mercredi 21 février 2024

les feuilles mortes de Aki Kaurismaki


 

Romantique, cinéphile, humaniste

 

·         Mohammed Bakrim

 

Un grand film comme on aime ! Un film où la forme ne cherche pas à illustrer un propos ; à exprimer une idée ; à donner un sens prescrit. Chez Kaurismaki, la forme est, elle-même, sens. Le grand critique de cinéma Michel Ciment, décédé hélas en novembre 2023, avait déclaré dans la célèbre émission radiophonique, Le masque et la plume : « Pour moi, 'Les feuilles mortes' c'était la Palme d'or à Cannes".

C’était notre hypothèse de départ à l’ouverture des Semaines du film européen. Les feuilles mortes, c’est un cinéma du cœur et de l’esprit. Un cinéma aux antipodes de la facilité, du fast thinking et des « films expresso ». Certes, c’est un cinéma qui implique un certain engagement ; une certaine adhésion. Les feuilles mortes confirment une tendance qui est un programme qui se décline à travers toute une filmographie. Oui, on peut être pris par les qualités intrinsèques du film en soi. Mais on l’apprécie mieux encore quand on a déjà une idée sur l’univers construit patiemment, comme un édifice, par le cinéaste finlandais.

On peut dire ainsi que le nouvel opus vient compléter, ce que l’on a qualifié de la trilogie ouvrière de Aki Kaurismaki : Ombre au paradis (1986) ; Ariel (1988) ; La fille aux allumettes (1990). Cela exprime déjà une fidélité à un monde ; un monde entrain de subir une destruction systématique de la part d’un mode d’organisation de l’économie qui écrase la société et brise les liens entre les humains pour privilégier des rapports marchands. Chez Kaurismaki, le mot « ouvrier » n’est pas « un gros mot ». Mot que le consens managérial à éluder, remplacé par un nouveau jargon qui tourne à vide. Le monde social de la classe ouvrière est devenu la figure absente du champ de la production symbolique.

Dans Les feuilles mortes nous retrouvons ainsi Ansa (Alma Pöysti), une employée de supermarché sous contrat sans horaires, est licenciée pour avoir pris un produit alimentaire dont la date de péremption était dépassée. Face à elle, Holappa (Jussi Vatanen), ouvrier métallurgiste lui aussi licencié (victime d’un accident de travail mais avec un taux d’alcoolémie élevé). Deux âmes seules, deux corps écrasés mais qui portent une certaine forme de volonté de vivre qui relève d’une forme de résistance. Le film les fait rencontrer symboliquement lors de la séquence d’ouverture en montant en parallèle les deux scènes d’expositions où nous retrouvons toutes la rhétorique visuelle de Kaurismaki. Des signes iconiques réveillent chez le cinéphile des références majeures : le défilé des produits de consommation (avec le motif de la viande qui revient dans la plupart des films de Kaurismaki) devant la caissière réduite à répéter les mêmes mouvements, renvoie à la scène de l’usine dans Les temps modernes de Chaplin. On retrouve dans une sorte de continuité du système, l’ouvrier minuscule devant l’immensité des lieux, sans visage masqué par la combinaison de travail.  Des figures réduites au silence, à l’anonymat. Les films de Kaurismaki sont un exercice cinéphilique par excellence. Ici, le référentiel cinéphile est omniprésent, implicite et souvent carrément direct avec la récurrence des affiches de film, des citations. Mais moment central, c’est le cinéma qui permet de recréer le lien social brisé par le système dominat. Les deux protagonistes pour sceller leurs retrouvailles vont dans une salle de cinéma. Magnifique séquence qui montre que le cinéaste ne cède jamais au pathos mais laisse au film des ouvertures vers des pauses d’une grande finesse de drôlerie. Le film qui les réunit est un film de zombie, The Dead dont die de Jim Jarmusch. Un film sur les morts qui reviennent se nourrir des vivants ; une bataille pour la survie ; mais surtout une critique de la société de consommation…comme dans le monde « réel » des deux personnages de Kaurismaki. Mais celui-ci n’enferme pas la séquence dans une lecture dogmatique ; il donne la parole à deux spectateurs à la sortie du film, l’un dit que cela lui rappelle Journal d’un curé de campagne ; et l’autre lui rétorque que c’est plutôt Bande à part !

