Pérenniser un système qui marche
Pour Nour-Eddine
Sail, directeur du centre cinématographique marocain, le plus important
aujourd’hui est de « pérenniser un système qui marche » ; celui
justement qui permet à notre cinéma d’être visible aussi bien chez lui qu’à l’étranger. Dans cet entretien,
il replace la publication du Livre blanc sur le cinéma marocain, diligenté par
le ministère de la communication, dans le contexte général du cinéma marocain.
L’actualité de la profession aujourd’hui,
c’est la publication du livre blanc. Quelle est la perception que vous avez de
ce livre et notamment de ses principales recommandations ? Dans une interview
avec le président de la Commission, il a dit que ce n’est pas un programme de
gouvernement, mais c’est plutôt les grandes lignes d’une politique publique.
Quel est votre approche par rapport à
cela ?
Je pense que c’est une
excellente chose d’avoir une Commission formée de professionnels multiples et
variés avec à leur tête une autorité telle qu’Abdellah Saaf Je pense que ce n’est pas du tout
une mauvaise chose que pendant un an cette Commission se soit réunie pour voir
tous les aspects qui constituent aujourd’hui la chose cinématographique au
Maroc. Cela ne s’est jamais fait avec autant de sérieux. La commission a reçu
pratiquement tous ceux qui de près ou de
loin ont des rapports avec le cinéma au Maroc. J’y étais moi même invité pour
m’y exprimer pendant toute une matinée, à l’instar de toute la profession. Tout
le monde s’est exprimé, je ne peux qu’applaudir.
Et puis le livre blanc, c’est la synthèse de tout ce qui a été dit,
écouté, noté, toutes les interrogations et des réponses proposées…cette
synthèse se présente aujourd’hui sous la forme d’un livre blanc. On attend
maintenant les réactions des différents partenaires qui contribuent à la vie du
cinéma au Maroc et toutes ces réponses vont faire l’objet d’une réunion qui va
avoir lieu à l’occasion du Festival National du Film de Tanger. U ne table ronde autour de ces remarques
pourrait enrichir encore plus le livre blanc et le faire passer au domaine du
programme. L’année 2014 pourrait être l’année non pas de l’application des
conclusions du livre blanc, mais de leur mise en forme et en intégrant les
recommandations de la journée d’études de Tanger. Cela voudra dire qu’à la fin de
2014 on aura tous les programmes, dont l’application commencera de façon rigoureuse
à partir de 2015
. L’intérêt de ces produits du type livre blanc est qu’ils
constituent un socle qui permet d’envisager l’avenir ; ce ne sont pas des
articles d’humeur qui indiquent une direction de façon subjective, mais bien un
travail collectif qui montre une direction. Nous allons passer un an a en tirer
la substance pour en faire des programmes à appliquer. Si avec tout cela on n’arrive pas à mettre
sur pied des directions à suivre à partir de 2015, c’est que quelque chose ne
fonctionne pas.
Mais je dirai qu’on est sur la bonne voie, qui est celle de la
raison, celle du moyen et long terme. La
seule façon de concevoir une véritable politique cinématographique au Maroc, à
partir du moment où on part du constat du travail fait en matière de
production, c’est d’étaler les autres
sujets dans le temps.
Est-ce qu’il y a un point particulier
qu’il faudrait mettre en valeur à partir de 2014 ? Est-ce qu’à la tête du
CCM vous êtes parvenu à un certain nombre de conclusions, notamment au niveau
l’exploitation et les salles de cinéma ?
L’ensemble des réflexions et conclusions du livre blanc concordent parfaitement
avec ce que les professionnels du cinéma et le CCM avaient déjà envisagé
ensemble et il est évident que le point
nodal sur lequel il faudrait se pencher de façon très sérieuse est le point de
l’exploitation cinématographique, donc le problème des salles.
Nous avons résolu le problème de la production ; si la
problématique de l’exploitation, des écrans et des salles de cinéma n’est pas
résolue on n’aura réussi à régler le problème du cinéma qu’à moitié. C’est donc
l’une des thématiques essentielles sur lesquelles il faudra continuer de
débattre et remettre constamment sur le tapis.
Un pays qui a une bonne production ne peut pas être un pays qui n’a
pas de marché intérieur, et un marché intérieur on ne l’a pas avec une soixantaine
d’écrans. Il nous faut au moins 200, 300 ou même 400 écrans pour pouvoir parler
de marché intérieur et cela me semble d’une évidence mathématique : il faut avoir un marché cinématographique
sérieux, qui va être le principal stimulus de cette production qui marche déjà très
bien à l’intérieur et représente le
Maroc dans près de 100 festivals chaque année. Une production qui est destinée
à rester inaccomplie sans un marché cinématographique national. Il n’y a pas de
cinématographie nationale puissante et pérenne sans un marché intérieur avéré. C’est
le marché qui donne sens à une production nationale ; c’est ce que nous
voyons en Europe, en Asie…avec la magnifique expérience de la Corée du sud qui
pourrait nous inspirer
La production cinématographique nationale
est portée par un outil qui a fait ses preuves : l’avance sur recettes.
