Je pense que l’actuelle  commission  accomplit son contrat, tout comme toutes les autres commissions depuis 2003. Elle a donné des avances sur recettes aux films qu’elle a cru bon d’aider à exister. Il y aura toujours des gens qui diront qu’elle aurait pu choisir tel film plutôt qu’un autre ; rien ne me surprend là-dedans ni m’étonne dans le fait que cette commission ait fait les choix qu’elle a considérés bons à faire. En revanche, je peux dire que le travail a été très sérieux, fait avec un esprit de responsabilité et de ponctualité tout à fait remarquable.
N’y a-t-il pas d’un point de vue structurel des réaménagements à apporter, par exemple sur le fait que la commission a un peu privilégié les premiers projets ? Ne pensez-vous pas que dans les textes mêmes de l’avance sur recette il faudrait ajouter une clause qui accorderait un statut particulier aux premiers projets… ?
 Ce sont  des débats très féconds. Si le Maroc continue dans la voie qu’il s’est donné depuis quelques années, et si la quantité de projets devient encore plus importante de ce que nous avons vu jusqu’à aujourd’hui, il est évident que cette donne va pousser le législateur à affiner la façon d’aborder les projets : on ira probablement vers la constitution de deux collèges : un premier  spécialisé dans les œuvres premières et un deuxième spécialisé dans des projets réalisés par des personnes d’expérience qui ont déjà derrière-eux une filmographie. Mais aujourd’hui, on n’en est pas encore là, on n’a pas encore atteint cette masse de projets qui rend nécessaire la structuration en deux collèges. Le fait de privilégier les premières œuvres est vraiment un choix interne de la commission. Il n’y a rien dans les textes qui oblige la commission à choisir uniquement des premiers films ou des films de tel ou tel genre. Le texte au contraire laisse une grande marge de manœuvre et pousse la commission à élargir la palette de films à soutenir. L’avenir va amener certains types de changements et autres réaménagements, mais ce n’est pas encore le moment.
Le débat s’ouvre également sur  le  bilan artistique et esthétique de l’expérience de l’aide à la production. Vous avez, vous-même dit une fois que ce qui manque aujourd’hui au cinéma marocain,  c’est la compétition officielle de Cannes.
C’est une métaphore : être en compétition officielle à Cannes n’est pas en soi un but ; c’est dire que le Maroc devrait être représenté, avec tout ce qui est fait aujourd’hui, aux plus hautes marches des festivals, être en compétition au festival de Cannes et surtout avoir des prix à Cannes, comme à Venise, à Berlin et ailleurs. Une image juste pour dire que le cinéma marocain devrait, à brève échéance démontrer qu’il a une très grande valeur au niveau de la reconnaissance internationale, c’est cela que je voulais dire. Nous sommes en tout cas très contents que pour l’année 2012 on ait fait 145 festivals à l’échelle internationale avec plus de 60 Prix, et je ne parle pas de différentes semaines particulières (à St Petersburg, à Pékin, au Chili etc.). Le cinéma marocain est en train de démontrer qu’il existe, encore mieux que l’Égypte dans le monde arabe ou que l’Afrique du Sud,. Le travail qui est fait est reconnu mais on exige plus, afin d’aller plus haut et avec la plus grande variété de nos cinéastes.
Nous avons de grands acquis  qui ne sont pas regardés, et pas suffisamment mis en avant. Par exemple, on a déjà un grand nombre de femmes cinéastes, beaucoup plus que tous les autres pays du monde arabe et d’Afrique. Je ne parle pas du court métrage où il y a des dizaines. Des femmes cinéastes qui travaillent et qui montrent qu’elles existent. Je citerai L’enfant endormi de notre marocaine de Bruxelles, Yasmine Kassari qui a étonné tout le monde. Il y a aussi Leila Kilani, présente au festival de Cannes avec Sur la planche et puis Selma Bargach avec le très émouvant La cinquième corde. Avoir trois femmes avec trois styles aussi différents en même temps dans un seul espace ici au Maroc est quelque chose de formidable ; et je ne cite pas tout le monde comme les pionnières à l’instar de Farida Belyazid…il faut regarder tout cela aussi

Cependant, il faut  être  réaliste ; plus que la consécration internationale, le plus important aujourd’hui est de pérenniser le système marocain. Pérenniser et rendre irréversible les mécanismes qui permettent la production, qui permettent aux films marocains d’exister. On est parti de 3% des parts de marché au départ des années 2000, et on arrive  à 38% de parts de marché, ce qui est énorme et avec des films qui arrivent en tête du box office systématiquement depuis 5-6 ans.
Je ne pourrai dans ce sens ne pas citer l’exemple, vrai phénomène de  l’année dernière, Road to Kaboul présent sur les écrans de façon extraordinaire, et qui aujourd’hui arrive à environs 340.000 spectateurs. Avec le film Zéro de Lakhmari ; qui flirte allègrement avec les 150.000 ; le film de Nabil Ayouch, Chevaux de Dieu, qui lui est dans les 120.000. C’est quand même des choses importantes. Quand on sait que des films américains  arrivent loin derrière avec des chiffres de 40 à 50.000 entrées. Évidemment, sur le global des chiffres, le cinéma américain arrive en tête parce qu’il y a plus de films dans tous les écrans. Mais arriver à 38% du marché marocain, et avoir la tête du box-office sur les trois ou quatre premiers films chaque année, ce n’est quand même pas rien.
Et cela, il faut maintenant le considérer comme un acquis et se donner tous les moyens pour que cela reste un acquis. C’est pour cela que pour nous, le marché intérieur est une question essentielle. C’est ce qui va faire exister plus et mieux la production nationale, parce que les ressources essentielles vont être puisées aussi dans le marché intérieur. C’est essentiel, d’un point de vue économique, mais aussi culturel, d’avoir le contact avec le maximum de monde.
Aujourd’hui un film marocain, quel que soit son succès, n’est pas vu à Taourirt… n’est pas vu dans quelques villes du nord qui sont importantes, comme Nador, Alhoceima…. Ils ne sont pas vus dans des villes comme Tiznit, Taroudant, ou des villes proches de Marrakech. Ce n’est pas normal. Il y a des villes qui ont suffisamment d’habitants et de demandes  pour mériter, sinon un multiplex de 12 écrans, un multiplex de deux ou trois écrans minimums.
Nous avons eu dans ce pays, malheureusement,  une sorte de classe d’exploitants, qui n’étaient pas une véritable classe d’exploitants, qui étaient des rentiers. Des gens achetaient des salles, qui ont  gagné beaucoup d’argent dans ces salles, et qui avec cet argent ont fait autre chose, de l’immobilier, de la pêche, mais qui n’avaient pas ce feu sacré du métier, la passion d’être un exploitant - comme peut l’être un exploitant dans un pays qui a une vraie cinématographie. En France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, l’exploitant c’est quelqu’un qui vit de ça, qui ne transforme pas l’argent gagné dans le cinéma en autre chose. L’argent gagné dans le cinéma aide le cinéma à se développer. Ça on ne l’avait pas au Maroc… c’est entrain, peut-être, de venir. 
J’ai l’impression qu’il y a de jeunes investisseurs, très modernes dans la façon dont ils comprennent le cinéma, qui considèrent le cinéma comme un domaine dans lequel on peut gagner de l’argent, où on peut développer un investissement – mais pas dans l’esprit du rentier qui veut rentabiliser son dirham investi tout de suite…cette nouvelle génération d’exploitants modernes et courageux est en tarin d’arriver…
Et  c’est sur cette génération que nous portons aujourd’hui beaucoup d’espoir. L’idée que l’on essaie de développer avec le ministère de tutelle et il faut absolument l’appui du  ministère des finances - c’est que l’État se porte garant de certains types d’investissements quand il s’agit du cinéma. Qui rassure les gens qui veulent bien investir en proposant certains avantages fiscaux…, en garantissant un certains nombre de choses, qu’il va falloir discuter de façon très précise avec le ministère des finances, pour que ces jeunes investisseurs qui ont l’esprit d’aventure, ne soient pas effrayés, mais plutôt rassurés.  C’est cette partie très délicate que nous sommes en train de mener aujourd’hui, et c’est cela qui pour nous est essentiel - beaucoup plus qu’une reconnaissance internationale qui existe déjà, mais qu’on aimerait porter plus haut.
Il n’y a absolument rien d’impossible, et nous avons vraiment au Maroc des talents qui sont tout à fait capable d’être en compétition avec n’importe quels autres talents, et ce dans tous les départements. Ce sont eux qui font que nous avons aujourd’hui une petite industrie cinématographie très performante. Les gens qui viennent de l’extérieur pour tourner au Maroc le savent très bien, et en grande partie, ils reviennent pour cet apport, et pas uniquement pour les paysages.
Mohammed Bakrim
Casablanca, décembre 2013