Certains observateurs n’ont pas hésité à parler des films de Kaurismaki comme « d’une cinémathèque idéale » proposant un voyage dans la planète cinéphile. On sait qu’au niveau de son rapport aux comédiens c’est le meilleur disciple de Bresson (l’affiche de l’ultime film de Bresson, L’argent occupe à plusieurs reprises l’arrière fond du plan). Mais pas que ; toute une esthétique minimaliste est à l’œuvre. C’est aussi, à un niveau thématique cette fois, un enfant d’Ozu et de Chaplin. Ceux qui par exemple qui ne saisissent pas l’allusion du plan final (un homme et une femme qui se dirigent vers le fond de l’image, vers un autre destin, une autre vie meilleure peut-être) est une référence directe à une figure chaplinesque par excellence, le cinéaste fait dire au personnage masculin « comment s’appelle ce chien ? » « Chaplin ! » lui répond sa compagne.

Cinémathèque ? C’est le côté cinéphile.  Le cinéma de Kaurismaki est animé de beaucoup de musique ; c’est donc aussi un jukebox ! C’est le voisin de Jim Jarmusch dans le compartiment des cinéastes Rock. Je ne prétends pas avoir une oreille très musicale mais là, c’est l’un des rares cinémas où je me délecte de morceaux de musique et surtout de chansons. Des chansons mélancoliques souvent. Là, c’est la version romantique du film. Comme la référence à Prévert et Montand pour la chanson qui donne son titre au film. La musique chez Kaurismaki varie de registre en effet ; elle est écrite spécialement pour le film ou traduite et reprise du répertoire.

Elle est une composante essentielle de l’expression artistique que développe chaque film. Elle n’est pas envahissante ; elle vient enrichir une dramaturgie construite principalement à partir de personnages mutiques qui ne maitrisent pas le verbe (ils fument beaucoup ; boivent beaucoup) ; une chanson romantique vient parler à leur place. Donner un sens à leur solitude. Elle fonctionne comme un lien (la musique est une invitation à la danse à la communion). Elle fonctionne alors comme contrepoint à la question de la communicabilité qui est au cœur du drame kaurismakien. Alors que la musique, en principe, est faite pour danser, jouer ensemble, elle vient ici traduire, mettre à nu, un monde d’individus isolés ; victimes d’un système qui génère la rupture sociale.

Une rupture à laquelle tente de pallier d’antres moyens de communication comme la radio. Là, encore sans assurance d’aboutir. Une séquence est particulièrement édifiante. Quand la jeune employée rentrée chez elle ; elle écoute la radio mais ce sont des informations sur la guerre en Ukraine. On énumère les victimes d’ailleurs. Aucun mot sur les victimes d’ici, de la « guerre sociale » qui brise des individus. Un autre soir, en écoutant les infos sur un bombardement dans cette guerre lointaine, elle ouvre son courrier et tombe sur la facture d’électricité. Comment payer ? Dans un geste désespéré, elle arrache la prise de courant de la radio, éteint toutes les lumières pour se retrouver dans le noir comme dans un abri. Elle vient de subir elle-même un bombardement.

 C’est éloquent. Sublime !

Anatomie d'une chute de Justine Triet

 

Une fiction post-vérité

·         Mohammed Bakrim

 

Un bon film mais une Palme d’or   controversée ! Loin des calculs cannois, il y avait certainement d’autres prétendants plus « légitimes » en termes cinéphiliques, stricto sensu. Je pense notamment à Aki Kaurismaki et ses Feuilles mortes (j’y reviendrai). Dans tous les cas, ce soir-là, à la belle salle casablancaise du Lutétia, je n’étais pas le seul à le penser. Si l’on s’en tient à l’applaudimètre, la réaction du public (nombreux et diversifié) à la projection du « film événement », L‘anatomie d’une chute, en ouverture des semaines du film européen, fut pour le moins mitigée. Peut-être que la pluie des récompenses reçues par le film avait placé l’horizon d’attente à un niveau élevé. Par exemple, le jour même de sa présentation, il avait obtenu Le prix du meilleur film policier (sic !) ; et la veille, le prix du syndicat français de la critique. Mais peut-être que le malentendu est plutôt ailleurs. Mon hypothèse est que la dimension culturelle et les enjeux sociétaux qui traversent le film de bout en bout y sont pour beaucoup. Les deux plans chargés d’ambiguïté de la séquence finale (on voit d’abord la mère dans les bras de son enfant dans une posture trop intime ; puis la veuve qui se retrouve étreignant le chien venu prendre la place de l’époux disparu) ne sont pas faits pour faciliter une réception culturelle apaisée du film. Celui-ci est trop marqué (comme on dit pour un signe linguistique) culturellement. C’est un film dans l’air du temps européen, surtout franco- français. Il anticipe quelque part l’arrivée de Gabriel Attal, perçu comme indicateur sociétal, à la primature. C’est un film « post » : post MeToo ; post Brexit : la langue anglaise est omni présente dans le récit ; l’anglais est même valorisé comme terrain d’entente pour le couple franco-allemand en panne et il y a une nostalgie de Londres, ville refuge, loin des « trous » que Sandra l’écrivaine d’origine allemande et son mari Samuel, écrivain et enseignant ont connu de part et d’autre du Rhin…

