Tanger, capitale du cinéma marocain
C’est le destin d’une ville
mythique de porter un signifiant qui renvoie à de multiples signifiés. Tanger,
ne souffre jamais de la saturation du sens, car elle est plurielle et son horizon est ouvert. Du 7 au
15 février elle devient ainsi la capitale du cinéma marocain en accueillant une
nouvelle édition du Festival national du film ; la quinzième du genre. Oui,
le festival, le plus grand rendez-vous professionnel et cinéphile du cinéma
marocain a choisi de s’installer à Tanger depuis sa huitième édition (décembre
2005). Pour mémoire, nous rappelons que
le festival était né en octobre 1982 à Rabat. Un geste fondateur historique que
les événements ont conforté dans sa justesse et sa légitimité. Cette première
édition comptait en tout et pour tout 23 films, toutes catégories
confondues : longs et courts, métrages, fiction et documentaire…La
naissance était portée par plusieurs ambitions : réunir la profession pour
célébrer et fêter la production nationale émergente (le fonds d’aide était à
ses débuts et avait dopé le nombre de tournages nationaux) et montrer les films
à leur premier destinataire, le public marocain. D’où l’idée généreuse de faire
circuler le festival à travers le pays (Après Rabat ce fut au tour de Casa, de
Meknès…). Les exploitants et les distributeurs de l’époque n’offraient pas au
public marocain l’occasion d’aller voir « ses films » ; c’est au
festival de permettre aux films d’aller chez le public. Très vite, ce noble
projet va buter sur deux sur deux réalités ; dès la deuxième édition
(1984), la machine de production va se gripper et le festival va disparaître
des écrans, pour de nombreuses années, faute…de films à montrer. Et quand les
films vont commencer à revenir grâce aux modifications apportées à la formule
du fonds d’aide, autour des années 90, les salles pour montrer ces films
disparaissaient les unes après les autres ; en nombre et surtout en
conditions minimales de projection pour
montrer les films. On peu dire alors que l’édition d’Oujda en 2003 a sonné le
glas de l’itinérance. En 2005, le FNF était (re)venu à Tanger dans le cadre de sa ronde. Il y est
resté et en 2007, deux décisions majeures ont été prises par la profession :
en finir avec le principe du festival itinérant et changer sa périodicité, pour
qu’elle devienne annuelle. Car entre temps, le nombre de films allait en
augmentant et les exploitants ne subsistent plus aujourd’hui que grâce aux films…marocains.
Chaque année, désormais, le
cinéma marocain a son heure de bilan. Pratique rarissime dans notre région et
que tous les observateurs internationaux saluent à juste titre et qui sont de plus en plus nombreux à y venir
pour découvrir, échanger et éventuellement conclure des contrats.
En termes de chiffres cette
année, le FNF a programmé 21 courts métrages et 22 longs métrages pour ses deux
compétitions officielles.
Pour les courts métrages, les 21
films en compétition à Tanger sont issus d’une présélection opérée par une
commission. Elle a visionné cette année 65 courts métrages. La liste retenue
reflète un réel retour d’engouement pour ce format qui connaît ces dernières
années une évolution en dents de scie. Après le départ vers d’autres formats
par la génération de l’épopée des années
90 et qui fait les beaux jours du long métrage aujourd’hui, de Nabil Ayouch à
Faouzi Bensaïdi, il y a eu une sorte de traversée de déserts marqués de temps
en temps par quelques ilots (Mouftakir, Lasri, Fennane, ElFadili…), le court
métrage semble retrouver un nouveau souffle. Deux principales caractéristiques
peuvent se dégager du cru de cette année : la forte présence des cinéastes
marocains de la diaspora y compris avec des nouveaux venus à la réalisation
comme Souad Amidou et la présence plus qu’honorable des lauréats des écoles de
cinéma. Cette sélection reflète en outre une grande diversité générationnelle
avec des parcours tout aussi diversifiés.
Pour le long métrage, il y a lieu
de noter que cette année verra la
présentation huit premières œuvres et de 13 films inédits qui seront montrés Tanger. Avec des profils très
diversifiés, la dynamique générationnelle se confirme.
