mercredi 27 février 2019

Mostafa Derkaoui: L’affranchi de notre cinéma



                                                                          
Chaque  film de Mostafa Derkaoui est un moment qui interpelle notre cinéma, et offre une opportunité de discuter, de débattre sur ce qui est une constante de son travail : la problématique du projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens comme un itinéraire, à l’image du voyage odysséen pour user d’une image qu’il affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert sans cesse revu, remanié, revécu dans l’angoisse des interrogations de l’écriture. En 1974 il réalise De quelques événements sans significations où il met en jeu une équipe de cinéastes à la recherche du fil conducteur pour monter un film. D’emblée, c’est un synopsis programme: le cinéma de Mostafa Derkaoui, c’est fondamentalement du méta-cinéma. Partir des mots et des morphèmes pour forger une syntaxe à partir d’une grammaire aux antipodes de l’énonciation classique. C’est un débat qui s’adresse à l’ensemble des acteurs du paysage cinématographique. Face au cinéma narratif de grande consommation issu de Hollywood, le Caire, Bombay et au moment où des Marocains veulent faire du cinéma pour les Marocains, ce premier film de Derkaoui invite tout simplement à réfléchir. Cela suppose un environnement culturel et professionnel propice. Cela suppose une logistique de résistance qui ne se cantonne pas au ghetto. C’est-à-dire des réseaux parallèles de distribution des espaces d’accueil autres que le minuscule circuit de distribution commerciale. Le projet portait donc déjà les limites de l’époque qui l’a vu naître: le rêve confinait à l’utopie. Mais cela n’a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des personnages, un travail pointu sur l’image avec le recours (risqué d’un point de vue de la réception) aux images nocturnes, et un  découpage polyphonique de l’espace narratif. Polyphonie conviendrait d’ailleurs comme un titre générique de l’œuvre de Derkaoui. Avec je (u) au passé, présenté lors du festival national du film de Tanger en 1995, le cinéaste offre une figure de paroxysme à ce travail autour du Moi cinématographique. Fidèle à lui-même, Derkaoui propose un cinéma qui n’obéit à aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C’est une œuvre affranchie au sens où l’on dit un Affranchi chez les Grecs de l’antiquité.  Encore une fois, une construction polyphonique qui rappelle l’opéra. Le récit revisite une multitude de lieux, convoque des langues et mobilise des signes dans un drame ouvert sur l’infini du sens.
Avec La Grande allégorie, le cinéaste énonce un message global: il confirme son refus du réalisme, mais laisse ouverte la question principale: le refus de toute compromission avec l’énonciation classique, transparente et linéaire ; le refus du mimétisme introduit une difficulté de structure: comment assurer une cohérence au film, sur quelle structure s’appuyer pour assurer la communication filmique? Le cinéma de la modernité dont se réclame les films de Derkaoui instaure (cf. Godard, Oliveira, Straub...) un système de référence à la littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le pari de Derkaoui est d’assurer cette cohérence par les seules vertus du langage cinématographique; le coût est alors énorme. Nous assistons dans ses films à une inflation de discontinu qui va de pair avec une perte d’unité du film et une dissolution du sujet.
Cette question du sujet se trouve maintenant centrale dans le premier film « grand public » de Derkaoui, Les Amours de Hadj Soldi. Déjà dans le titre tout laisse croire à une unité retrouvée, fondée sur une figure « classique » essentielle, le héros en quelque sorte. Idée renforcée par une tête d’affiche venue directement du box-office, Bachir Skiredj. Illusion ; car très vite on s’aperçoit que le film se construit sur la permanence de l’éclatement et de la verticalité. On ne peut pas se hasarder à lire la présence d’une grande star comme une concession de la part de Derkaoui au star-system: c’est un emploi judicieux; une récupération au sens artisanal. Il exploite le filon d’or à l’instar d’un certain cinéma. Un signe qu’il faut relever: Hadj Soldi possède une bijouterie, un clin d’œil à Hadj Benmoussa de A la recherche du mari de ma femme. On entend aussi cette réplique: “Tu es revenu riche du nord”; phrase ambiguë qui renvoie au passé de l’acteur dans d’autres rôles.
J’aimerais aussi proposer de s’arrêter aux deux scènes fortes qui terminent le film. C’est un film qui offre en effet deux fins: une fin diégétique, en liaison avec l’évolution du récit et une fin filmique, une sorte de conclusion voulue par le cinéaste. La première offre l’occasion au personnage Lahbib Rabeh (Rachid El Ouali) de liquider physiquement le personnage de Hadj Soldi. Ce  geste offre au minimum trois lectures: un niveau actantiel, le bon élimine le méchant; un niveau psychanalytique: tuer le père; un niveau de la symbolique du cinéma : la nouvelle génération du cinéma se débarrasse de l’ancienne génération, et prend sa place.
L’autre fin est un clin d’œil humoristique sur le commerce; une anticipation sur les critique futures. Derkaoui semble nous dire: vous dites que mon film est commercial, eh bien moi aussi je fais mon shopping et je baisse le rideau. Salut maître.
 