Mais c’est essentiellement un récit post vérité. Le concept est devenu populaire depuis le début des années 2000. Il permet de « décrire une situation dans laquelle il est donné plus d'importance aux émotions et aux opinions qu'à la réalité des faits ». Et le film n’est pas avare en émotion ; déjà en mettant un enfant, non-voyant de surcroît, au cœur du drame. Le choix en outre de conduire le récit à partir du point de vue d’une femme forte qui a réussi là où le défunt a échoué et qui a même pu imposer sa langue au tribunal qui l’avait au départ obligée à s’exprimer en français. Et une femme enfin qui n’a pas hésité à dévoiler en public ses choix intimes. Autant d’arguments qui ont séduit les féministes et les pro-féministes.

Mais peut-être qu’il faut neutraliser tout ce discours d’escorte qui accompagne le film pour s’intéresser au film lui-même. Un bon film alors ? Oui, indéniablement : très bon scénario (un peu même trop) ; très bon casting et une bonne direction d’acteurs (l’actrice principale est excellente) ; le chien Messi très bien dans son rôle de véritable témoin muet (il ouvre le film et il le clôt) …

Le film s’ouvre sur une voix off. C’est un film en effet que l’on voit et que l’on écoute surtout (une partie du drame sera construite autour de la question de ce que l’enfant a réellement entendu à propos de la dispute de ses parents). Puis les images suivent cette ouverture sonore et on découvre, Sandra interviewée par une étudiante. Il y a un jeu de séduction implicite que le jeu de la caméra capte intelligemment. Mais les bruits de musique qui émanent de l’étage empêchent le bon déroulement de l’interview. Reste l’échange des regards entre les deux femmes avant de convenir d’un autre rendez-vous, ailleurs. On découvre les lieux, une maison de montagne. Les plans intérieurs sont saturés de lignes (poutres, portes, escaliers…) et de figures géométriques avec prédominance de la figure du triangle (père/mère/enfant ?). La configuration de cet espace préfigure un récit complexe. Un cinéma de la complexité, en somme ; de la confusion des sentiments. Arrive une balle du premier étage suivi d’un chien qui la récupère et remonte. Au propre et au figuré, la balle est dans le camp de l’enfant. C’est son témoignage final qui va faire basculer le procès du côté de l’acquittement de la mère. Même si l’ombre d’un doute persiste.