Deux jurys, pour le long présidé
par M. Abdellah Saaf et pour le court présidé par M. Abdou Achouba, départageront les films en compétition abritée
cette année par la salle Rif, devenue le siège e la cinémathèque de Tanger. La
cérémonie d’ouverture sera marquée par
l’hommage rendu à Mostafa Stitou, ancien secrétaire général du CCM et cheville
ouvrière de l’administration du cinéma au Maroc. La deuxième journée verra la
tenue d’un important colloque sur Le livre blanc sur le cinéma au Maroc.
Document né d’une commande du ministère de la communication. La rencontre de
Tanger donnera lieu aux ultimes recommandations pour passer des orientations
générales contenues dans le texte à un nouveau départ du cinéma marocain
notamment du point de vue de sa superstructure administratif et juridique. Voir
notre page spéciale, deux avis autorisés sur les caractéristiques du Livre
blanc. Celui de M. Saaf, président de la
commission scientifique qui a élaboré ce document et de M. Saïl, en tant que
Directeur du CCM.
Cinéphilie : passion
et aimance
…Et j’ajouterai partage. Le
modèle éternel, pour moi, est illustré
par la séquence suivante : les années 40, un après midi de mai, la
banlieue parisienne, une 3 CV avance dans la cour des immenses usines
Renault ; sur la banquette arrière cinq lourdes bobines de film. Des
militants Cgt avancent et aident le conducteur à sortir les bobines. Tout le
monde se dirige vers la salle de projection. La séance va commencer ; le
film c’est Le jour se lève de Marcel
Carné, l’homme qui vient partager sa passion avec la classe ouvrière, c’est André Bazin.
Le cinéma a besoin que l’on parle
de lui. Aller au cinéma, voire des films, cela ne se comprend pas sans ce désir
d’en prolonger l’expérience par la parole, la conversation, l’écriture….
A un niveau modeste, le nôtre,
ceux des cinéphiles qui sont issus des ciné-clubs, nous avons pratiqué le
partage de cette passion d’une manière inédite, au départ dans un Maroc où la
liberté de réunion et d’expression était limitée voire bâillonnée. A cela
s’ajoutait les contraintes matérielles et logistiques : l’argent, les
moyens de communication non seulement faisaient défaut mais était tout
simplement inexistants. Chaque samedi au
soir, nous vivions dans l’angoisse de la réception des bobines pour la
projection du lendemain. Nous faisions
le siège de la compagnie des transports et nous guettions tout ce qui pouvait
ressembler aux fameux colis de la fédération des ciné-clubs. Sa réception
n’était pas d’ailleurs la fin de notre calvaire. Combien de fois nous avions
programmé un film français ou italien et nous nous retrouvions avec un film hongrois sous-titré en
allemand…et sans fiche de présentation. Mais on ne renonçait pas. L’engagement
était sincère et l’engouement était nourri par une véritable passion.
Les films étaient rares mais les
échanges et les discussions animées étaient une véritable école de formation.
L’écoute attentive était une sorte de contrat moral qui régissait les rapports
au sein de cette communauté. Les maîtres étaient respectés : Sail, Laroui,
Feu Guessous (décédé vendredi), feu Blal, feu Khatibi…SI Khatibi à qui
j’emprunte le concept de l’aimance pour exprimer la nature des rapports que
nous avions avec les films. Une cinéphilie fondée sur l’aimance n’est pas
exclusive. Le cinéphile attentif à la pépite rare n’occultait pas le spectateur
du samedi soir, fan de la série B ! le film d’auteur point et la comédie
populaire sont la richesse du cinéma.
Aujourd’hui la cinéphilie n’est
plus ce qu’elle était. A la rareté a succédé l’abondance. L’offre est là, à
domicile ou à portée de main. Le marchand de dvd du coin propose l’intégrale
Fassbinder ; un autre propose L’homme à la caméra de Vertov à cinq
dirhams….Inimaginable pour les gens de ma génération pour qui voir Citizen Kane
relevait de l’exploit qui n’arrive qu’une fois dans la vie !
Mais c’est une cinéphile
« sauvage », boulimique ;
née en dehors et en marge des salles de
cinéma. Une cinéphilie qui ne descend de personne ; il n’y a plus de
maître…une génération sans père, sauf
peut-être Google !
