lundi 21 avril 2014

Entretien avec Nour Eddine Saïl

                                                          
Pérenniser un système qui marche
Pour Nour-Eddine Sail, directeur du centre cinématographique marocain, le plus important aujourd’hui est de « pérenniser un système qui marche » ; celui justement qui permet à notre cinéma d’être visible aussi bien  chez lui qu’à l’étranger. Dans cet entretien, il replace la publication du Livre blanc sur le cinéma marocain, diligenté par le ministère de la communication, dans le contexte général du cinéma marocain.


L’actualité de la profession aujourd’hui, c’est la publication du livre blanc. Quelle est la perception que vous avez de ce livre et notamment de ses principales recommandations ? Dans une interview avec le président de la Commission, il a dit que ce n’est pas un programme de gouvernement, mais c’est plutôt les grandes lignes d’une politique publique. Quel est votre approche par rapport à  cela ?
 Je pense que c’est une excellente chose d’avoir une Commission formée de professionnels multiples et variés avec à leur tête une autorité telle qu’Abdellah Saaf Je pense que ce n’est pas du tout une mauvaise chose que pendant un an cette Commission se soit réunie pour voir tous les aspects qui constituent aujourd’hui la chose cinématographique au Maroc. Cela ne s’est jamais fait avec autant de sérieux. La commission a reçu pratiquement  tous ceux qui de près ou de loin ont des rapports avec le cinéma au Maroc. J’y étais moi même invité pour m’y exprimer pendant toute une matinée, à l’instar de toute la profession. Tout le monde s’est exprimé, je ne peux qu’applaudir.
Et puis le livre blanc, c’est la synthèse de tout ce qui a été dit, écouté, noté, toutes les interrogations et des réponses proposées…cette synthèse se présente aujourd’hui sous la forme d’un livre blanc. On attend maintenant les réactions des différents partenaires qui contribuent à la vie du cinéma au Maroc et toutes ces réponses vont faire l’objet d’une réunion qui va avoir lieu à l’occasion du Festival National du Film de Tanger. U  ne table ronde autour de ces remarques pourrait enrichir encore plus le livre blanc et le faire passer au domaine du programme. L’année 2014 pourrait être l’année non pas de l’application des conclusions du livre blanc, mais de leur mise en forme et en intégrant les recommandations de la journée d’études de Tanger. Cela voudra dire qu’à la fin de 2014 on aura tous les programmes, dont l’application commencera de façon rigoureuse à partir de 2015
. L’intérêt de ces produits du type livre blanc est qu’ils constituent un socle qui permet d’envisager l’avenir ; ce ne sont pas des articles d’humeur qui indiquent une direction de façon subjective, mais bien un travail collectif qui montre une direction. Nous allons passer un an a en tirer la substance pour en faire des programmes à appliquer.  Si avec tout cela on n’arrive pas à mettre sur pied des directions à suivre à partir de 2015, c’est que quelque chose ne fonctionne pas.
Mais je dirai qu’on est sur la bonne voie, qui est celle de la raison, celle  du moyen et long terme. La seule façon de concevoir une véritable politique cinématographique au Maroc, à partir du moment où on part du constat du travail fait en matière de production,  c’est d’étaler les autres sujets dans  le temps.
Est-ce qu’il y a un point particulier qu’il faudrait mettre en valeur à partir de 2014 ? Est-ce qu’à la tête du CCM vous êtes parvenu à un certain nombre de conclusions, notamment au niveau l’exploitation et les salles de cinéma ?
L’ensemble des réflexions et conclusions du livre blanc concordent parfaitement avec ce que les professionnels du cinéma et le CCM avaient déjà envisagé ensemble et il est évident que le  point nodal sur lequel il faudrait se pencher de façon très sérieuse est le point de l’exploitation cinématographique, donc le problème des salles.
Nous avons résolu le problème de la production ; si la problématique de l’exploitation, des écrans et des salles de cinéma n’est pas résolue on n’aura réussi à régler le problème du cinéma qu’à moitié. C’est donc l’une des thématiques essentielles sur lesquelles il faudra continuer de débattre et remettre constamment sur le tapis.
Un pays qui a une bonne production ne peut pas être un pays qui n’a pas de marché intérieur, et un marché intérieur on ne l’a pas avec une soixantaine d’écrans. Il nous faut au moins 200, 300 ou même 400 écrans pour pouvoir parler de marché intérieur et cela me semble d’une évidence mathématique :  il faut avoir un marché cinématographique sérieux, qui va être le principal stimulus de cette production qui marche déjà très bien à l’intérieur et représente  le Maroc dans près de 100 festivals chaque année. Une production qui est destinée à rester inaccomplie sans un marché cinématographique national. Il n’y a pas de cinématographie nationale puissante et pérenne sans un marché intérieur avéré. C’est le marché qui donne sens à une production nationale ; c’est ce que nous voyons en Europe, en Asie…avec la magnifique expérience de la Corée du sud qui pourrait nous inspirer