samedi 19 avril 2014

Un second souffle pour le documentaire

HIND SAIH PRESIDENTE DU FIDADOC

Le festival international du film documentaire d’Agadir (Fidadoc) tient sa sixième édition du  28 avril au 4 mai 2014. Une conférence de presse a été organisée à cette occasion pour présenter les grandes lignes de cette nouvelle édition qui s’annonce prometteuse. Né en 2008 à l’initiative de Feue Nezha Drissi et de son Association de culture et d’éducation par l’audiovisuel, le festival international du film documentaire à Agadir (Fidadoc) a semblé battre de l’aile ces dernières années. « Le festival a réussi à avoir une image internationale importante, comme il a très bien négocié son implantation dans la région de Souss…mais il a manqué jusqu’ici de mieux asseoir son rayonnement au niveau national » nous dit son délégué général et directeur artistique Hicham Falah. Plusieurs signes émanant de la préparation de cette sixième édition vont dans le sens d’un nouveau départ du festival. Il y a d’abord l’arrivée d’une nouvelle présidente, la productrice Hind Saih. Elle vit actuellement en France où elle dirige une société de production Bellota films. Après  avoir décroché plusieurs diplômes d’études supérieures, dans le domaine du cinéma notamment, elle se consacre à sa passion, le cinéma réalisatrice de courts métrages, assistante de réalisation… et puis productrice de films documentaires (une trentaine en dix ans). «  Ce sont surtout des films qui abordent des sujets variés, expérimentant de nouvelles esthétiques et de nouveaux modes de narration, tout en proposant un discours fort sur notre société » nous dit-elle. La qualité artistique de ces films, coproduits entre la France et de solides partenaires internationaux (NHK, Discovery International Networks, ONF-NFB, CBC, SBS, Suède, Hollande, Pologne etc.) a été récompensée pas de nombreux prix prestigieux tels que le Prix Italia, le Prix Europa, le Golden Chest, BANFF Rockie Award, Best of Input…
Parmi les films produits dernièrement par Hind Saih, le célèbre « Je voudrai vous raconter » de Dalila Ennadre, « Arafat my Brother » de Rashid Mashraoui, « L’immigration aux frontières du droit » de Manon Loizeau…
Hind Saih est en outre un expert consultant audiovisuel auprès de plusieurs organismes notamment la Commission européenne. Une valeur ajoutée qui ne manquera pas d’insuffler une dimension d’échange internationale pour le Fidadoc : « Ma première ambition est de faire d’Agadir une plateforme régionale pour le documentaire, un interlocuteur incontournable dans le réseau d’échange autour du documentaire » nous précises-t-elle.
La sixième édition affiche une programmation riche et variée. 37 films sont annoncés dont une trentaine de longs métrages émanant de  17 pays. La compétition officielle compte douze films avec notamment le nouveau film de Dalila Ennadre Des murs et des hommes. Outre le Grand prix Nouzha Drissi, le jury international attribuera le prix du jury et le prix des Droits de l’homme. La chaîne 2M, partenaire officielle du Fidadoc, décerné un prix Coup de cœur à l’un des films primés. Un jury cinéphile attribue le prix Nourdine Kachti. Une thématique générale traverse en filigrane, les films sélectionnés cette année, celle de la femme ; « une manière pour le Fidadoc de célébrer les dix ans de la Moudawana » précise Hicham Falah.
Parmi les moments forts de cette édition, la rubrique « Carte blanche à… » qui accueille cette année Nicholas Philibert qui animera une master class avec la projection  de 4 des ses films dont le mythique Etre et avoir ; l’autre carte blanche est attribuée à Rasha Salti, programmatrice au festival international de Toronto qui choisira 4 films « représentatifs d’une veine documentaire intimiste et poétique particulièrement féconde  chez les cinéastes arabes contemporains ».
Plusieurs activités parallèles qui constituent désormais la marque locale du festival sont maintenues dont les projections en plein air dans différents centres de la ville et de la région, les activités avec l’université Ibn Zohr, les débats et tables rondes, les rencontres avec les étudiants de cinéma au Maroc. En pré-ouverture le festival organise le lundi 28 avril un ciné-concert intitulé « la mémoire d’Agadir » devant le cinéma Sahara à la célèbre place Talborjt
Sur un plan plus professionnel, une réunion est prévue durant le festival pour un projet de formation en 3 ans d’un vivier de producteurs marocains et maghrébins ; et ce parallèlement à l’idée d’un marché couvrant l’ensemble de la zone Mena qui  sera lancée en partenariat, nous dit Mme Hind Saih, avec un opérateur expérimenté en la matière, le Sunny Side of the doc. En somme de nouvelles ambitions et de nouvelles perspectives pour le documentaire.
Mohammed Bakrim