La boîte noire
A la mémoire de Si Mohamed Guessouss
La complexité du monde est une
donne aujourd’hui avérée au sein de sciences humaines. Edgar Morin, une figure
de proue de la pensée contemporaine et qui nous a fait l’honneur de présider le
jury d’une précédente édition du FNF est parti de ce constat pour élaborer et
théoriser les concepts de base de son
apport majeur La pensée complexe. Une manière de modestie intellectuelle de reconnaître les dérives de
la simplification et du découpage en catégories fermée et isolée. La pensée
complexe invite à relier au lieu de séparer, à intégrer dans des processus…
La complexité de la réalité
sociale met donc à rude épreuve les schémas établis et interpelle les sciences
sociales, invitées à s’ouvrir sur
d’autres champs, sur d’autres voies d’accès au sens. Quand, la sociologie,
l’anthropologie, encore plus l’économie…rendent les armes, abdiquant devant des
l’impossibilité de décrypter et de systématiser des phénomènes sociaux,
intervient une issue de recours, l’interprétation et l’analyse des productions
de l’imaginaire : le roman, la poésie, les contes, le dessin…et le cinéma.
Lors d’un krash d’avion, moult interrogations viennent nourrir différentes
hypothèses. Jusqu’à ce que la boîte noire livre des clés de compréhension. Nous
formulons l’hypothèse aujourd’hui que le cinéma marocain est la boîte noire
incontournable pour comprendre la société marocaine. Une société traversée de
multiples mutations à différents niveaux et qui souffre du déficit d’approches
analytiques. Le professeur Rahma Bourquia parle d’une « société
sous-analysée ». Peut-être du point de vue des grilles de lecture
académique traditionnelle, issue de la sociologie ; celle-ci, chez nous
avait pâti des années de plomb et ses départements évacués du cursus
universitaire. Le cinéma offre un corpus, riche et diversifié, offrant au regard
observateur et attentif, tout un discours sur la société marocaine. Un discours
derrière le discours, le dit et le non-dit contribuent à établir un bilan de
santé d’une réalité du point de vue de son imaginaire.
Pour comprendre l’Amérique, dans
son processus d’évolution historique, il n’y a pas mieux que le western…et le
film noir. La configuration du programma narratif, les stéréotypes véhiculés,
les figures féminines mises, en scène les lieux et les espaces
construits…disent les angoisses, les interrogations qui traversent la société
américaines à différents stades.
Lors de cette première décennie
des années 2000, le cinéma marocain a produit des films qui ont mis en avant
cette articulation entre le cinéma et l’imaginaire d’une époque. Le succès de
certains films (Ali Zaoua, Marock, Casanegra, Amours voilées, Zéro…) et les
débats de sociétés qu’ils ont générés s’expliquent par la rencontre entre une
fiction filmique et les représentations sociales dominantes.
Et ce n’est pas un hasard que
certains de ces films puisent dans les codes du film de genre avec ses
personnages, ses décors et ses allusions à l’ambiance d’une époque.
Soyons alors attentif à ce que
cette nouvelle édition va nous livrer comme éléments d’approches explicites et
surtout implicites, du fonctionnement de la société marocaine. Quelqu’un
disait : »nous sommes assurés contre les accidents, contre les
maladies..Mais nous ne sommes pas assurés contre l’histoire. Et quand,
l’histoire s’abat sur nous, il n’y a que le cinéma qui nous dit comment ça se
passe ».
Le cinéma post Casanégra
Peut-on proposer une approche du cinéma marocain par
taxonomie, c’est-à-dire selon un modèle de classification qui se construit une
grille ou des critères de nature thématique ou esthétique ? Des tentatives
ont été menées à des époques différentes de son histoire. Je rappelle
rapidement la catégorisation proposée par le critique de cinéma tunisien Férid
Boughédir à l’aube des années 80 où il avait parlé notamment de quatre
principaux courants, commercial, politique, sociologique et intellectuel. A la
même époque, Nour-Eddine Sail avait formulé les bases théoriques qui
permettraient de relever des tendances ou des courants d’un cinéma sur la base
de la dichotomie rupture singulière (grosso modo, cinéma d’auteur) ou
reproduction des schémas dominants (ou cinéma commercial selon la terminologie
de l’époque). Feu Mohamed Dahane avait repris la classification de Boughédir
pour l’affiner et l’enrichir…
En effet, un cinéma n’existe pas seulement par les chiffres
de production et les statistiques du box office. Un cinéma, c’est aussi le
discours qui l’escorte ; les débats qui l’accompagnent. A ce niveau, on
peut dire que la première décennie des années 2000 a vu la véritable naissance
du cinéma marocain comme phénomène social et comme produit de discours.