Ces résultats sont souvent accompagnés par des polémiques voire par un discours
critique notamment sur cette dichotomie « quantité-qualité » … ?
Le débat public peut tourner autour du cinéma national, avec des
interventions de grande intelligence et qui sont positives et d’autres qui
n’aident pas, disons à l’éclaircissement des termes du débat, mais cela est
inévitable du moment où un débat est sur la place publique. Il y aura une
dimension polémique qui doit exister pour animer le débat général, mais ce n’est
pas d’un immense intérêt. Je pense que l’actuelle commission accomplit son contrat, tout comme toutes les
autres commissions depuis 2003. Elle a donné des avances sur recettes aux films
qu’elle a cru bon d’aider à exister. Il y aura toujours des gens qui diront
qu’elle aurait pu choisir tel film plutôt qu’un autre ; rien ne me
surprend là-dedans ni m’étonne dans le fait que cette commission ait fait les
choix qu’elle a considérés bons à faire. En revanche, je peux dire que le
travail a été très sérieux, fait avec un esprit de responsabilité et de ponctualité
tout à fait remarquable.
N’y a-t-il pas d’un point de vue
structurel des réaménagements à apporter, par exemple sur le fait que la
commission a un peu privilégié les premiers projets ? Ne pensez-vous pas
que dans les textes mêmes de l’avance sur recette il faudrait ajouter une
clause qui accorderait un statut particulier aux premiers projets… ?
Ce sont des débats très féconds. Si le Maroc continue
dans la voie qu’il s’est donné depuis quelques années, et si la quantité de
projets devient encore plus importante de ce que nous avons vu jusqu’à aujourd’hui,
il est évident que cette donne va pousser le législateur à affiner la façon
d’aborder les projets : on ira probablement vers la constitution de deux
collèges : un premier spécialisé
dans les œuvres premières et un deuxième spécialisé dans des projets réalisés
par des personnes d’expérience qui ont déjà derrière-eux une filmographie. Mais
aujourd’hui, on n’en est pas encore là, on n’a pas encore atteint cette masse
de projets qui rend nécessaire la structuration en deux collèges. Le fait de
privilégier les premières œuvres est vraiment un choix interne de la
commission. Il n’y a rien dans les textes qui oblige la commission à choisir uniquement
des premiers films ou des films de tel ou tel genre. Le texte au contraire
laisse une grande marge de manœuvre et pousse la commission à élargir la
palette de films à soutenir. L’avenir va amener certains types de changements
et autres réaménagements, mais ce n’est pas encore le moment.
Le débat s’ouvre également sur le bilan artistique et esthétique de l’expérience
de l’aide à la production. Vous avez, vous-même dit une fois que ce qui manque
aujourd’hui au cinéma marocain, c’est la
compétition officielle de Cannes.
C’est une métaphore : être en compétition officielle à Cannes
n’est pas en soi un but ; c’est dire que le Maroc devrait être représenté,
avec tout ce qui est fait aujourd’hui, aux plus hautes marches des festivals,
être en compétition au festival de Cannes et surtout avoir des prix à Cannes,
comme à Venise, à Berlin et ailleurs. Une image juste pour dire que le cinéma
marocain devrait, à brève échéance démontrer qu’il a une très grande valeur au
niveau de la reconnaissance internationale, c’est cela que je voulais dire. Nous
sommes en tout cas très contents que pour l’année 2012 on ait fait 145
festivals à l’échelle internationale avec plus de 60 Prix, et je ne parle pas
de différentes semaines particulières (à St Petersburg, à Pékin, au Chili
etc.). Le cinéma marocain est en train de démontrer qu’il existe, encore mieux
que l’Égypte dans le monde arabe ou que l’Afrique du Sud,. Le travail qui est
fait est reconnu mais on exige plus, afin d’aller plus haut et avec la plus
grande variété de nos cinéastes.
Nous avons de grands acquis qui ne sont pas regardés, et pas suffisamment
mis en avant. Par exemple, on a déjà un grand nombre de femmes cinéastes,
beaucoup plus que tous les autres pays du monde arabe et d’Afrique. Je ne parle
pas du court métrage où il y a des dizaines. Des femmes cinéastes qui
travaillent et qui montrent qu’elles existent. Je citerai L’enfant endormi de notre marocaine de Bruxelles, Yasmine Kassari
qui a étonné tout le monde. Il y a aussi Leila Kilani, présente au festival de
Cannes avec Sur la planche et puis
Selma Bargach avec le très émouvant La cinquième
corde. Avoir trois femmes avec trois styles aussi différents en même temps
dans un seul espace ici au Maroc est quelque chose de formidable ; et je
ne cite pas tout le monde comme les pionnières à l’instar de Farida Belyazid…il
faut regarder tout cela aussi
Cependant, il faut être réaliste ; plus que la consécration internationale,
le plus important aujourd’hui est de pérenniser le système marocain. Pérenniser
et rendre irréversible les mécanismes qui permettent la production, qui
permettent aux films marocains d’exister. On est parti de 3% des parts de
marché au départ des années 2000, et on arrive à 38% de parts de
marché, ce qui est énorme et avec des films qui arrivent en tête du box office
systématiquement depuis 5-6 ans.
