Entretien avec Youssef Ait Hammou
En cette période d’examens et de concours, il sied de jeter un regard sur l’état des lieux de l’enseignement du cinéma au Maroc. La publication du nouveau livre, L’éducation aux médias de Youssef Ait Hammou, universitaire et critique de cinéma, nous offre l’opportunité d’aborder avec son auteur les questions qui traversent le champ de la didactique du cinéma.
1 Vous venez de publier un livre sur l’enseignement et le cinéma au
Maroc. Quels sont les grands axes que vous avez abordés dans votre
travail ?
A mon
sens, la relation
cinéma/enseignement se présente de deux manières possibles: la première
est pratique et elle consiste à former des professionnels du cinéma et de
l’audiovisuel, la seconde est théorique et elle porte plutôt sur la formation
de théoriciens du cinéma (sociologie, psychologie, critique, enseignement…). Au
Maroc, la formation aux métiers du cinéma est en avance par rapport à celle des
métiers de la recherche académique. Et l’intégration des faits filmiques en
milieu scolaire est pratiquement inexistante, malgré la fameuse circulaire de Abdellah
Saaf, les multiples formations des professeurs à l’audiovisuel en classe,
initiées particulièrement par les Instituts français du Maroc. Le Maroc souffre
de l’absence d’une éducation du regard dans un monde où l’apprenant est devenu
expert en matière de consommation boulimique et sauvage des images. Nos jeunes
apprenants souffrent aussi de l’absence de toute rencontre avec la beauté, le
sublime, la bouleversante contemplation des arts.
Mon livre
« l’éducation aux médias » s’inscrit donc dans cette problématique
socio-culturelle et éducative et il constitue une modeste contribution à la réflexion sur
les rapports possibles film/Ecole au Maroc, et ce, selon quatre axes majeurs :
-
L’intégration de la culture
filmique dans le cursus de formation et d’enseignement. Etant donné que nos
enfants sont immergés de manière sauvage dans la jungle des images, il est du
devoir de l’Ecole de leur offrir des occasions de réflexion, d’analyse, de
distanciation vis-à-vis des images et des films afin que ces derniers soient
des outils d’intelligence et non des médiums de médiocrité et de bêtise…
Le décryptage des films et la
verbalisation de l’expérience filmique
doivent figurer dans le socle des fondamentaux comme la lecture, l’écriture et le calcul pour faciliter
l’accès à la société de la connaissance et pour s’approprier la modernité à bon
escient. Nos jeunes consomment trop d’images de manière superficielle. Ils
consomment surtout de la laideur filmique (films de bas de gamme, violence,
pornographie, image cadrées, mal montées…).Et le rôle de l’Ecole est justement de
leur donner les meilleurs repères et les
attitudes saines pour éviter des drames psychologiques, sociaux et culturels.
-
L’utilisation des faits
filmiques et cinématographiques comme outils pour un enseignement des savoirs
et des langues efficace, attractif, interactif, inventif et durable. En matière
d’enseignement, une image vaut dix mille
mots et le film facilite l’approfondissement des savoirs et encourage à faire
du questionnement et de l’interrogation des valeurs épistémologiques et
pédagogiques prioritaires.
-
Le film comme objet de
réflexion théorique académique (sociologie, psychologie, psychanalyse,
esthétique, historique…),
-
Le film comme composant
d’un savoir intertextuel et inter- sémiotique permettant une réelle fraternité des arts qui abolit à
coup sûr l’imbécile cloisonnement des arts.
Le livre n’est
ni un réquisitoire ni un pamphlet. Il se contente d’établir le constat de la
faillite de notre enseignement, du primaire à l’université, en matière d’éducation du regard, de pédagogie
par l’image ; et il propose des
pistes de réflexion sur les apports de l’audiovisuel en milieu scolaire.
2)
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’enseignement du cinéma au
Maroc ? Certains observateurs n’hésitent pas à parler d’une inflation de
l’offre au détriment de la rigueur qui sied à un tel projet ?