Evolution née du fait même que ce cinéma
est désormais un corpus concret et non un concept. C’est-à-dire un nombre de
films suffisamment consistant pour « oser » en toute légitimité des
hypothèses de classification pertinentes ou du moins plausibles. Je dirai alors
que le tournant des années 2000 est celui de l’entrée de notre cinéma dans la
nouvelle modernité. La grammaire des films, le style et les images autorisent à
penser qu’une autre manière d’écrire le cinéma et de le concevoir est entrée en
vigueur. Avec des nuances ici et là permettant un courant majeur de plus en
plus et dont la figure emblématique est Casanégra. Tout un cinéma venu après,
dans une série de courts métrages et dans des séquences ici et là de quelques
premiers longs métrages, est traversé de clins d’œil, de citations à une
esthétique estampillée film noir : la ville, la nuit, des personnages en
perdition et une violence, verbale et physique…
Des approches hâtives
avaient réduit Casanégra à sa seule dimension linguistique, à la nature de ses
dialogues, aux échanges verbaux entre ses protagonistes… Or, Casanegra confirme
tout simplement une vérité attestée par l’analyse filmique d’inspiration
sémiologique : le spectateur croit entrer dans la fiction par le signifié,
alors qu’en fait il entre par le signifiant. La force d’un film, ce qui fait
qu’il séduit, qu’il marche à travers les générations, le temps, et l’espace
c’est la force de sa mise en scène. Un signifié fort (un contenu) passe d’abord
par un signifiant (la forme) éloquent, inscrit dans une logique qui touche la
sensibilité des gens en leur parlant non la langue naturelle mais le langage
des signes, des codes du cinéma. Casanegra puise justement dans le background
visuel du récepteur, dans sa mémoire cinéphilique et culturelle pour lui
proposer un film affichant clairement son appartenance au cinéma en revisitant
les codes du genre.
Indices et autres signes…
Le festival est pratiquement à
mi-parcours. En politique, on parle de bilan d’étape entre une échéance et une
autre. A ce propos et à ce niveau de son
évolution, le FNF a accumulé des données, des indices multiples propices à une
lecture…d’étape ; il peut déjà présenter un bulletin éloquent. Des
chiffres bien sûr, mais aussi « des lettres » qui écrivent la
nouvelle géographie du cinéma marocain. En termes de générations, en termes de
mode de production et en expression de l’imaginaire dans sa triple dimension
esthétique, culturelle et symbolique.
Les chiffres déjà ; ils sont
un indice fondamental. En particulier pour cette édition. On sait que le cinéma
marocain a connu ses dernières années, un long travail – qui continue
d’ailleurs, voire la journée d’étude consacrée samedi dernier au livre blanc-
de réaménagement de sa superstructure juridique et administrative. Les textes
fondateurs sont lus à la lumière de nouveaux changements intervenus sur le
terrain. Cette mise à niveau est légitimée, entre autres, par le contexte
politique issu des élections de novembre 2011. Mais pas seulement, puisque la
profession avait accumulé un certain
nombre de doléances qui devraient aboutir à une réécriture des textes de bases.