vendredi 18 avril 2014

Mohammed Berrada: Loin du bruit


C’est à lire

Le roman d’une illusion
Il y a quelques années, un groupe d’experts et à l’occasion du jubilé de l’indépendance du pays, avait rédigé un rapport, très médiatisé à l’époque, intitulé « 50 ans de développement humain au Maroc ». La finalité première du projet était de dessiner la configuration de développement dans la perspective de l’année 2025, mais le rapport avait permis aussi de dresser une sorte de bilan d’étape sur l’évolution du pays…la démarche puisait ses outils dans les derniers acquis en matière de prospective accumulés par les sciences humaines. Un débat citoyen avait accueilli la publication du rapport. Il manquait peut-être un peu de romanesque dans l’ambiance générale quant au bilan. On peut avancer l’hypothèse que c’est chose faite aujourd’hui à la lecture du dernier « roman » en date de Mohamed Berrada, Loin du bruit, près du silence (édition marocaine chez Le Fennec, Casablanca, 2014) qui dresse un véritable contre-rapport, sous le signe du récit littéraire, des années de l’indépendance.
Mohamed Berrada est l’un de nos  écrivains les plus célèbres ; il jouit d’un prestige international. Universitaire et critique littéraire à la base, il a aidé à forger la grande tradition marocaine de la critique littéraire moderne qui a fait ses preuves. Il a également présidé l’Union des écrivains du Maroc à une époque charnière de la transition démocratique (1976-1983). Passage qui a forgé définitivement son statut de figure intellectuelle incontournable de notre espace public. Une stature qu’il nourrit d’une production romanesque de plus en plus régulière. Il est l’auteur de romans très connus comme Lumière fuyante, Le jeu de l’oubli, comme un été qui ne reviendra pas, Vies voisines…dont la plupart sont traduits en plusieurs langues, le français notamment chez Actes Sud. Il vit actuellement à Bruxelles. Il est l’époux de la militante et diplomate palestinienne Leila Chahid.
Disons le d’emblée : Loin du bruit…est une œuvre intrigante dans la mesure où elle pose d’emblée la question de son appartenance au genre. Certes, un roman est toute œuvre qui s’en revendique ; d’autant plus ici, l’éditeur nous indique dès la première de couverture, juste après le titre et le nom de l’auteur qu’il s’agit bel et bien d’un roman. Mais au fur et à mesure de la découverte du texte, qui se lit d’une manière agréable, une batterie de questions envahissent la champ de réception ; autour notamment d’une grande interrogation sur le rapport à l’histoire ; certains passages en effet sont rapportés comme des synthèses politiques d’une période historique phare de l’indépendance du Maroc.
Mais précisons d’bord, le contexte. Le roman met en scène quatre personnages qui permettent de relever une architecture imbriquée : il y a un récit cadre, celui du narrateur Erraji et les récits encadrés de Taoufik Sadeki, Faleh Hamzaoui et Nabiha Samaâne. Le rapport quasiment direct à l’histoire trouve une première légitimité dans le statut du narrateur Erraji ; il est en effet étudiant en histoire, jeune diplômé chômeur qui vivote à Rabat jusqu’à ce qu’il soit engagé par un historien confirmé qui le charge d’une mission, celle de lui « rapporter » des récits de vie, authentiques, sur les dernières années de l’évolution du Maroc. Prétexte dramatique qui prépare le lecteur à un pacte de réception original : ce récit « historien » est à prendre au second degré puisqu’il est destiné à un récepteur interné au roman. Un jeu narratif qui est inspiré au narrateur par…la réception médiatique instantanée. En fait, Berrada nous situe dans la grande pratique moderniste qui consiste à décloisonner le récit à travers une énonciation polyphonique. Mohamed Berrada ne cache pas son inspiration cinématographique et l’on peut situer son roman dans le sillage du film choral dont Crash de Paul Haggis est le meilleur exemple : un macro-récit qui fait croiser plusieurs histoires. Erraji, le narrateur initial, il apparaît ici à la première personne, ayant en charge  la fonction du monteur délégué des récits qu’il a lui-même recueillis ; sachant que le montage final, le final-cut, pour rester dans le langage du cinéma appartient au méga-narrateur qui apparaît entre les lignes. C’est lui qui varie les types d’écriture ; il développe un récit qui emprunte autant à la démarche historienne, à l’investigation journalistique qu’à la démarche fictionnelle. L’objectif étant pratiquement d’établir une radioscopie de passé proche ; celui d’une illusion ; à travers les désillusions de toute une génération, et l’arrivisme/opportunisme d’une autre.
Mohammed Bakrim

jeudi 17 avril 2014

filmographie générale 1958-2013



Filmographie générale 1958-2013

Un document essentiel ! La filmographie générale distribuée à l’occasion de la dernière édition du Festival national du film est en effet un document qui tombe à point nommé pour dresser un tableau récapitulatif de la production des longs métrages pour le cinéma. Un document de référence et un outil de travail pour les chercheurs animés du désir de restituer à la dynamique actuelle du cinéma marocain sa profondeur historique. La filmographie générale éditée par le CCM, plus de 150 pages dans un format pratique avec un visuel correct,  offre ainsi un regard sur l’ensemble de la production marocaine mettant à la disposition des professionnels et des observateurs des chiffres officiels donc fiables. Le document comprend un édito signé par le Directeur général du CCM, la filmographie proprement dite et un sommaire. Chaque film est accompagné d’un document iconographique avec une fiche détaillée présentant en trois langues (arabe, français, anglais) le titre du film, le synopsis succinct, la date de sortie, la durée, le format et les couleurs. La fiche permet également d’avoir un aperçu sur l’équipe technique et artistique.
Avant toute remarque de nature méthodologique, la première lecture qu’offre la filmographie est de nature informative et notamment sur les chiffres. Et ils sont éloquents à plus d’un titre. On apprend ainsi que sur la durée choisie par les concepteurs de la filmographie, 1958-2013, le Maroc a produit 293 films de long métrage. En 55 ans, 293 films cela donne une moyenne de 5,3 LM par an ! D’un point de vue comparatif, on peut dire aussi que ce chiffre représente un peu plus que la production française annuelle, sans citer les cas de l’Inde, des Usa…avec l’Egypte qui a fêté les cent ans de son cinéma en 2007, les 293 films marocains représentent quelque chose comme 10% de la production égyptienne de longs métrages. Mais la comparaison à ce niveau est inopportune et ne reflète nullement la dynamique interne de la production marocaine.
Il faut en effet affiner l’approche et interroger ces chiffres dans leur évolution. Si l’on adopte ainsi une approche par décennies, on peut voir se dégager des caractéristiques importantes pour la suite de l’analyse. De 1958 à 1969, le cinéma marocain a vu la production de 5 longs métrages. Le choix de l’année 1958 et du film de Ousfour, Le fils maudit pose un certain nombre de remarques de nature méthodologique et qui renvoient au questionnement sur le premier film marocain que nous avons initié précédemment. Le film de Ousfour présente une durée (50 mn) qui en fait plutôt un moyen métrage. Les professionnels du cinéma marocain ont opté en 2008 pour ce choix « institutionnel ». Il reste aux chercheurs et aux historiens d’en proposer d’autres, en revenant notamment sur le cas des films « disparus » ou « oubliés ». La première décennie a vu donc la réalisation de 5 films dont deux produits par le CCM en 1968 : Quand murissent les dates et Vaincre pour vivre.
Les années 70 (1970-1979) vont connaître un certain regain avec la production de 16 longs métrages et l’entrée en lice des cinéastes qui ont suivi une formation académique au cours des années 60, c’est le cas notamment de Mostafa Derkaoui. Souheil Benbarka va marquer cette décennie avec trois longs métrages (Mille et une mains, La guerre du pétrole n’aura pas lieu et Noces de sang).
Les années 80 vont connaître un véritable boom de la production sous l’effet de l’entrée en vigueur de la première version du fonds de soutien à la production cinématographique nationale. Trente huit longs métrages seront ainsi produits dont 29 uniquement entre 1982 et 1984 ; c’est-à-dire durant les années de fonctionnement de la prime à la production, avant sa suspension. Cette période verra également l’organisation des deux premières éditions du Festival national du film (Rabat, 1982 ; Casablanca 1984).
Les années 90 vont connaître les premiers signes d’une installation de la production dans la durée. Entre 1990 et 1999, le Maroc va produire 42 films avec un pic de huit films en une seule année (1998). Une date phare marquera cette décennie, celle de 1995 avec l’ouverture de la production aux cinéastes marocains de la diaspora. Geste inaugural qui marquera définitivement le cinéma marocain à la fois en termes quantitatifs et en termes de renouvellement générationnel. Ce qui déterminera pour une grande part l’évolution de ce cinéma avec la dynamique réelle des années 2000 qui verront entre 2000 et 2009, la production de 108 longs métrages. A partir de 2010, le rythme de la production sera maintenu autour d’une vingtaine de longs métrages par an avec en perspective une trentaine de films dans les prochaines années. C’est pour dire qu’entre 2000 et 2013, le Maroc a produit les deux tiers de l’ensemble de sa filmographie et qui donne, sur l’ensemble de la période une moyenne de 15 films par an, c’est-à-dire trois fois plus la moyenne générale réalisée sur la période 1958-2013. C’est ce qui autorise à parler d’une dynamique interne qui porte par ailleurs d’autres aspects sur lesquels nous reviendront ultérieurement.
L’intérêt de cette filmographie est donc multiple. C’est une initiative louable, elle mérite un soutien particulier pour lui permettre d’affiner certains aspects formels de sa présentation. Une révision attentive des textes et des données informatives s’impose. Le sommaire quant à lui appelle à une révision entière (absence de renvoi à la pagination par exemple) ; il doit être compété par un index nominatif par cinéastes.
Mohammed Bakrim



