Nous sommes en 1966, une revue
culturelle novatrice et fort engagée dans la modernité littéraire et
artistique, ses fondateurs sont des écrivains et des peintres, décide de
consacrer dès son deuxième numéro un dossier au cinéma marocain. Il s’agit du
numéro deux de la revue Souffles. Trois raisons, relevant de la conjoncture
actuelle, légitiment le retour à ce moment insolite de la jeune histoire de
notre cinéma. D’abord par le fait que le nouveau film de Abdelkader Lagtaâ, La
moitié du ciel, actuellement en tournage, a pour personnage principal,
Abdellatif Laâbi, qui n’est autre que le directeur fondateur de Souffles. Le
film revient sur la période de l’arrestation du poète à partir du point de vue
de son épouse Jocelyne Laabi puisque le film est une adaptation de son récit
autobiographie La liqueur d’aloès. Le cinéma marocain a fini donc par
retrouver, sur un registre symbolique, la célèbre revue au destin tumultueux.
Un destin qui a fait l’objet, et c’est la deuxième raison de ce flashback,
d’une publication de haute teneur académique de la part de Kenza Sefrioui,
écrivain et journaliste qui à partir de sa thèse de doctorat a édité un livre
somme sur l’expérience de Souffles (nous y reviendrons plus en détails). La
troisième raison a trait à l’actualité immédiate du cinéma marocain avec les
changements annoncés à la tête du Centre de cinéma et tout ce que cela charrie
comme charge d’incertitudes qui pèsent
de nouveau sur un secteur condamné décidément à épouser un scénario
sisyphien…
Flashback. Retour aux années 60. Comment se présente le paysage
cinématographique au moment de la publication du dossier « cinéma
marocain » par la revue Souffles ? Certes, le public va beaucoup au
cinéma, en 1966 il y avait 229 salles en activité et qui ont drainé plus de 18
millions d’entrées, mais la production nationale des longs métrages est
inexistante ; le court métrage connaît un certain engouement du fait du
système des commandes émanant de différents secteurs de l’Etat qui ont besoin
de transmettre une image et un message et comme la télévision n’est pas encore
très opérationnelle, ce sont les films réalisés par le CCM qui répondent en
partie à cette commande institutionnelle. C’est ainsi qu’en 1966, Mohamed Tazi
signe trois films inscrits dans cette catégorie : Les Forces armées
royales, La réforme agraire et La mosquée de Tinmel ; Abdelaziz Ramdani
aborde La naissance d’un village ; Latif Lahlou traite de l’élevage dans
son film Fourrage et Ahmed Mesnaoui de la délinquance juvénile avec Chemin de
la rééducation. Un film se démarque, mi-fiction, mi-documentaire sur l’errance
poétique, et fera date dans ce sens, c’est Tarfaya ou la marche d’un poète de
Ahmed Bouanani, lui-même par ailleurs collaborateur actif de la jeune revue
Souffles ; il participe d’ailleurs doublement à ce numéro 2 de l’année
1966 en tant que poète, avec un texte fort éloquent et en tant que cinéaste à
la table ronde organisée à cette occasion. Le dossier comprend le texte du
mémorandum adressé au Souverain (le Roi Hassan 2 à l’époque) ; le rapport
signé par un certain nombre de cinéastes et adressé au ministre de l’information ;
le compte rendu d’une table ronde animée par Abdellatif Laabi et réunissant
Abdellah Zerouali, Mohamed A. Tazi, Ahmed Bouanani, Driss Karim, Mohamed Sekkat
et un index des cinéastes marocains de l’époque où nous avons dénombré 38
cinéastes.
Dans son texte d’introduction au
dossier, la revue, tout en précisant qu’il ne s’agit ni « d’un bilan, ni
d’un essai d’analyse aboutie » rappelle que « quelques années
d’expériences concrètes et souvent douloureuses ont suffi pour que ces cinéastes
démontent les mécanismes qui ont abouti, dans le domaine du cinéma au Maroc, à
une impasse ». Cette impasse qui du point de vue de la revue retarde le
démarrage de ce qu’il appelle « un cinéma national authentique ».
Les différents documents publiés
offrent un panorama des difficultés rencontrées par les cinéastes mais aussi un
aperçu sur leur aspiration. Si ces dernières sont très larges et reflètent des
divergences, naturelles et légitimes entre les différentes approches (faut-il
un cinéma centré uniquement sur le message ou un cinéma qui s’ouvre également
sur le divertissement via l’inspiration de la culture populaire ; cette
dernière thèse est défendue par Ahmed Bouanani notamment). Les difficultés et
les blocages par contre sont explicites
et sont de nature structurelle et institutionnelle et peuvent rejoindre l’une
des préoccupations majeures des cinéastes d’aujourd’hui notamment autour de la
tutelle du ministère de l’information hier de la communication aujourd’hui. Les
cinéastes dans leurs doléances de 1966 réclamaient un Office national du
cinéma. Une manière de dire, avec les mots de l’époque, qu’il faut assurer à la
gestion du cinéma un espace libéré des pesanteurs administratives, aggravées
aujourd’hui par les différentes transitions politiques.
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