Comme ce fut le cas avec la taxe sur l’exploitation cinématographique. Cela a
un coût. L’administration a besoin de temps et pour le cinéma, le temps c’est
de l’argent. Des retards énormes ont été enregistrés, la production a vu son
rythme diminuer…et les sceptiques commençaient à douter de la possibilité même
de voir l’édition 15 du festival national pouvoir réunir un nombre de films
suffisants. Et bien la réponse est sur les écrans avec un rythme de six films
par jour, trois longs métrages et autant de courts. Un indice que le système a
acquis un certain niveau de rodage qui lui permet de supporter les secousses qui
peuvent émailler son parcours. Une indication aussi que si l’avance sur
recettes demeure le moteur essentiel qui porte la production cinématographique
nationale, notamment pour les projets avant production, cette édition nous
permet de relever l’émergence de nouveaux modes de production en marge du
circuit classique de l’avance sur recettes. L’émergence en termes économiques
et professionnelles avec l’implication de sociétés de production et surtout
l’arrivée d’une nouvelle génération de producteurs, véritables managers nourris
de la culture d’entreprise. Mais la principale conséquence réside dans la
signification de ce mode de production dans sa dimension esthétique
structurante du mode de production filmique. Un film comme C’est eux les chiens
de Hicham Lasri instaure un mode de production à lire dans le sens
quasi-marxiste du concept, à savoir que les rapports de production induisent,
déterminent ( ?) des rapports de signification narratifs, esthétique et
symbolique. Le film de Lasri est un manifeste qui annonce, un tournant ;
une date. Il est accompagné d’ailleurs de nombreux petits frères comme
l’énigmatique Solei-man. Un Ovni de Mohamed Elbadaoui qui a signé une véritable
lettre d’amour à son Rif natal ; et
qui dans son écriture visuelle surfe sur le thème de la tragédie, le magnifique
plan des deux cadavres offerts à la mer-mère ! Tourné avec les moyens de bord, c'est-à-dire que le
film est quasiment une auto-production. La caméra stylo dont rêvait Alexandre Astruc est là parmi nous.
Rhétoriques de comédiens
Elles sont belles, ils sont
beaux ; ils sont parmi nous, leur quotidien est le nôtre ; font le
marché ; ont de la famille ; souffrent, aiment, tombent malades…et
meurent. Mais leur mort est suspendue, n’est jamais définitive. Car ce sont des
étoiles qui illuminent le noir de nos nuits sans rêves…et quand une étoile
disparait, sa lumière se perpétue…dans l’infini ! Qu’est-ce qu’ils ont de
plus que nous ?
Ils ont le don de soi…ils se
donnent corps et âme, à leur passion.
Eux ce sont les comédiens. Stars
ou simples figurants, ils donnent au cinéma une dimension qui relève de la
mythologie. Voir les Stars d’Edgar Morin. Car le phénomène est universel et
l’effet-comédien transcende les frontières géographiques et politiques pour en
redessiner de nouvelles. Quand une star indienne arrive à Marrakech, la
communion est tout simplement humaine, mythique.
Le festival national du film est
nourri à son niveau de cette dimension. « chkoun li ja had
l3am ? », qui et venu cette année ? c’est la première interpellation
qui t’accueille à ton arrivée à Tanger pour le festival. Comprendre par là,
quels sont les acteurs qui vont animer ses soirées hivernales et offrir au
public non professionnel sa raison d’être au cinéma. Et les comédiens le lui
rendent bien.
Le festival offre cependant,
au-delà de cette dimension, une occasion de voir où en est l’état des lieux de
« l’interprétation » marocaine. Et cette édition ne manque pas
d’indices sur une mutation qui se met en place.
D’abord de nature sociologique.
La carte géographique de base des comédiens s’élargit. Le cercle étroit de
Rabat-Casa vole en éclat au bénéfice de l’irruption de nouveaux centres de
visibilité d’une nouvelle génération de
comédiens. Nador, avec Adios Carmen, Agadir avec Tawnza, Laayoun avec Aria Delma…se
révèlent comme de véritables viviers de comédiennes et de comédiens pétris de
talent. Déjà Tanger avec ses figures historiques avaient donné le ton et ouvert
la voie avec les films de Smihi et de Ferhati…accompagnant l’évolution du
cinéma marocain ; le film Requiem tangérois est un bel hommage à Larbi
Alyaakoubi, le père fondateur. Mais c’est la première fois que nous assistons à
un véritable phénomène de masse. Les jeunes filles de tawnza Toufla,
Titrit…sont éblouissantes de beauté et de retenue. De l’autre côté du pays de
Tamazgha, les enfants de Adios Carmen et l’oncle…ont marqué fortement le public
du Rif. Certes, il y a encore du travail à mener, il y a encore de la
naïveté…mais comme dirait un fin observateur du cinéma marocain, ce n’est pas
de la naïveté « jouée » car il y a de beaucoup de sincérité.