Le film est en effet un film de procès. Une tendance de l’époque, le cinéma français, mais pas que, va beaucoup aux tribunaux.  Une illustration de la judiciarisation de la vie publique : on ne compte plus le nombre d’hommes publics convoqués devant les juges (politiciens, producteurs de cinéma…) mais cela reste un formidable exercice de cinéma où les Américains sont passés maître. Le tribunal séduit les scénaristes. Un film de procès : c’est une mise en scène d’une autre mise en scène ; celle d’une cour de justice fortement codée ; obéissant à un « scénario » bien rodé. Le tribunal est un espace de jeu où circule une parole et des regards selon un rituel bien établi. Le film de Justine Triet dévoile ce dispositif en le faisant précéder par une répétition : l’avocat vient chez Sandra (c’est une vielle connaissance) et l’entraine au redoutable exercice que constitue un procès des Assises. Cette partie jouée par les deux personnages est d’ailleurs fort intéressante, bien réussie par rapport à la scène réelle au tribunal. Je trouve les séquences du tribunal de Saint Omer d’Alice Diop très fortes avec un dispositif qui privilégie le plan fixe donnant toute sa mesure au jeu de la parole et du regard dans ce corps à corps que sont les interrogatoires et les contre- interrogatoires dans un cour de justice. Justine Triet a choisi une autre démarche ; plutôt une caméra très mobile, variant les angles et les points de vue comme pour dire le poids de l’incertitude qui pèse sur les enjeux. Elle multiplie les cadrages et des positions inédites (en contre-plongée par exemple sur le procureur !). La protagoniste, l’accusée, est filmée elle sereinement. Un code de couleurs à partir de ses vêtements décline métaphoriquement l’évolution du drame. Très tôt dans le film on la découvre lors de son interview reportée dans des cloueurs claires, chaudes, vives qui disent sa joie de vivre. Tout de suite après ce sont des costumes avec des couleurs sombres, froides. Sauf pour le plan final dans le tribunal où on la découvre mieux éclairée, avec un chemisier clair. Une ambiance optimiste annonçant le dénouement heureux du procès.

 


mardi 6 février 2024

Les meutes de Kamal Lazrak

 

La nuit leur appartient

·  

 

« Une œuvre ne peut être politiquement juste qu’à condition qu’elle soit esthétiquement juste »

Brecht

 



 Ouverture au noir. Le noir des ténèbres. Comme pour dire que le récit émane d’une profondeur. Il vient de loin ; de la nuit des temps. Le temps avant que l’humanité devienne humanité. Le temps des meutes, des hordes sauvages. Des tribus/ des gangs. Le temps des chiens. Des chiens entre eux. Des hommes et des chiens. La bande-son donne le ton ; celui de la violence que vient confirmer la bande-image. Les images d’un combat féroce. Violence que vient confirmer la suite des événements. Casablanca, la nuit. La nuit des chiens. La nuit des gangs, des losers, des fantômes et des déchets. Les meutes, c’est le film de la nuit qui leur appartient.

Du même coup, cette ouverture est une autre confirmation. Kamal Lazrak confirme son choix originel : il aime filmer la nuit. Il aime filmer la ville la nuit. Il aime les chiens. Les chiens victimes des hommes. Des hommes victimes d’autres hommes ; victimes de la ville. Une ville qui n’est pas la cité car en deçà de l’urbanité. Le film a aussi une autre ambition ; celle de s’inscrire dans le cinéma à travers la grande tradition du genre. A travers une historicité cinéphile. Il y a du James Gray, du Nabil Ayouch, du Lakhmari dans ce premier long métrage séduisant de Kamal Lazrak. Séduisant car porté par une mise en scène efficace et un casting original.

Cependant question genre, peut-être qu’il est utile de préciser d’emblée que contrairement à ce qui a été écrit ici et là Les meutes n’est pas un polar.  Il n’y a pas la centralité du flic dans son système de personnages, (les seuls flics qu’on aperçoit sont ceux du barrage routier). Il n’y a pas d’enquête ni de crime à élucider. Il y a bien un crime mais par défaut en quelque sorte, par accident. Pas d’enquête mais une quête identitaire née de l’interrogation existentielle que traverse une filiation, celle du père et du fils dans environnement hostile. Le cadavre dont il faut se débarrasser et qui est au centre de l’intrigue pèse sur ce duo comme une métaphore du statut social ou plutôt asocial qui les enserre dans un filet auquel ils tentent de s’échapper.

Ce qui situe le film du côté du thriller avec la prédominance de la dimension psychologique nourrie de paramètres d’une esthétique postmoderne (désenchantent, individualisme, désillusion, recyclages des codes de genres…).

  Les meutes, qui a séduit d’emblée par la galerie des personnages qu’il fait évoluer dans un Casablanca des bas-fonds. Mais séduire n’est pas convaincre. Le film s’est très vite enfermé dans une logique qu’il a installé d’emblée, celle de faire défiler des gueules qui sont des prototypes. Kamal Lazrak entre dans le champ du cinéma en « imagier » ou « imagiste » pour user de concepts de Serge Daney.  Une scène en ouverture du film donne le ton : cela se passe dans un quartier populaire, le jeune Issam qui avec son père Hassan va vont former le duo dramatique du récit arrive dans un café salle billard. Un jeune, portant costume et cravate, entre au café et annonce qu’il n’pas été retenu pour un travail dans un centre d’appel parce que « ne parlant pas bien le français ». Un habitué du coin lui répond qu’il se trompe qu’il ne s’agit pas d’un problème de langue « mais de gueule ; tu n’as pas la gueule pour le poste ».  Énonçant du coup tout le programme esthétique du film. Toute la suite du récit va démontrer que le film prend cette remarque pour lui-même et en a fait son programme : des gueules, des images. Des images qui finissent par tourner à vide.