Partons du
postulat selon lequel aucune école de cinéma au monde ne peut former un
artiste ; elle ne peut que former aux métiers et à la culture
cinématographique ou tout au plus aider, comme dirait Youssef Chahine, à
révéler l’artiste en nous. L’école de
cinéma ne peut enseigner que ce qui est quantifiable, mesurable !
Contrairement
à ce qu’on pense, il n’ y a pas assez d’écoles de formation aux métiers du
cinéma et de l’audiovisuel au Maroc. L’inflation est sans doute perceptible
dans l’axe Cas-Rabat-Kénitra, mais pas dans les différentes régions du Royaume ( comme Oujda, Nador,
Khoribga, Sidi Kacem, Kelaa sraghna,, Layoune, Dakhla, TanTan). Les grandes
écoles de cinéma (ESAVM, ISMAC, ISCA…) et les petites écoles d’audiovisuel de
Casablanca sont incapables de répondre à la demande toujours grandissante en
formation et apprentissage. Les jeunes sont donc obligés, pour
« assouvir » leur soif d’apprentissage, de se rabattre sur les
ateliers offerts en extra par les festivals de film amateur ou sur des sites d’internet. On
est en deçà du minimum quantitatif requis en matière d’écoles de cinéma et de
formations académiques en audiovisuel. De plus, la culture filmique n’existe
pas encore dans nos écoles publiques. Il n’ ya pas d’éducation du regard dans
notre enseignement. Notre Ecole forme des aveugles dotés de grandes oreilles sensibles
uniquement aux murmures verbaux.
Concernant la
qualité de l’enseignement du cinéma au Maroc, il semble nécessaire d’insister
sur trois remarques : oui, le constat est amer : de nombreux centres
de formation audiovisuelle ne correspondent pas du tout aux normes
internationales d’enseignement du cinéma. De nombreux professeurs sont de simples amateurs de cinéma
qui ignorent la réalité du cinéma et de l’audiovisuel, et la plupart des
professionnels qui flirtent avec l’enseignement
manquent de pédagogie, de didactique. Dilemme : face à la demande
de plus croissante en matière de formation au cinéma, l’offre de formation est généralement défaillante.
Et, puis, pour de nombreux jeunes le cinéma n’est pas une passion ou une addiction ;
c’est plutôt un simple gagne pain comme d’autres, ou un simple hobby éphémère. Ils
sont à la quête du diplôme et non pas de l’art ni de la culture. C’est
décevant, mais c’st ainsi.
Nos écoles de
cinéma et d’audiovisuel manquent
généralement de cinéphilie, d’ouverture sur la création artistique, de la
saveur littéraire, d’épaisseur culturelle, de progression pédagogique efficiente. La techné supplante l’arte. L’égocentrisme
supplante le sentiment citoyen. Nos écoles de cinéma surfent sur un malentendu
pédagogique
La meilleure
école de cinéma est sans doute le plateau de tournage, les studios de montage
et de mixage, les ateliers d’écriture. On ne nait pas cinéaste, on le
devient ! Pour entrer dans l’Olympe du cinéma, l’étudiant de cinéma et
d’audiovisuel doit nécessairement associer les bancs de l’école et la poussière
des plateaux. Et puis, à quoi sert la création filmique si les produits ne sont
pas visibles ? Les écoles de cinéma sont appelée à s’associer à des chaines
de télévision, à des sociétés de production, à des salles de cinéma (enfin, ce
qui en reste !), à de l’événementiel !
3)
Vous animez de nombreux ateliers de formation et d’initiation au
scénario à travers le Maroc…notamment auprès des jeunes ; quels enseignements
en tirez-vous ? Y a-t-il vraiment une crise de l’inspiration dramatique
dans notre pays ?
Le cinéma est à la fois une émotion, un savoir, un savoir-faire, un
savoir-être, un faire-savoir !