mercredi 16 avril 2014

Souffles et le cinéma marocain en... 1966


Nous sommes en 1966, une revue culturelle novatrice et fort engagée dans la modernité littéraire et artistique, ses fondateurs sont des écrivains et des peintres, décide de consacrer dès son deuxième numéro un dossier au cinéma marocain. Il s’agit du numéro deux de la revue Souffles. Trois raisons, relevant de la conjoncture actuelle, légitiment le retour à ce moment insolite de la jeune histoire de notre cinéma. D’abord par le fait que le nouveau film de Abdelkader Lagtaâ, La moitié du ciel, actuellement en tournage, a pour personnage principal, Abdellatif Laâbi, qui n’est autre que le directeur fondateur de Souffles. Le film revient sur la période de l’arrestation du poète à partir du point de vue de son épouse Jocelyne Laabi puisque le film est une adaptation de son récit autobiographie La liqueur d’aloès. Le cinéma marocain a fini donc par retrouver, sur un registre symbolique, la célèbre revue au destin tumultueux. Un destin qui a fait l’objet, et c’est la deuxième raison de ce flashback, d’une publication de haute teneur académique de la part de Kenza Sefrioui, écrivain et journaliste qui à partir de sa thèse de doctorat a édité un livre somme sur l’expérience de Souffles (nous y reviendrons plus en détails). La troisième raison a trait à l’actualité immédiate du cinéma marocain avec les changements annoncés à la tête du Centre de cinéma et tout ce que cela charrie comme  charge d’incertitudes qui pèsent de nouveau sur un secteur condamné décidément à épouser un scénario sisyphien… 
Flashback. Retour aux  années 60. Comment se présente le paysage cinématographique au moment de la publication du dossier « cinéma marocain » par la revue Souffles ? Certes, le public va beaucoup au cinéma, en 1966 il y avait 229 salles en activité et qui ont drainé plus de 18 millions d’entrées, mais la production nationale des longs métrages est inexistante ; le court métrage connaît un certain engouement du fait du système des commandes émanant de différents secteurs de l’Etat qui ont besoin de transmettre une image et un message et comme la télévision n’est pas encore très opérationnelle, ce sont les films réalisés par le CCM qui répondent en partie à cette commande institutionnelle. C’est ainsi qu’en 1966, Mohamed Tazi signe trois films inscrits dans cette catégorie : Les Forces armées royales, La réforme agraire et La mosquée de Tinmel ; Abdelaziz Ramdani aborde La naissance d’un village ; Latif Lahlou traite de l’élevage dans son film Fourrage et Ahmed Mesnaoui de la délinquance juvénile avec Chemin de la rééducation. Un film se démarque, mi-fiction, mi-documentaire sur l’errance poétique, et fera date dans ce sens, c’est Tarfaya ou la marche d’un poète de Ahmed Bouanani, lui-même par ailleurs collaborateur actif de la jeune revue Souffles ; il participe d’ailleurs doublement à ce numéro 2 de l’année 1966 en tant que poète, avec un texte fort éloquent et en tant que cinéaste à la table ronde organisée à cette occasion. Le dossier comprend le texte du mémorandum adressé au Souverain (le Roi Hassan 2 à l’époque) ; le rapport signé par un certain nombre de cinéastes et adressé au ministre de l’information ; le compte rendu d’une table ronde animée par Abdellatif Laabi et réunissant Abdellah Zerouali, Mohamed A. Tazi, Ahmed Bouanani, Driss Karim, Mohamed Sekkat et un index des cinéastes marocains de l’époque où nous avons dénombré 38 cinéastes.
Dans son texte d’introduction au dossier, la revue, tout en précisant qu’il ne s’agit ni « d’un bilan, ni d’un essai d’analyse aboutie » rappelle que « quelques années d’expériences concrètes et souvent douloureuses ont suffi pour que ces cinéastes démontent les mécanismes qui ont abouti, dans le domaine du cinéma au Maroc, à une impasse ». Cette impasse qui du point de vue de la revue retarde le démarrage de ce qu’il appelle « un cinéma national authentique ».
Les différents documents publiés offrent un panorama des difficultés rencontrées par les cinéastes mais aussi un aperçu sur leur aspiration. Si ces dernières sont très larges et reflètent des divergences, naturelles et légitimes entre les différentes approches (faut-il un cinéma centré uniquement sur le message ou un cinéma qui s’ouvre également sur le divertissement via l’inspiration de la culture populaire ; cette dernière thèse est défendue par Ahmed Bouanani notamment). Les difficultés et les blocages  par contre sont explicites et sont de nature structurelle et institutionnelle et peuvent rejoindre l’une des préoccupations majeures des cinéastes d’aujourd’hui notamment autour de la tutelle du ministère de l’information hier de la communication aujourd’hui. Les cinéastes dans leurs doléances de 1966 réclamaient un Office national du cinéma. Une manière de dire, avec les mots de l’époque, qu’il faut assurer à la gestion du cinéma un espace libéré des pesanteurs administratives, aggravées aujourd’hui par les différentes transitions politiques.