Le récit est construit autour d’une errance nocturne empruntant un itinéraire physique (il dessine une véritable cartographie des lieux) qui prend très vite des allures symboliques. Les itinéraires suivis, dictés par l’urgence de trouver un lieu ou un moyen pour enterrer le cadavre, émanent initialement du savoir du père (ses connaissances, ses réseaux…) sont réinvestis par le film comme des instruments de mise en suspens et du dynamisme de l’histoire : rebondissements qui relancent le récit suite à un échec de différentes tentatives de trouver une issue ; soit une déception de la part de certaines connaissances ; soit l’hostilités des paysans. L’apparition de ceux-ci dessine une sorte de partage de territoire qui exclut Le père et son fils et les pousse à rebrousser chemin. Ce moment du film a quasiment des allures de fantastique : des ombres sans visages, des torches lumineuses qui sortent de l’horizon comme une menace. Toute cette virée hors la ville instaure les personnages comme des étrangers, comme des perdants qui doivent se reconstituer autrement ; en cherchant une autre issue dans l’espoir de se retrouver comme une nouvelle entité.

Cette quête se révèle au fur et à mesure comme une appréhension de l’espace ; une tentative de territorialisation des personnages. Elle se fait sous la forme d’un road-movie nocturne. Les deux personnages principaux sont en mobilité permanente. A pied, en fourgonnette et même dans une barque en pleine mer. Les moments passés dans la mini camionnette sont édifiants ; ils prolongent l’image de l’enferment et de l’impasse qui obstrue l’horizon des personnages. Le dispositif spatial du véhicule élargit la possibilité d’une lecture plurielle. Notamment à un niveau psychanalytique. Condamnés à voyager ensemble sous une menace dans un lieu fermé, ils sont amenés à se livrer, à se (re) découvrir. Nous assistons à une transaction psychologique entre les deux hommes : le père et le fils se construisent une nouvelle relation faite de mutations de changements de rôles. Un moment freudien par excellence car l’enfant est parfois le père de l’homme !

Et tous les deux sont les enfants d’un espace fortement référentialisé. La référentialité à la ville réelle (Casablanca) est assumée en bonne partie par des indications toponymiques et/ou topographiques (le plan de la grande mosquée de Casablanca par exemple). Pour construire l’image sociale de la ville, le film puise dans un registre d’images personnifiantes ; ce faisant, il dessine une cartographie des stéréotypes spatiaux qui rappelle le cinéma marocain des années 1990 : la prostituée généreuse, le bar du port, le vieil ivrogne, terrains vagues, bidonvilles…on retrouve dans le choix de la spatialité marginale, une volonté de montrer l’échec de la ville comme urbanité ; celle-ci étant perçue comme une forme de sociabilité pacifiée. La ville du film est l‘incarnation du mal ; une machine qui produit la violence et des déchets. Kamal Lazrak rejoint ainsi le cinéma de Hicham Lasri qui capte le dysfonctionnement de la société en filmant sa marge. C’est à la marge que l’on comprend comment fonctionne le corps !

 

Fès, été 55 de Abdelhaï Laraki

 Une chronique intime des années de résistance


« Un film a la capacité de tout exprimer sans rien dire »

Marc Ferro



Fès, été 1955. La capitale spirituelle du royaume baigne sous un ciel serein. Mais c’est une illusion. Le Maroc en effet est en ébullition. Les autorités du protectorat qui n’ont jamais eu de répit face à la réaction du peuple marocain, viennent de commettre, en aout 1953, l’irréparable. Elles ont franchi la ligne rouge en déportant le symbole de la souveraineté de l’empire chérifien, le sultan Mohammed V condamné, avec sa famille, à l’exil. La résistance prend une autre dimension et s’élargit dans l’espace (le territoire de la résistance épouse celui du pays) et dans l’échelle sociale (l’ensembles des couches sociales en dehors de celles qui étaient en connivence avec les colons).