Je ne pourrai dans ce sens ne pas citer l’exemple, vrai phénomène
de l’année dernière, Road to Kaboul
présent sur les écrans de façon extraordinaire, et qui aujourd’hui arrive à
environs 340.000 spectateurs. Avec le film Zéro de Lakhmari ; qui flirte allègrement avec les 150.000 ; le film de Nabil Ayouch, Chevaux de Dieu, qui
lui est dans les 120.000. C’est quand même des choses importantes. Quand on
sait que des films américains arrivent
loin derrière avec des chiffres de 40 à 50.000 entrées. Évidemment, sur le
global des chiffres, le cinéma américain arrive en tête parce qu’il y a plus de
films dans tous les écrans. Mais arriver à 38% du marché marocain, et avoir la
tête du box-office sur les trois ou quatre premiers films chaque année, ce
n’est quand même pas rien.
Et cela, il faut maintenant le considérer comme un acquis et se
donner tous les moyens pour que cela reste un acquis. C’est pour cela que pour
nous, le marché intérieur est une question essentielle. C’est ce qui va faire
exister plus et mieux la production nationale, parce que les ressources
essentielles vont être puisées aussi dans le marché intérieur. C’est essentiel,
d’un point de vue économique, mais aussi culturel, d’avoir le contact avec le
maximum de monde.
Aujourd’hui un film marocain, quel que soit son succès, n’est pas
vu à Taourirt… n’est pas vu dans quelques villes du nord qui sont importantes,
comme Nador, Alhoceima…. Ils ne sont pas vus dans des villes comme Tiznit,
Taroudant, ou des villes proches de Marrakech. Ce n’est pas normal. Il y a des
villes qui ont suffisamment d’habitants et de demandes pour mériter, sinon un multiplex de 12 écrans,
un multiplex de deux ou trois écrans minimums.
Nous avons eu dans ce pays, malheureusement, une sorte de classe d’exploitants, qui
n’étaient pas une véritable classe d’exploitants, qui étaient des rentiers. Des
gens achetaient des salles, qui ont gagné beaucoup d’argent dans ces salles, et qui
avec cet argent ont fait autre chose, de l’immobilier, de la pêche, mais qui
n’avaient pas ce feu sacré du métier, la passion d’être un exploitant - comme
peut l’être un exploitant dans un pays qui a une vraie cinématographie. En
France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, l’exploitant c’est quelqu’un qui
vit de ça, qui ne transforme pas l’argent gagné dans le cinéma en autre chose.
L’argent gagné dans le cinéma aide le cinéma à se développer. Ça on ne l’avait
pas au Maroc… c’est entrain, peut-être, de venir.
J’ai l’impression qu’il y a de jeunes investisseurs, très modernes
dans la façon dont ils comprennent le cinéma, qui considèrent le cinéma comme
un domaine dans lequel on peut gagner de l’argent, où on peut développer un
investissement – mais pas dans l’esprit du rentier qui veut rentabiliser son
dirham investi tout de suite…cette nouvelle génération d’exploitants modernes
et courageux est en tarin d’arriver…
Et c’est sur cette
génération que nous portons aujourd’hui beaucoup d’espoir. L’idée que l’on
essaie de développer avec le ministère de tutelle et il faut absolument l’appui
du ministère des finances - c’est que l’État
se porte garant de certains types d’investissements quand il s’agit du cinéma. Qui
rassure les gens qui veulent bien investir en proposant certains avantages
fiscaux…, en garantissant un certains nombre de choses, qu’il va falloir discuter
de façon très précise avec le ministère des finances, pour que ces jeunes
investisseurs qui ont l’esprit d’aventure, ne soient pas effrayés, mais plutôt
rassurés. C’est cette partie très
délicate que nous sommes en train de mener aujourd’hui, et c’est cela qui pour
nous est essentiel - beaucoup plus qu’une reconnaissance internationale qui
existe déjà, mais qu’on aimerait porter plus haut.
Il n’y a absolument rien d’impossible, et nous avons vraiment au
Maroc des talents qui sont tout à fait capable d’être en compétition avec
n’importe quels autres talents, et ce dans tous les départements. Ce sont eux
qui font que nous avons aujourd’hui une petite industrie cinématographie très
performante. Les gens qui viennent de l’extérieur pour tourner au Maroc le
savent très bien, et en grande partie, ils reviennent pour cet apport, et pas
uniquement pour les paysages.
Mohammed Bakrim
Casablanca,
décembre 2013
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