Festival national du film Tanger 2014


Tanger, capitale du cinéma marocain



C’est le destin d’une ville mythique de porter un signifiant qui renvoie à de multiples signifiés. Tanger, ne souffre jamais de la saturation du sens, car elle est  plurielle et son horizon est ouvert. Du 7 au 15 février elle devient ainsi la capitale du cinéma marocain en accueillant une nouvelle édition du Festival national du film ; la quinzième du genre. Oui, le festival, le plus grand rendez-vous professionnel et cinéphile du cinéma marocain a choisi de s’installer à Tanger depuis sa huitième édition (décembre 2005).  Pour mémoire, nous rappelons que le festival était né en octobre 1982 à Rabat. Un geste fondateur historique que les événements ont conforté dans sa justesse et sa légitimité. Cette première édition comptait en tout et pour tout 23 films, toutes catégories confondues : longs et courts, métrages, fiction et documentaire…La naissance était portée par plusieurs ambitions : réunir la profession pour célébrer et fêter la production nationale émergente (le fonds d’aide était à ses débuts et avait dopé le nombre de tournages nationaux) et montrer les films à leur premier destinataire, le public marocain. D’où l’idée généreuse de faire circuler le festival à travers le pays (Après Rabat ce fut au tour de Casa, de Meknès…). Les exploitants et les distributeurs de l’époque n’offraient pas au public marocain l’occasion d’aller voir « ses films » ; c’est au festival de permettre aux films d’aller chez le public. Très vite, ce noble projet va buter sur deux sur deux réalités ; dès la deuxième édition (1984), la machine de production va se gripper et le festival va disparaître des écrans, pour de nombreuses années, faute…de films à montrer. Et quand les films vont commencer à revenir grâce aux modifications apportées à la formule du fonds d’aide, autour des années 90, les salles pour montrer ces films disparaissaient les unes après les autres ; en nombre et surtout en conditions minimales  de projection pour montrer les films. On peu dire alors que l’édition d’Oujda en 2003 a sonné le glas de l’itinérance. En 2005, le FNF était (re)venu à  Tanger dans le cadre de sa ronde. Il y est resté et en 2007, deux décisions majeures ont été prises par la profession : en finir avec le principe du festival itinérant et changer sa périodicité, pour qu’elle devienne annuelle. Car entre temps, le nombre de films allait en augmentant et les exploitants ne subsistent plus aujourd’hui  que grâce aux films…marocains.
Chaque année, désormais, le cinéma marocain a son heure de bilan. Pratique rarissime dans notre région et que tous les observateurs internationaux saluent à juste titre et  qui sont de plus en plus nombreux à y venir pour découvrir, échanger et éventuellement conclure des contrats.
En termes de chiffres cette année, le FNF a programmé 21 courts métrages et 22 longs métrages pour ses deux compétitions officielles.
Pour les courts métrages, les 21 films en compétition à Tanger sont issus d’une présélection opérée par une commission. Elle a visionné cette année 65 courts métrages. La liste retenue reflète un réel retour d’engouement pour ce format qui connaît ces dernières années une évolution en dents de scie. Après le départ vers d’autres formats par  la génération de l’épopée des années 90 et qui fait les beaux jours du long métrage aujourd’hui, de Nabil Ayouch à Faouzi Bensaïdi, il y a eu une sorte de traversée de déserts marqués de temps en temps par quelques ilots (Mouftakir, Lasri, Fennane, ElFadili…), le court métrage semble retrouver un nouveau souffle. Deux principales caractéristiques peuvent se dégager du cru de cette année : la forte présence des cinéastes marocains de la diaspora y compris avec des nouveaux venus à la réalisation comme Souad Amidou et la présence plus qu’honorable des lauréats des écoles de cinéma. Cette sélection reflète en outre une grande diversité générationnelle avec des parcours tout aussi diversifiés.
Pour le long métrage, il y a lieu de noter  que cette année verra la présentation huit premières œuvres et de 13 films inédits qui seront  montrés Tanger. Avec des profils très diversifiés, la dynamique générationnelle se confirme.
Deux jurys, pour le long présidé par M. Abdellah Saaf et pour le court présidé par M. Abdou Achouba,  départageront les films en compétition abritée cette année par la salle Rif, devenue le siège e la cinémathèque de Tanger. La cérémonie d’ouverture sera marquée  par l’hommage rendu à Mostafa Stitou, ancien secrétaire général du CCM et cheville ouvrière de l’administration du cinéma au Maroc. La deuxième journée verra la tenue d’un important colloque sur Le livre blanc sur le cinéma au Maroc. Document né d’une commande du ministère de la communication. La rencontre de Tanger donnera lieu aux ultimes recommandations pour passer des orientations générales contenues dans le texte à un nouveau départ du cinéma marocain notamment du point de vue de sa superstructure administratif et juridique. Voir notre page spéciale, deux avis autorisés sur les caractéristiques du Livre blanc. Celui de  M. Saaf, président de la commission scientifique qui a élaboré ce document et de M. Saïl, en tant que Directeur du CCM.
 Cinéphilie : passion et aimance
…Et j’ajouterai partage. Le modèle éternel, pour moi,  est illustré par la séquence suivante : les années 40, un après midi de mai, la banlieue parisienne, une 3 CV avance dans la cour des immenses usines Renault ; sur la banquette arrière cinq lourdes bobines de film. Des militants Cgt avancent et aident le conducteur à sortir les bobines. Tout le monde se dirige vers la salle de projection. La séance va commencer ; le film c’est Le jour se lève de Marcel  Carné, l’homme qui vient partager sa passion avec la classe ouvrière,  c’est André Bazin.
Le cinéma a besoin que l’on parle de lui. Aller au cinéma, voire des films, cela ne se comprend pas sans ce désir d’en prolonger l’expérience par la parole, la conversation, l’écriture….
A un niveau modeste, le nôtre, ceux des cinéphiles qui sont issus des ciné-clubs, nous avons pratiqué le partage de cette passion d’une manière inédite, au départ dans un Maroc où la liberté de réunion et d’expression était limitée voire bâillonnée. A cela s’ajoutait les contraintes matérielles et logistiques : l’argent, les moyens de communication non seulement faisaient défaut mais était tout simplement inexistants.  Chaque samedi au soir, nous vivions dans l’angoisse de la réception des bobines pour la projection du lendemain.  Nous faisions le siège de la compagnie des transports et nous guettions tout ce qui pouvait ressembler aux fameux colis de la fédération des ciné-clubs. Sa réception n’était pas d’ailleurs la fin de notre calvaire. Combien de fois nous avions programmé un film français ou italien et nous nous retrouvions  avec un film hongrois sous-titré en allemand…et sans fiche de présentation. Mais on ne renonçait pas. L’engagement était sincère et l’engouement était nourri par une véritable passion.
Les films étaient rares mais les échanges et les discussions animées étaient une véritable école de formation. L’écoute attentive était une sorte de contrat moral qui régissait les rapports au sein de cette communauté. Les maîtres étaient respectés : Sail, Laroui, Feu Guessous (décédé vendredi), feu Blal, feu Khatibi…SI Khatibi à qui j’emprunte le concept de l’aimance pour exprimer la nature des rapports que nous avions avec les films. Une cinéphilie fondée sur l’aimance n’est pas exclusive. Le cinéphile attentif à la pépite rare n’occultait pas le spectateur du samedi soir, fan de la série B ! le film d’auteur point et la comédie populaire sont la richesse du cinéma.
Aujourd’hui la cinéphilie n’est plus ce qu’elle était. A la rareté a succédé l’abondance. L’offre est là, à domicile ou à portée de main. Le marchand de dvd du coin propose l’intégrale Fassbinder ; un autre propose L’homme à la caméra de Vertov à cinq dirhams….Inimaginable pour les gens de ma génération pour qui voir Citizen Kane relevait de l’exploit qui n’arrive qu’une fois dans la vie !
Mais c’est une cinéphile « sauvage »,  boulimique ;  née en dehors et en marge des salles de cinéma. Une cinéphilie qui ne descend de personne ; il n’y a plus de maître…une génération sans père,  sauf peut-être Google !
La boîte noire
A la mémoire  de Si Mohamed Guessouss
La complexité du monde est une donne aujourd’hui avérée au sein de sciences humaines. Edgar Morin, une figure de proue de la pensée contemporaine et qui nous a fait l’honneur de présider le jury d’une précédente édition du FNF est parti de ce constat pour élaborer et théoriser  les concepts de base de son apport majeur La pensée complexe. Une manière de modestie  intellectuelle de reconnaître les dérives de la simplification et du découpage en catégories fermée et isolée. La pensée complexe invite à relier au lieu de séparer, à intégrer dans des processus…
La complexité de la réalité sociale met donc à rude épreuve les schémas établis et interpelle les sciences sociales,  invitées à s’ouvrir sur d’autres champs, sur d’autres voies d’accès au sens. Quand, la sociologie, l’anthropologie, encore plus l’économie…rendent les armes, abdiquant devant des l’impossibilité de décrypter et de systématiser des phénomènes sociaux, intervient une issue de recours, l’interprétation et l’analyse des productions de l’imaginaire : le roman, la poésie, les contes, le dessin…et le cinéma. Lors d’un krash d’avion, moult interrogations viennent nourrir différentes hypothèses. Jusqu’à ce que la boîte noire livre des clés de compréhension. Nous formulons l’hypothèse aujourd’hui que le cinéma marocain est la boîte noire incontournable pour comprendre la société marocaine. Une société traversée de multiples mutations à différents niveaux et qui souffre du déficit d’approches analytiques. Le professeur Rahma Bourquia parle d’une « société sous-analysée ». Peut-être du point de vue des grilles de lecture académique traditionnelle, issue de la sociologie ; celle-ci, chez nous avait pâti des années de plomb et ses départements évacués du cursus universitaire. Le cinéma offre un corpus, riche et diversifié, offrant au regard observateur et attentif, tout un discours sur la société marocaine. Un discours derrière le discours, le dit et le non-dit contribuent à établir un bilan de santé d’une réalité du point de vue de son imaginaire.
Pour comprendre l’Amérique, dans son processus d’évolution historique, il n’y a pas mieux que le western…et le film noir. La configuration du programma narratif, les stéréotypes véhiculés, les figures féminines mises, en scène les lieux et les espaces construits…disent les angoisses, les interrogations qui traversent la société américaines à différents stades.
Lors de cette première décennie des années 2000, le cinéma marocain a produit des films qui ont mis en avant cette articulation entre le cinéma et l’imaginaire d’une époque. Le succès de certains films (Ali Zaoua, Marock, Casanegra, Amours voilées, Zéro…) et les débats de sociétés qu’ils ont générés s’expliquent par la rencontre entre une fiction filmique et les représentations sociales dominantes.
Et ce n’est pas un hasard que certains de ces films puisent dans les codes du film de genre avec ses personnages, ses décors et ses allusions à l’ambiance d’une époque.
Soyons alors attentif à ce que cette nouvelle édition va nous livrer comme éléments d’approches explicites et surtout implicites, du fonctionnement de la société marocaine. Quelqu’un disait : »nous sommes assurés contre les accidents, contre les maladies..Mais nous ne sommes pas assurés contre l’histoire. Et quand, l’histoire s’abat sur nous, il n’y a que le cinéma qui nous dit comment ça se passe ».