La production cinématographique nationale est portée par un outil qui a fait ses preuves : l’avance sur recettes. Ces résultats sont souvent accompagnés par des polémiques voire par un discours critique notamment sur cette dichotomie « quantité-qualité » … ?
Le débat public peut tourner autour du cinéma national, avec des interventions de grande intelligence et qui sont positives et d’autres qui n’aident pas, disons à l’éclaircissement des termes du débat, mais cela est inévitable du moment où un débat est sur la place publique. Il y aura une dimension polémique qui doit exister pour animer le débat général, mais ce n’est pas d’un immense intérêt. Je pense que l’actuelle  commission  accomplit son contrat, tout comme toutes les autres commissions depuis 2003. Elle a donné des avances sur recettes aux films qu’elle a cru bon d’aider à exister. Il y aura toujours des gens qui diront qu’elle aurait pu choisir tel film plutôt qu’un autre ; rien ne me surprend là-dedans ni m’étonne dans le fait que cette commission ait fait les choix qu’elle a considérés bons à faire. En revanche, je peux dire que le travail a été très sérieux, fait avec un esprit de responsabilité et de ponctualité tout à fait remarquable.
N’y a-t-il pas d’un point de vue structurel des réaménagements à apporter, par exemple sur le fait que la commission a un peu privilégié les premiers projets ? Ne pensez-vous pas que dans les textes mêmes de l’avance sur recette il faudrait ajouter une clause qui accorderait un statut particulier aux premiers projets… ?
 Ce sont  des débats très féconds. Si le Maroc continue dans la voie qu’il s’est donné depuis quelques années, et si la quantité de projets devient encore plus importante de ce que nous avons vu jusqu’à aujourd’hui, il est évident que cette donne va pousser le législateur à affiner la façon d’aborder les projets : on ira probablement vers la constitution de deux collèges : un premier  spécialisé dans les œuvres premières et un deuxième spécialisé dans des projets réalisés par des personnes d’expérience qui ont déjà derrière-eux une filmographie. Mais aujourd’hui, on n’en est pas encore là, on n’a pas encore atteint cette masse de projets qui rend nécessaire la structuration en deux collèges. Le fait de privilégier les premières œuvres est vraiment un choix interne de la commission. Il n’y a rien dans les textes qui oblige la commission à choisir uniquement des premiers films ou des films de tel ou tel genre. Le texte au contraire laisse une grande marge de manœuvre et pousse la commission à élargir la palette de films à soutenir. L’avenir va amener certains types de changements et autres réaménagements, mais ce n’est pas encore le moment.
Le débat s’ouvre également sur  le  bilan artistique et esthétique de l’expérience de l’aide à la production. Vous avez, vous-même dit une fois que ce qui manque aujourd’hui au cinéma marocain,  c’est la compétition officielle de Cannes.
C’est une métaphore : être en compétition officielle à Cannes n’est pas en soi un but ; c’est dire que le Maroc devrait être représenté, avec tout ce qui est fait aujourd’hui, aux plus hautes marches des festivals, être en compétition au festival de Cannes et surtout avoir des prix à Cannes, comme à Venise, à Berlin et ailleurs. Une image juste pour dire que le cinéma marocain devrait, à brève échéance démontrer qu’il a une très grande valeur au niveau de la reconnaissance internationale, c’est cela que je voulais dire. Nous sommes en tout cas très contents que pour l’année 2012 on ait fait 145 festivals à l’échelle internationale avec plus de 60 Prix, et je ne parle pas de différentes semaines particulières (à St Petersburg, à Pékin, au Chili etc.). Le cinéma marocain est en train de démontrer qu’il existe, encore mieux que l’Égypte dans le monde arabe ou que l’Afrique du Sud,. Le travail qui est fait est reconnu mais on exige plus, afin d’aller plus haut et avec la plus grande variété de nos cinéastes.
Nous avons de grands acquis  qui ne sont pas regardés, et pas suffisamment mis en avant. Par exemple, on a déjà un grand nombre de femmes cinéastes, beaucoup plus que tous les autres pays du monde arabe et d’Afrique. Je ne parle pas du court métrage où il y a des dizaines. Des femmes cinéastes qui travaillent et qui montrent qu’elles existent. Je citerai L’enfant endormi de notre marocaine de Bruxelles, Yasmine Kassari qui a étonné tout le monde. Il y a aussi Leila Kilani, présente au festival de Cannes avec Sur la planche et puis Selma Bargach avec le très émouvant La cinquième corde. Avoir trois femmes avec trois styles aussi différents en même temps dans un seul espace ici au Maroc est quelque chose de formidable ; et je ne cite pas tout le monde comme les pionnières à l’instar de Farida Belyazid…il faut regarder tout cela aussi