Malheureusement, nos jeunes, qui ignorent ces cinq composantes,
manquent d’inspiration et d’idées ou bien ils ont beaucoup de difficulté à
exprimer leurs émotions et leurs idées via l’image et le son. Trois raisons
majeures peuvent expliquer cet état de fait : la volonté d’être original à
tout prix, le mépris à l’égard de la littérature , de la philosophie et du
cinéma classique, la mainmise des téléfilms bas de gamme sur l’imaginaire des
jeunes, la confusion entre Tv et cinéma, l’auto-censure, la vénération de la
médiocrité filmique, l’incapacité à observer le vivant et la société, la quête
de la notoriété rapide et facile, l’absence de croyance et d’engagement pour les
grandes causes humanitaires ou sociales . Nos jeunes ont peur de devenir Œdipe
et Prométhée ! Ils ont également peur de l’enfant en eux !
Nos jeunes, n’étant pas imprégnés de chef-d’œuvre comme La Strada,
Citizen Kane, Rashomon, le Salon de musique, Wechma, le mandat, le Guépard, Taxi
Driver, E.T l’extra-terrestre…, ne peuvent que reproduire la médiocrité qu’ils
consomment sans distance ni esprit critique sur les chaines de télévision comme
MBC2, 2M, RTM… On forme des cinéastes incultes qui zappent sans état d’âme
les documentaires, les genres filmiques autres que le drame social, le cinéma
d’auteur, le film expérimental, les films des contrées lointaines, les films
populaires exigeants…Nos jeunes sont trop consensuels et ont peur de
surprendre, de choquer, de s’aventurer…
Mais, il semble nécessaire de faire un bémol à ce qui vient d’être
avancé ici. Lors de mes ateliers dans les festivals d’amateurs et de jeunes, de
jolies révélations émergent ça et là. Elles émergent parce qu’elles ont savouré
les chefs-d’œuvre du patrimoine cinématographique de l’humanité et du Maroc, parce qu’ils ont bénéficié
d’une pédagogie qui débloque leur qui
imaginaire. Et qui les encourage à oser sans trop doser !
Le principal défaut de nos jeunes, c’est qu’ils sont incapables de
raconter un film dans ses détails les plus pertinents. Ils ont beaucoup de
difficulté à verbaliser leur expérience filmique. Du coup, ils ne gardent des
films que de vagues bribes sans épaisseur. Et qui ne sait pas raconter un film
vu, ne saura jamais ni écrire ni tourner un film à voir !
De plus, leur égo est démesuré. Au pays des aveugles, les apprentis
cinéastes sont rois. Les valeurs d’humilité, de pudeur, d’écoute, de patience, de travail
collectif, de curiosité, de respect de l’autre qui sont des valeurs du cinéma)
sont très rares chez nos jeunes. Il faut
dire qu’ils n’ont pas accès aux grands modèles mondiaux !
Chez eux, le cinéma est un passe-temps, un hobby et rarement une
passion. Rarement un labeur qui doit respecter des règles dramaturgiques et de
mise en scène avant de s’insurger sur elles.
Enfin, en raison d’un certain intégrisme audiovisuel, les jeunes
refusent de se nourrir dans les autres arts (théâtre, peinture, musique,
littérature, arts plastiques….). Ils dénigrent toute fraternité des arts !
Pas seulement les arts, ils sont en rupture totale avec les langues
étrangères !
A mon sens, si l’on veut vraiment développer un jeune cinéma (et
pourquoi pas une jeune télévision ?) qui corresponde aux normes
internationales et qui révèle des artistes marocains, il semble indispensable
d’exposer les jeunes, dès l’âge de 6 ans ,aux chef d’œuvre de l’humanité, de le
convaincre que le cinéma est aussi une culture, et pas simplement un divertissement pour
ilotes, et que la création exige de la rigueur et du labeur presque ascétiques.
Il faut
aussi permettre une grande visibilité des films des jeunes amateurs dans
nos salles de cinéma, sur les chaines de télévision, dans les textes des
critiques professionnels…C’est là la condition sin que none, sinon continuons à
faire du « sounima » et de la « talfa’zadt » !
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim
(Marrakech, juin 2014)
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