vendredi 15 février 2019

De quelques événements sans signification

photo de la version restaurée du film
                                                                
                                                          
Mostafa Derkaoui est une figure marquante de la cinématographie marocaine. Il en est tout simplement l’un des emblèmes. Après des études de cinéma à Lodz en Pologne, il rentre au Maroc en 1973. Comme un certain nombre de ses collègues, jeunes lauréats de grandes écoles de cinéma européennes, il rejoint le CCM. Mais dans son cas,  se fut pour une courte durée. Un indice sur un caractère et une personnalité. Il fonde alors une société privée  de production qui va lui permettre d’entamer la réalisation de son premier long métrage, Quelques événements sans signification. Le film lui-même sera « un événement » et porteur de beaucoup de significations. Nous sommes en 1974, l’ambiance générale dans le pays n’est pas sereine. « C’est une époque marquée notamment par les arrestations et les procès politiques à l’égard des militants de l’extrême gauche » nous précise Larbi Bellakaf, producteur et ami de longue date de Mostafa Derkaoui. En d’autres termes, ce n’était pas une ambiance idéale pour la sortie d’un film « extrémiste » comme De quelques événements sans signification.  Pour filer cette métaphore politique, le film est « radical"  dans sa forme et dans son contenu. A comprendre dans le sens où il va à l’encontre des schémas narratifs dominants. Mostafa Derkaoui a choisi, pour son premier essai de reprendre le cinéma là où il est arrivé avec les nouvelles avant-gardes européennes, le cinéma indépendant américain et le nouveau cinéma d’Amérique latine. L’intrigue classique est neutralisée au bénéfice d’une quête qui joue sur la mise en abyme filmique puisque nous sommes en présence du dispositif qui nous montre un film dans un film. Une équipe de cinéma cherche à réaliser un film sur le cinéma marocain tombe par hasard sur un crime et décide de suivre l’affaire. Il s’agit du procédé de détournement du récit policier classique au bénéfice d’une narration qui neutralise les codes de genre, creusant un écart avec l’horizon d’attente du spectateur habitué au cinéma dominant…au point de déranger le ministre de l’information de l’époque qui décide d’interdire le film. « Il ne faut pas que ceci voit le jour » ; après moult tractations, il ramena sa décision à une interdiction à l’exportation (sic).

De quelques événements sans signification fait partie aujourd’hui des films cultes de notre mémoire cinéphilique.  Il est porté par une démarche esthétique qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Cassavetes, la figure emblématique du cinéma indépendant et radical américain. Mon hypothèse est que « De quelques événements sans signification » de Derkaoui est frère de combat de  Faces de Cassavetes (1968). On y retrouve en effet le même souffle contestataire qui bouscule le langage cinématographique standardisé. Une radicalité qui commence en fait avec le dispositif même de production tout à fait original. La lecture du générique du premier film de Mostafa Derkaoui est en soi un manifeste pour une nouvelle manière de faire le cinéma. Tout ce que le pays compte comme intellectuel est quasiment impliqué d’une manière ou d’une autre dans le film. Des peintres célèbres sont associés à la production. Le film s’ouvre in medias res ; sans scène d’exposition classique. Une série de plans rapprochés ; une multitude de visages, cheveux longs et rebelles ; barbes révolutionnaires ; la bande son en contre-point joue sur un autre registre. La caméra, portée à l’épaule est toujours en mouvement ; suit tel acteur puis rebrousse chemin pour en suivre un autre. La caméra est impliquée dans ce corps à corps. Le montage imprègne un autre rythme et qui ne fait pas du raccord un dogme ; il privilégie plutôt le télescopage des plans.  On part sur un mouvement esquissé par un acteur, pour brusquement enchaîner sur un autre  dans une suite de gros plans et d’inserts qui dialoguent autrement.
Férid Boughédir, le critique de cinéma tunisien qui avait co-dirigé le numéro 14 (printemps 1981) de CinémAction,  consacré au cinéma maghrébin, avait émis des réserves à l’égard du style du film « D’aucuns affirment que l’hermétisme ou le symbolisme de certains films intellectuels sont parfois dans le tiers monde, la seule façon de détourner la censure en présentant masqué ce qu’on ne peut dire directement. Si dans certains cas, cet effort débouche sur des découvertes éclatantes, dans d’autres il aboutit aussi au pire des confusionnismes » écrit-il en substance…Sauf que dans ce cas marocain « l’hermétisme » supposé du film n’a pas empêché les décideurs de l’époque de bien comprendre son message et de l’empêcher finalement à tester son rapport au public

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...