Le cinéma post Casanégra
Peut-on proposer une approche du cinéma marocain par taxonomie, c’est-à-dire selon un modèle de classification qui se construit une grille ou des critères de nature thématique ou esthétique ? Des tentatives ont été menées à des époques différentes de son histoire. Je rappelle rapidement la catégorisation proposée par le critique de cinéma tunisien Férid Boughédir à l’aube des années 80 où il avait parlé notamment de quatre principaux courants, commercial, politique, sociologique et intellectuel. A la même époque, Nour-Eddine Sail avait formulé les bases théoriques qui permettraient de relever des tendances ou des courants d’un cinéma sur la base de la dichotomie rupture singulière (grosso modo, cinéma d’auteur) ou reproduction des schémas dominants (ou cinéma commercial selon la terminologie de l’époque). Feu Mohamed Dahane avait repris la classification de Boughédir pour l’affiner et l’enrichir…
En effet, un cinéma n’existe pas seulement par les chiffres de production et les statistiques du box office. Un cinéma, c’est aussi le discours qui l’escorte ; les débats qui l’accompagnent. A ce niveau, on peut dire que la première décennie des années 2000 a vu la véritable naissance du cinéma marocain comme phénomène social et comme produit de discours. Evolution née du fait  même que ce cinéma est désormais un corpus concret et non un concept. C’est-à-dire un nombre de films suffisamment consistant pour « oser » en toute légitimité des hypothèses de classification pertinentes ou du moins plausibles. Je dirai alors que le tournant des années 2000 est celui de l’entrée de notre cinéma dans la nouvelle modernité. La grammaire des films, le style et les images autorisent à penser qu’une autre manière d’écrire le cinéma et de le concevoir est entrée en vigueur. Avec des nuances ici et là permettant un courant majeur de plus en plus et dont la figure emblématique est Casanégra. Tout un cinéma venu après, dans une série de courts métrages et dans des séquences ici et là de quelques premiers longs métrages, est traversé de clins d’œil, de citations à une esthétique estampillée film noir : la ville, la nuit, des personnages en perdition et une violence, verbale et physique…
Des approches hâtives avaient réduit Casanégra à sa seule dimension linguistique, à la nature de ses dialogues, aux échanges verbaux entre ses protagonistes… Or, Casanegra confirme tout simplement une vérité attestée par l’analyse filmique d’inspiration sémiologique : le spectateur croit entrer dans la fiction par le signifié, alors qu’en fait il entre par le signifiant. La force d’un film, ce qui fait qu’il séduit, qu’il marche à travers les générations, le temps, et l’espace c’est la force de sa mise en scène. Un signifié fort (un contenu) passe d’abord par un signifiant (la forme) éloquent, inscrit dans une logique qui touche la sensibilité des gens en leur parlant non la langue naturelle mais le langage des signes, des codes du cinéma. Casanegra puise justement dans le background visuel du récepteur, dans sa mémoire cinéphilique et culturelle pour lui proposer un film affichant clairement son appartenance au cinéma en revisitant les codes du genre.

