C’est à
lire
Le roman d’une illusion
Il y a quelques années, un groupe
d’experts et à l’occasion du jubilé de l’indépendance du pays, avait rédigé un
rapport, très médiatisé à l’époque, intitulé « 50 ans de développement
humain au Maroc ». La finalité première du projet était de dessiner la
configuration de développement dans la perspective de l’année 2025, mais le
rapport avait permis aussi de dresser une sorte de bilan d’étape sur
l’évolution du pays…la démarche puisait ses outils dans les derniers acquis en
matière de prospective accumulés par les sciences humaines. Un débat citoyen
avait accueilli la publication du rapport. Il manquait peut-être un peu de
romanesque dans l’ambiance générale quant au bilan. On peut avancer l’hypothèse
que c’est chose faite aujourd’hui à la lecture du dernier « roman »
en date de Mohamed Berrada, Loin du bruit, près du silence (édition marocaine
chez Le Fennec, Casablanca, 2014) qui dresse un véritable contre-rapport, sous
le signe du récit littéraire, des années de l’indépendance.
Mohamed Berrada est l’un de
nos écrivains les plus célèbres ;
il jouit d’un prestige international. Universitaire et critique littéraire à la
base, il a aidé à forger la grande tradition marocaine de la critique
littéraire moderne qui a fait ses preuves. Il a également présidé l’Union des
écrivains du Maroc à une époque charnière de la transition démocratique
(1976-1983). Passage qui a forgé définitivement son statut de figure
intellectuelle incontournable de notre espace public. Une stature qu’il nourrit
d’une production romanesque de plus en plus régulière. Il est l’auteur de
romans très connus comme Lumière fuyante, Le jeu de l’oubli, comme un été qui
ne reviendra pas, Vies voisines…dont la plupart sont traduits en plusieurs
langues, le français notamment chez Actes Sud. Il vit actuellement à Bruxelles.
Il est l’époux de la militante et diplomate palestinienne Leila Chahid.
Disons le d’emblée : Loin du
bruit…est une œuvre intrigante dans la mesure où elle pose d’emblée la question
de son appartenance au genre. Certes, un roman est toute œuvre qui s’en
revendique ; d’autant plus ici, l’éditeur nous indique dès la première de
couverture, juste après le titre et le nom de l’auteur qu’il s’agit bel et bien
d’un roman. Mais au fur et à mesure de la découverte du texte, qui se lit d’une
manière agréable, une batterie de questions envahissent la champ de
réception ; autour notamment d’une grande interrogation sur le rapport à
l’histoire ; certains passages en effet sont rapportés comme des synthèses
politiques d’une période historique phare de l’indépendance du Maroc.
Mais précisons d’bord, le
contexte. Le roman met en scène quatre personnages qui permettent de relever
une architecture imbriquée : il y a un récit cadre, celui du narrateur
Erraji et les récits encadrés de Taoufik Sadeki, Faleh Hamzaoui et Nabiha
Samaâne. Le rapport quasiment direct à l’histoire trouve une première légitimité
dans le statut du narrateur Erraji ; il est en effet étudiant en histoire,
jeune diplômé chômeur qui vivote à Rabat jusqu’à ce qu’il soit engagé par un
historien confirmé qui le charge d’une mission, celle de lui
« rapporter » des récits de vie, authentiques, sur les dernières
années de l’évolution du Maroc. Prétexte dramatique qui prépare le lecteur à un
pacte de réception original : ce récit « historien » est à
prendre au second degré puisqu’il est destiné à un récepteur interné au roman.
Un jeu narratif qui est inspiré au narrateur par…la réception médiatique
instantanée. En fait, Berrada nous situe dans la grande pratique moderniste qui
consiste à décloisonner le récit à travers une énonciation polyphonique.
Mohamed Berrada ne cache pas son inspiration cinématographique et l’on peut
situer son roman dans le sillage du film choral dont Crash de Paul Haggis est
le meilleur exemple : un macro-récit qui fait croiser plusieurs histoires.
Erraji, le narrateur initial, il apparaît ici à la première personne, ayant en
charge la fonction du monteur délégué
des récits qu’il a lui-même recueillis ; sachant que le montage final, le
final-cut, pour rester dans le langage du cinéma appartient au méga-narrateur
qui apparaît entre les lignes. C’est lui qui varie les types d’écriture ;
il développe un récit qui emprunte autant à la démarche historienne, à
l’investigation journalistique qu’à la démarche fictionnelle. L’objectif étant
pratiquement d’établir une radioscopie de passé proche ; celui d’une illusion ;
à travers les désillusions de toute une génération, et l’arrivisme/opportunisme
d’une autre.
Mohammed Bakrim
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