Une maison de la Médina ; une belle jeune femme fait le ménage. Elle nettoie le sol, au carrelage significatif, en y mettant de l’ardeur. Le programme est ainsi tracé. Ce geste du quotidien d ‘une femme du peuple instaure un horizon métaphorique pour le récit qui vient : le pays a besoin d’être « nettoyé ». Renvoyer l’occupant chez lui et débarrasser le pays de la chienlit, celle des collabos et des traitres. Que ce geste inaugural soit porté par une femme est éloquent. « La femme est l’avenir de l’homme » disait le poète ; elle est indéniablement l’avenir du pays nous dit le film. Image renforcée par l’arrivée du jeune enfant dont le regard et le mouvement vont ordonner l’évolution du récit ; arrivée qui va dans le sens de cette promesse. L’indépendance qui vient, c’est le pays qui retrouve l’innocence de l’enfance ; l’enfance qui est un nouveau départ. La présence de l’enfant est plus qu’un relais narratif (il renvoie certainement aux souvenirs d’enfance de l’auteur), elle contribue fondamentalement à la construction du sens par le biais d’un regard.

Des petits gestes, des gens du peuple d’en bas : le film aborde la grande histoire en instaurant un mode de production du film et du récit à l’image de la mobilisation qui anime le pays : populaire avec l’irruption des couches sociales des plus démunis dans l’action politique. Dans ses moyens de production comme dans son récit le film ne vise pas à refaire l’histoire dans une vision épique. Il ne convoque pas de grandes stars dans le casting comme il n’y a pas de super héros dans le récit. Le film ne met pas en scène une icône incarnant la résistance ; il ne met pas en avant des figures tutélaires.  Le héros c’est le peuple, dans sa grande diversité sociale, ethnique, confessionnelle (des femmes, des enfants, des jeunes...).   Ce n’est pas une réécriture du récit national dans la tradition des films qui ont accompagné des mouvements de libération nationale. Le film n’est pas porté par une logique de représentation des phases de l’histoire dans un processus de légitimation politique (voir le cinéma algérien des années 1960 et 1970). Libéré de ce surmoi idéologique, Abdelhaï Laraki choisit d’aborder la grande histoire par le biais de l’histoire d’une famille qui se voit engagée doublement sur la voie de la libération d’un pays qui est aussi la voie de l’émancipation de la parole, du corps. Le corps physique (la femme, l’enfant) et le corps social.  Abdelhaï Laraki est un cinéaste cinéphile ; il connaît le cinéma international. Il sait dans ce sens qu’on peut accéder à un grand thème, la révolution, la guerre, la résistance en l’occurrence par le biais de plusieurs entrées. Celles qui passent par une superproduction ou celles qui empruntent la voie de l’intime. Du David Lean ou du John Boorman. Je défends l’hypothèse que Fez summer’55 s’inscrit dans la seconde voie ; celle de John Boorman notamment dans l’excellent Hope and glory (1987) où la fameuse bataille d’Angleterre est racontée vue par un enfant. Dans le film de Laraki c’est un pan de la résistance à Fès vue à partir des terrasses de la médina, territoire de prédilection d’un enfant, Kamal ; avec la complicité et l’engagement de deux femmes qui s’éveillent à la conscience nationale et de genre, Zahra, sa mère fille du peuple et Aicha, leur voisine rebelle issue d’une famille aristocratique et traditionnelle.

Face à l’histoire, un film peut s’inscrire dans au moins quatre perspectives : 1) la reconstitution historique ; 2) l’histoire comme cadre de référence (décor) ; 3) comme métaphore ou 4) comme relecture relativiste (critique). Fès, été 55 n’a nullement la prétention de proposer une reconstitution historique. Il a choisi une ligne médiane entre l’histoire comme référent temporel (2) et métaphorique (3) pour tenter un juste équilibre entre la crédibilité historique et la dimension dramatique dictée par le scénario.