Indices et autres signes…
Le festival est pratiquement à mi-parcours. En politique, on parle de bilan d’étape entre une échéance et une autre.  A ce propos et à ce niveau de son évolution, le FNF a accumulé des données, des indices multiples propices à une lecture…d’étape ; il peut déjà présenter un bulletin éloquent. Des chiffres bien sûr, mais aussi « des lettres » qui écrivent la nouvelle géographie du cinéma marocain. En termes de générations, en termes de mode de production et en expression de l’imaginaire dans sa triple dimension esthétique, culturelle et symbolique.
Les chiffres déjà ; ils sont un indice fondamental. En particulier pour cette édition. On sait que le cinéma marocain a connu ses dernières années, un long travail – qui continue d’ailleurs, voire la journée d’étude consacrée samedi dernier au livre blanc- de réaménagement de sa superstructure juridique et administrative. Les textes fondateurs sont lus à la lumière de nouveaux changements intervenus sur le terrain. Cette mise à niveau est légitimée, entre autres, par le contexte politique issu des élections de novembre 2011. Mais pas seulement, puisque la profession  avait accumulé un certain nombre de doléances qui devraient aboutir à une réécriture des textes de bases. Comme ce fut le cas avec la taxe sur l’exploitation cinématographique. Cela a un coût. L’administration a besoin de temps et pour le cinéma, le temps c’est de l’argent. Des retards énormes ont été enregistrés, la production a vu son rythme diminuer…et les sceptiques commençaient à douter de la possibilité même de voir l’édition 15 du festival national pouvoir réunir un nombre de films suffisants. Et bien la réponse est sur les écrans avec un rythme de six films par jour, trois longs métrages et autant de courts. Un indice que le système a acquis un certain niveau de rodage qui lui permet de supporter les secousses qui peuvent émailler son parcours. Une indication aussi que si l’avance sur recettes demeure le moteur essentiel qui porte la production cinématographique nationale, notamment pour les projets avant production, cette édition nous permet de relever l’émergence de nouveaux modes de production en marge du circuit classique de l’avance sur recettes. L’émergence en termes économiques et professionnelles avec l’implication de sociétés de production et surtout l’arrivée d’une nouvelle génération de producteurs, véritables managers nourris de la culture d’entreprise. Mais la principale conséquence réside dans la signification de ce mode de production dans sa dimension esthétique structurante du mode de production filmique. Un film comme C’est eux les chiens de Hicham Lasri instaure un mode de production à lire dans le sens quasi-marxiste du concept, à savoir que les rapports de production induisent, déterminent ( ?) des rapports de signification narratifs, esthétique et symbolique. Le film de Lasri est un manifeste qui annonce, un tournant ; une date. Il est accompagné d’ailleurs de nombreux petits frères comme l’énigmatique Solei-man. Un Ovni de Mohamed Elbadaoui qui a signé une véritable lettre d’amour à son Rif natal ;  et qui dans son écriture visuelle surfe sur le thème de la tragédie, le magnifique plan des deux cadavres offerts à la mer-mère ! Tourné  avec les moyens de bord, c'est-à-dire que le film est quasiment une auto-production. La caméra stylo dont rêvait Alexandre  Astruc est là parmi nous.
Rhétoriques de comédiens
Elles sont belles, ils sont beaux ; ils sont parmi nous, leur quotidien est le nôtre ; font le marché ; ont de la famille ; souffrent, aiment, tombent malades…et meurent. Mais leur mort est suspendue, n’est jamais définitive. Car ce sont des étoiles qui illuminent le noir de nos nuits sans rêves…et quand une étoile disparait, sa lumière se perpétue…dans l’infini ! Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous ?
Ils ont le don de soi…ils se donnent corps et âme, à leur passion.
Eux ce sont les comédiens. Stars ou simples figurants, ils donnent au cinéma une dimension qui relève de la mythologie. Voir les Stars d’Edgar Morin. Car le phénomène est universel et l’effet-comédien transcende les frontières géographiques et politiques pour en redessiner de nouvelles. Quand une star indienne arrive à Marrakech, la communion est tout simplement humaine, mythique.
Le festival national du film est nourri à son niveau de cette dimension. « chkoun li ja had l3am ? », qui et venu cette année ? c’est la première interpellation qui t’accueille à ton arrivée à Tanger pour le festival. Comprendre par là, quels sont les acteurs qui vont animer ses soirées hivernales et offrir au public non professionnel sa raison d’être au cinéma. Et les comédiens le lui rendent bien.
Le festival offre cependant, au-delà de cette dimension, une occasion de voir où en est l’état des lieux de « l’interprétation » marocaine. Et cette édition ne manque pas d’indices sur une mutation qui se met en place.
D’abord de nature sociologique. La carte géographique de base des comédiens s’élargit. Le cercle étroit de Rabat-Casa vole en éclat au bénéfice de l’irruption de nouveaux centres de visibilité  d’une nouvelle génération de comédiens. Nador, avec Adios Carmen, Agadir avec Tawnza, Laayoun avec Aria Delma…se révèlent comme de véritables viviers de comédiennes et de comédiens pétris de talent. Déjà Tanger avec ses figures historiques avaient donné le ton et ouvert la voie avec les films de Smihi et de Ferhati…accompagnant l’évolution du cinéma marocain ; le film Requiem tangérois est un bel hommage à Larbi Alyaakoubi, le père fondateur. Mais c’est la première fois que nous assistons à un véritable phénomène de masse. Les jeunes filles de tawnza Toufla, Titrit…sont éblouissantes de beauté et de retenue. De l’autre côté du pays de Tamazgha, les enfants de Adios Carmen et l’oncle…ont marqué fortement le public du Rif. Certes, il y a encore du travail à mener, il y a encore de la naïveté…mais comme dirait un fin observateur du cinéma marocain, ce n’est pas de la naïveté « jouée » car il y a de beaucoup de sincérité.
L’autre donné qui se dégage de la lecture de ce tableau, est la générosité. Nous avons caractérisé les comédiens par cette capacité à faire don de soi. Nous le constatons avec l’investissement de nos stars confirmées dans le court métrage par exemple. Parfois à leur risque et péril…Ils le font sans calcul du point de vue du plan de l’image. Cette générosité est souvent récompensée avec des réussites comme la prestation des Frères à l’écran Choubi et Khii. Ce fut un grand moment du festival. Merci…nous vous aimons !

