Romantique, cinéphile, humaniste
·
Mohammed Bakrim
Un grand film
comme on aime ! Un film où la forme ne cherche pas à illustrer un
propos ; à exprimer une idée ; à donner un sens prescrit. Chez
Kaurismaki, la forme est, elle-même, sens. Le grand critique de cinéma Michel
Ciment, décédé hélas en novembre 2023, avait déclaré dans la célèbre émission
radiophonique, Le masque et la plume : « Pour moi, 'Les feuilles
mortes' c'était la Palme d'or à Cannes".
C’était notre
hypothèse de départ à l’ouverture des Semaines du film européen. Les feuilles
mortes, c’est un cinéma du cœur et de l’esprit. Un cinéma aux antipodes de la
facilité, du fast thinking et des « films expresso ». Certes, c’est
un cinéma qui implique un certain engagement ; une certaine adhésion. Les
feuilles mortes confirment une tendance qui est un programme qui se décline à
travers toute une filmographie. Oui, on peut être pris par les qualités
intrinsèques du film en soi. Mais on l’apprécie mieux encore quand on a déjà
une idée sur l’univers construit patiemment, comme un édifice, par le cinéaste
finlandais.
On peut dire
ainsi que le nouvel opus vient compléter, ce que l’on a qualifié de la trilogie
ouvrière de Aki Kaurismaki : Ombre au paradis (1986) ; Ariel
(1988) ; La fille aux allumettes (1990). Cela exprime déjà une fidélité à
un monde ; un monde entrain de subir une destruction systématique de la
part d’un mode d’organisation de l’économie qui écrase la société et brise les
liens entre les humains pour privilégier des rapports marchands. Chez
Kaurismaki, le mot « ouvrier » n’est pas « un gros mot ».
Mot que le consens managérial à éluder, remplacé par un nouveau jargon qui
tourne à vide. Le monde social de la classe ouvrière est devenu la figure
absente du champ de la production symbolique.
Dans Les
feuilles mortes nous retrouvons ainsi Ansa (Alma Pöysti), une employée de
supermarché sous contrat sans horaires, est licenciée pour avoir pris un
produit alimentaire dont la date de péremption était dépassée. Face à elle, Holappa
(Jussi Vatanen), ouvrier métallurgiste lui aussi licencié (victime d’un
accident de travail mais avec un taux d’alcoolémie élevé). Deux âmes seules,
deux corps écrasés mais qui portent une certaine forme de volonté de vivre qui
relève d’une forme de résistance. Le film les fait rencontrer symboliquement
lors de la séquence d’ouverture en montant en parallèle les deux scènes
d’expositions où nous retrouvons toutes la rhétorique visuelle de Kaurismaki.
Des signes iconiques réveillent chez le cinéphile des références majeures :
le défilé des produits de consommation (avec le motif de la viande qui revient
dans la plupart des films de Kaurismaki) devant la caissière réduite à répéter
les mêmes mouvements, renvoie à la scène de l’usine dans Les temps modernes de
Chaplin. On retrouve dans une sorte de continuité du système, l’ouvrier
minuscule devant l’immensité des lieux, sans visage masqué par la combinaison
de travail. Des figures réduites au
silence, à l’anonymat. Les films de Kaurismaki sont un exercice cinéphilique
par excellence. Ici, le référentiel cinéphile est omniprésent, implicite et
souvent carrément direct avec la récurrence des affiches de film, des
citations. Mais moment central, c’est le cinéma qui permet de recréer le lien
social brisé par le système dominat. Les deux protagonistes pour sceller leurs
retrouvailles vont dans une salle de cinéma. Magnifique séquence qui montre que
le cinéaste ne cède jamais au pathos mais laisse au film des ouvertures vers
des pauses d’une grande finesse de drôlerie. Le film qui les réunit est un film
de zombie, The Dead dont die de Jim Jarmusch. Un film sur les morts qui
reviennent se nourrir des vivants ; une bataille pour la survie ;
mais surtout une critique de la société de consommation…comme dans le monde
« réel » des deux personnages de Kaurismaki. Mais celui-ci n’enferme
pas la séquence dans une lecture dogmatique ; il donne la parole à deux
spectateurs à la sortie du film, l’un dit que cela lui rappelle Journal d’un
curé de campagne ; et l’autre lui rétorque que c’est plutôt Bande à
part !
Certains
observateurs n’ont pas hésité à parler des films de Kaurismaki comme
« d’une cinémathèque idéale » proposant un voyage dans la planète
cinéphile. On sait qu’au niveau de son rapport aux comédiens c’est le meilleur
disciple de Bresson (l’affiche de l’ultime film de Bresson, L’argent occupe à
plusieurs reprises l’arrière fond du plan). Mais pas que ; toute une
esthétique minimaliste est à l’œuvre. C’est aussi, à un niveau thématique cette
fois, un enfant d’Ozu et de Chaplin. Ceux qui par exemple qui ne saisissent pas
l’allusion du plan final (un homme et une femme qui se dirigent vers le fond de
l’image, vers un autre destin, une autre vie meilleure peut-être) est une
référence directe à une figure chaplinesque par excellence, le cinéaste fait
dire au personnage masculin « comment s’appelle ce chien ? »
« Chaplin ! » lui répond sa compagne.
Cinémathèque ?
C’est le côté cinéphile. Le cinéma de
Kaurismaki est animé de beaucoup de musique ; c’est donc aussi un
jukebox ! C’est le voisin de Jim Jarmusch dans le compartiment des
cinéastes Rock. Je ne prétends pas avoir une oreille très musicale mais là,
c’est l’un des rares cinémas où je me délecte de morceaux de musique et surtout
de chansons. Des chansons mélancoliques souvent. Là, c’est la version
romantique du film. Comme la référence à Prévert et Montand pour la chanson qui
donne son titre au film. La musique chez Kaurismaki varie de registre en
effet ; elle est écrite spécialement pour le film ou traduite et reprise
du répertoire.
Elle est une
composante essentielle de l’expression artistique que développe chaque film.
Elle n’est pas envahissante ; elle vient enrichir une dramaturgie
construite principalement à partir de personnages mutiques qui ne maitrisent
pas le verbe (ils fument beaucoup ; boivent beaucoup) ; une chanson
romantique vient parler à leur place. Donner un sens à leur solitude. Elle
fonctionne comme un lien (la musique est une invitation à la danse à la
communion). Elle fonctionne alors comme contrepoint à la question de la
communicabilité qui est au cœur du drame kaurismakien. Alors que la musique, en
principe, est faite pour danser, jouer ensemble, elle vient ici traduire,
mettre à nu, un monde d’individus isolés ; victimes d’un système qui
génère la rupture sociale.
Une rupture à
laquelle tente de pallier d’antres moyens de communication comme la radio. Là,
encore sans assurance d’aboutir. Une séquence est particulièrement édifiante.
Quand la jeune employée rentrée chez elle ; elle écoute la radio mais ce
sont des informations sur la guerre en Ukraine. On énumère les victimes
d’ailleurs. Aucun mot sur les victimes d’ici, de la « guerre
sociale » qui brise des individus. Un autre soir, en écoutant les infos
sur un bombardement dans cette guerre lointaine, elle ouvre son courrier et
tombe sur la facture d’électricité. Comment payer ? Dans un geste
désespéré, elle arrache la prise de courant de la radio, éteint toutes les
lumières pour se retrouver dans le noir comme dans un abri. Elle vient de subir
elle-même un bombardement.
C’est éloquent. Sublime !