Ce faisant, il apporte une contribution, sous la forme d’une proposition cinématographique, au débat récurrent dans l’espace public sur le rapport du cinéma marocain à l’histoire du pays. Débat entamé souvent sous l’angle d’une critique émanant d’une partie de la classe politique reprochant au cinéma d’ignorer les « grandes causes nationales ». Le film de Laraki replace ce débat au sein du cinéma lui-même. A la fois au niveau du scénario et des moyens de sa concrétisation. Grâce au soutien de sa productrice, Caroline Locardi animée aussi par le même souci cinéphile, il réussit à mettre au diapason les moyens de production et ses ambitions artistiques. Il est fidèle ainsi au credo énoncé dans une réplique célèbre de son premier long métrage, Mouna Saber (2002) : « l’essentiel n’est pas de trouver mais de chercher ». Film abordant lui-même un aspect de l’histoire récente du pays et où il était question d’une quête autour de la vérité des disparitions qui ont marqué les années de plomb. Film également où la femme occupait déjà une place centrale.

Dans le nouvel opus, Zahra (Mounia Lamkimel) n’ouvre pas seulement le récit, elle en constitue la quintessence. Un raffinement qui se décline dans la plasticité des images qui accompagnent ses apparitions. Son regard (très beau vers le hors champ), sa beauté ancrée dans le naturel des décors magnifiques qui l’entourent dessinent l’horizon esthétique du film. Elle commence l’histoire la tête basse (femme de foyer, accablée par les tâches). Elle la clôt la tête haute (manifestant le visage découvert). Ma religion est faite : c’est elle, l’actrice / le personnage, qui porte le film.

Par petites touches, la succession des scènes qui ouvrent le film instaure le système des personnages et surtout trace les grandes lignes de l’univers de référence spatial et socio-culturel de leur évolution. Une référence historique avec le renvoi à l’événement cadre à savoir la déposition du sultan et la décision de la résistance de boycotter la célébration de la fête du sacrifice. Le débat sociétal sur l’éducation des filles (au sein de la famille de Kamal). La présence des formes de modernité au sein de la médina avec l’hommage rendu à la salle de cinéma Boujloud avec le crieur public qui sillonne les rues de la médina pour annoncer le programme de la semaine. Deux films sont cités et qui sont des clins d’œil cinéphiles mais fonctionne aussi comme une sorte de mie  en abyme du récit : Fanfan la tulipe de Christian-Jaque (1952) un film de cape et d’épée avec Gérard Philipe et l’incontournable film égyptien avec Ciel d’enfer de Youssef Chahine (1954) avec Faten Hamama et Omar Cherif. Amour, combat entre le bien et le mal, lutte des classes, le programme narratif du film se décline à travers cette allusion cinéphilique.

La mise en scène est dynamique ; elle fait jouer des moments d’intimité, de poésie, de tendresse, souvent en intérieurs avec un décor quasi baroque générant une saturation du plan de signes culturels et des moments de tension et d’action ayant pour cadre la rue. Les premiers l’emportent largement sur les seconds. La caméra s’engage, s’approche, s’éloigne sans voyeurisme ou se replie et reste neutre comme lors de la fameuse scène relevant de la mythologie nationale de l’apparition du sultan dans la lune. La caméra capte avec empathie (très belle lumière des plans sur les terrasses de la Médina accompagné de youyous) la liesse populaire qui a accompagné ce moment fantastique sans rien montrer laissant le commentaire à Aicha, la figure de la modernité : « si tu l’as dans ton cœur, tu le verras aussi dans la lune ».



 Le récit est linéaire ; une certaine horizontalité qui renvoie au déroulé chronologique d’une histoire qui attend d’être secouée. L’apparition de l’enfant va casser cette configuration normative pour introduire une verticalité qui transcende les contingences factuelles pour s’ouvrir sur un vaste champ de promesses. Le haut et le bas s’alternent comme le passage entre un maintenant dur, dramatique, violent (la rue) et un demain prometteur (la terrasse). De la rue à la terrasse c’est le passage de l’enfermement à l’air libre. Et c’est Kamal, l’enfant, qui assure cette alternance qui va finir par constituer le paradigme d’évolution du récit : Aicha s’initie sous la houlette de Kamal à la traversée des terrasses ; l’ensemble des protagonistes sont amenés à un moment ou un autre de regarder vers le « haut » d’où Kamal oriente aussi le regard des spectateurs.  Dans ce sens, le plan final sur le regard caméra de Kamal sonne comme un appel à la vigilance. La résistance hier, la résistance toujours

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