Roman familial et interrogations identitaires
Le roman familial semble être le principal maître d’ouvrage du scénario marocain de cette édition 2014. Les relations verticales (enfant/père-mère) interfèrent sur les relations horizontales (au sein du couple ; frères entre eux ; amants désabusés). Certes, Freud n’est pas marocain mais son fameux concept de roman familial peut aider à comprendre ou du moins à trouver des entrées pour approcher le retour de certaines formes de conflits à un niveau micro-cosmique, celui de la famille. La question de la filiation, doublée de questionnement identitaire, est  récurrente dans de nombreux films présentés cette année à Tanger. La figure du père, absent, dominateur  ou malmené…nourrit plusieurs drames dont certains confinent à la tragédie (Solei-man par exemple).
Une scène du film C’est eux les chiens, me semble synthétiser ce premier niveau d’approche. Je l’intitule le retour d’Ulysse. Celle de l’arrivée du père absent et qui retrouve sa famille après une errance. Sa rencontre avec son fils ainé qui ne le reconnaît plus est symbolique de ce déphasage identitaire. « Tu n’es pas mon père ; voici mon père (en fait son beau-père) celui qui m’a élevé ; qui m’a aidé à grandir ». C’est Hakim qui s’adresse à « 404 » ; son père biologique, sorti en juin 1981, lui acheter un accessoire pour son vélo et des fleurs pour sa mère, ne reviendra plus. Non pas par choix, mais l’irruption de la grande histoire dans sa petite histoire familiale. Enlevé lors des événements sanglants qui ont accompagné la grève générale du 20 juin 1981. Il fera partie pendant longtemps du lot des disparus anonymes. Il reviendra au monde en plein mouvement du 20 février 2011, mais avec une seule obsession, retrouver ses enfants. Il poussera cette obsession jusqu’à aller acheter un stabilisateur des roues du vélo pour enfant…un peu pour justifier cette longue absence. En vain, car le garçon d’hier est devenu un champion cycliste et ne lui accordera aucune chance de réhabilitation.
Dans Saga, l’histoire des hommes qui ne reviennent jamais, le récit s’ouvre sur la mort. Un homme solitaire meurt dans le froid glacial…parce que, on lui a refusé une issue. C’est un père. Mais le père de qui ? Qui est qui ? est finalement l’interrogation qui clôt l’itinéraire de cette saga qui commence à la montagne et se clôt dans un lieu frontière, un entre-deux pour mieux accentuer et souligner l’ambigüité identitaire.
Dans Délivrance et Les Frères, le présent des personnages est marqué par l’omniprésence du passé illustré par des parents  agonisants, le père pour le premier, la mère pour le second. Un blocage s’installe et l’horizon est obstrué. Dans Tawanza, la sortie de l’enfermement, incarné par la mère dominatrice, ne se réalise que dans la rupture avec le risque de voir la malédiction qui a frappé les uns, se reproduire avec les suivants.
Fièvres concentre cette dualité de l’affrontement vertical par l’arrivée de l’enfant qui bouscule les schémas hypocrites et provoque un bouleversement salvateur dont le coût est élevé.
Le cinéma marocain est-il en passe de s’inventer un genre ; celui du récit de filiation. Symptôme de l’époque qui dit métaphoriquement que l’arrivée d’une génération nouvelle de cinéastes, d’une esthétique nouvelle, ne peut s’opérer sans assumer l’héritage du passé.
Plans rapprochés
Ce qui restera de Tanger ! Oui, il y aura le palmarès qui donnera des repères institutionnels de l’édition 2014 ; il y a les rencontres, l’ambiance du festival ;  l’atmosphère dans la ville…Et il y aura surtout des images. Celles qui visiteront longtemps le champ visuel du cinéphile. Gravées dans le disque dur de sa mémoire. Le cinéma est un pays supplémentaire, disait l’autre, où nous sommes accompagnés d’ombre et de lumière dans un nouveau montage des images les plus marquantes.
Je cite de mémoire, pêle-mêle, du plus proche au plus lointain. Le plan de Jihane Kamal, filmée de dos à la Dryer ; cheveux rasés, la tête légèrement penchée à gauche dans une lumière proche du noir et blanc. Jeanne- d’Arc, comme figure universelle de la victime sacrificielle. La dimension épique du film est déjà là, en filigrane.
Dans Veau d’or ; l’Atlas marocain filmé comme l’ouest américain ; la note de guitare à La Ry Cooder qui revisite le Rif à la lumière du cinéma de Ford et Wenders. Puis ce magnifique plan de l’arrivée de Majd et Abdou Mesnaoui au souk. Un double mouvement d’appareil pour recadrer les personnages dans l’espace digne du Sergio Leone de Il était une fois dans l’ouest. Lagzouli est unique dans son approche de l’espace des origines renforcée par des choix musicaux typiques…le petit peuple filmé avec dignité. Le cinéma réhabilité.
D’un plan, l’autre. Le plan rapproché sur le visage Amal Elatrach alias Rquia dans le court métrage Leur nuit. Cadré à partir de la vitre de la voiture, du point de vue du conducteur. Le visage sombre, porteur d’une tristesse originelle, s’illumine brièvement suite à un échange romantique avec le propriétaire de la voiture. La grâce est là, il suffit d’un geste, d’un mot gentil…pour que le visage la mette en scène. La force du comédien est de la ressortir ; celle du cinéaste est de la capter comme une lueur éphémère…dans la nuit de l’hiver.
Court métrage toujours. Qanis de Reda Mustapha ; le père abandonné, est ravi de retrouver sa fille devenue photographe professionnelle, revenue tenter une recomposition d’une famille éclatée. Comment va-t-il exprimer sa joie intérieure qu’il est incapable de verbaliser ? C’est le rôle de la mise en scène de le prendre en charge, en images. D’abord des petits gestes, une attente. Comme par exemple quand il lui prend la valise, non sans fierté. Et puis ce geste sublime quand il lui prend le parapluie, pour lui permettre de prendre des photos sous la pluie. Impossible d’être père et de ne pas avoir la larme à l’œil. D’ailleurs, la jeune fille s’en rend compte implicitement, touchée par l’émotion qui enveloppe ce moment. Elle retourne alors l’objectif de la caméra vers son père pour le prendre en photo. Scellant définitivement les retrouvailles.
Les plans silencieux de Hassan Badida dans C’est eux les chiens. Après une absence/disparition ; après une errance dans la ville, il retrouve enfin, la maison de ce qu’il pense être encore sa famille. Il hésite. Comment dire cela d’une manière cinématographique ? On bloque le dispositif, initial, celui du reportage télé et son « bruit » ; la caméra adopte une posture pudique ; multipliant les angles d’approche et les distances vis-vis du personnage comme pour signifier la confusion intérieure…


Albachado de Hassan Aourid

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