Cependant, il faut  être  réaliste ; plus que la consécration internationale, le plus important aujourd’hui est de pérenniser le système marocain. Pérenniser et rendre irréversible les mécanismes qui permettent la production, qui permettent aux films marocains d’exister. On est parti de 3% des parts de marché au départ des années 2000, et on arrive  à 38% de parts de marché, ce qui est énorme et avec des films qui arrivent en tête du box office systématiquement depuis 5-6 ans.
Je ne pourrai dans ce sens ne pas citer l’exemple, vrai phénomène de  l’année dernière, Road to Kaboul présent sur les écrans de façon extraordinaire, et qui aujourd’hui arrive à environs 340.000 spectateurs. Avec le film Zéro de Lakhmari ; qui flirte allègrement avec les 150.000 ; le film de Nabil Ayouch, Chevaux de Dieu, qui lui est dans les 120.000. C’est quand même des choses importantes. Quand on sait que des films américains  arrivent loin derrière avec des chiffres de 40 à 50.000 entrées. Évidemment, sur le global des chiffres, le cinéma américain arrive en tête parce qu’il y a plus de films dans tous les écrans. Mais arriver à 38% du marché marocain, et avoir la tête du box-office sur les trois ou quatre premiers films chaque année, ce n’est quand même pas rien.
Et cela, il faut maintenant le considérer comme un acquis et se donner tous les moyens pour que cela reste un acquis. C’est pour cela que pour nous, le marché intérieur est une question essentielle. C’est ce qui va faire exister plus et mieux la production nationale, parce que les ressources essentielles vont être puisées aussi dans le marché intérieur. C’est essentiel, d’un point de vue économique, mais aussi culturel, d’avoir le contact avec le maximum de monde.
Aujourd’hui un film marocain, quel que soit son succès, n’est pas vu à Taourirt… n’est pas vu dans quelques villes du nord qui sont importantes, comme Nador, Alhoceima…. Ils ne sont pas vus dans des villes comme Tiznit, Taroudant, ou des villes proches de Marrakech. Ce n’est pas normal. Il y a des villes qui ont suffisamment d’habitants et de demandes  pour mériter, sinon un multiplex de 12 écrans, un multiplex de deux ou trois écrans minimums.
Nous avons eu dans ce pays, malheureusement,  une sorte de classe d’exploitants, qui n’étaient pas une véritable classe d’exploitants, qui étaient des rentiers. Des gens achetaient des salles, qui ont  gagné beaucoup d’argent dans ces salles, et qui avec cet argent ont fait autre chose, de l’immobilier, de la pêche, mais qui n’avaient pas ce feu sacré du métier, la passion d’être un exploitant - comme peut l’être un exploitant dans un pays qui a une vraie cinématographie. En France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, l’exploitant c’est quelqu’un qui vit de ça, qui ne transforme pas l’argent gagné dans le cinéma en autre chose. L’argent gagné dans le cinéma aide le cinéma à se développer. Ça on ne l’avait pas au Maroc… c’est entrain, peut-être, de venir. 
J’ai l’impression qu’il y a de jeunes investisseurs, très modernes dans la façon dont ils comprennent le cinéma, qui considèrent le cinéma comme un domaine dans lequel on peut gagner de l’argent, où on peut développer un investissement – mais pas dans l’esprit du rentier qui veut rentabiliser son dirham investi tout de suite…cette nouvelle génération d’exploitants modernes et courageux est en tarin d’arriver…
Et  c’est sur cette génération que nous portons aujourd’hui beaucoup d’espoir. L’idée que l’on essaie de développer avec le ministère de tutelle et il faut absolument l’appui du  ministère des finances - c’est que l’État se porte garant de certains types d’investissements quand il s’agit du cinéma. Qui rassure les gens qui veulent bien investir en proposant certains avantages fiscaux…, en garantissant un certains nombre de choses, qu’il va falloir discuter de façon très précise avec le ministère des finances, pour que ces jeunes investisseurs qui ont l’esprit d’aventure, ne soient pas effrayés, mais plutôt rassurés.  C’est cette partie très délicate que nous sommes en train de mener aujourd’hui, et c’est cela qui pour nous est essentiel - beaucoup plus qu’une reconnaissance internationale qui existe déjà, mais qu’on aimerait porter plus haut.
Il n’y a absolument rien d’impossible, et nous avons vraiment au Maroc des talents qui sont tout à fait capable d’être en compétition avec n’importe quels autres talents, et ce dans tous les départements. Ce sont eux qui font que nous avons aujourd’hui une petite industrie cinématographie très performante. Les gens qui viennent de l’extérieur pour tourner au Maroc le savent très bien, et en grande partie, ils reviennent pour cet apport, et pas uniquement pour les paysages.
Mohammed Bakrim
Casablanca, décembre 2013


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