L’autre donné qui se dégage de la
lecture de ce tableau, est la générosité. Nous avons caractérisé les comédiens
par cette capacité à faire don de soi. Nous le constatons avec l’investissement
de nos stars confirmées dans le court métrage par exemple. Parfois à leur
risque et péril…Ils le font sans calcul du point de vue du plan de l’image.
Cette générosité est souvent récompensée avec des réussites comme la prestation
des Frères à l’écran Choubi et Khii. Ce fut un grand moment du festival.
Merci…nous vous aimons !
Roman familial et interrogations identitaires
Le roman familial semble être le
principal maître d’ouvrage du scénario marocain de cette édition 2014. Les
relations verticales (enfant/père-mère) interfèrent sur les relations
horizontales (au sein du couple ; frères entre eux ; amants
désabusés). Certes, Freud n’est pas marocain mais son fameux concept de roman
familial peut aider à comprendre ou du moins à trouver des entrées pour approcher
le retour de certaines formes de conflits à un niveau micro-cosmique, celui de
la famille. La question de la filiation, doublée de questionnement identitaire,
est récurrente dans de nombreux films
présentés cette année à Tanger. La figure du père, absent, dominateur ou malmené…nourrit plusieurs drames dont
certains confinent à la tragédie (Solei-man par exemple).
Une scène du film C’est eux les
chiens, me semble synthétiser ce premier niveau d’approche. Je l’intitule le
retour d’Ulysse. Celle de l’arrivée du père absent et qui retrouve sa famille
après une errance. Sa rencontre avec son fils ainé qui ne le reconnaît plus est
symbolique de ce déphasage identitaire. « Tu n’es pas mon père ;
voici mon père (en fait son beau-père) celui qui m’a élevé ; qui m’a aidé
à grandir ». C’est Hakim qui s’adresse à « 404 » ; son père
biologique, sorti en juin 1981, lui acheter un accessoire pour son vélo et des
fleurs pour sa mère, ne reviendra plus. Non pas par choix, mais l’irruption de
la grande histoire dans sa petite histoire familiale. Enlevé lors des
événements sanglants qui ont accompagné la grève générale du 20 juin 1981. Il
fera partie pendant longtemps du lot des disparus anonymes. Il reviendra au
monde en plein mouvement du 20 février 2011, mais avec une seule obsession,
retrouver ses enfants. Il poussera cette obsession jusqu’à aller acheter un
stabilisateur des roues du vélo pour enfant…un peu pour justifier cette longue
absence. En vain, car le garçon d’hier est devenu un champion cycliste et ne
lui accordera aucune chance de réhabilitation.
Dans Saga, l’histoire des hommes
qui ne reviennent jamais, le récit s’ouvre sur la mort. Un homme solitaire
meurt dans le froid glacial…parce que, on lui a refusé une issue. C’est un
père. Mais le père de qui ? Qui est qui ? est finalement
l’interrogation qui clôt l’itinéraire de cette saga qui commence à la montagne
et se clôt dans un lieu frontière, un entre-deux pour mieux accentuer et
souligner l’ambigüité identitaire.
Dans Délivrance et Les Frères, le
présent des personnages est marqué par l’omniprésence du passé illustré par des
parents agonisants, le père pour le
premier, la mère pour le second. Un blocage s’installe et l’horizon est
obstrué. Dans Tawanza, la sortie de l’enfermement, incarné par la mère
dominatrice, ne se réalise que dans la rupture avec le risque de voir la
malédiction qui a frappé les uns, se reproduire avec les suivants.
Fièvres concentre cette dualité
de l’affrontement vertical par l’arrivée de l’enfant qui bouscule les schémas
hypocrites et provoque un bouleversement salvateur dont le coût est élevé.
Le cinéma marocain est-il en
passe de s’inventer un genre ; celui du récit de filiation. Symptôme de
l’époque qui dit métaphoriquement que l’arrivée d’une génération nouvelle de
cinéastes, d’une esthétique nouvelle, ne peut s’opérer sans assumer l’héritage
du passé.
Plans rapprochés
Ce qui restera de Tanger !
Oui, il y aura le palmarès qui donnera des repères institutionnels de l’édition
2014 ; il y a les rencontres, l’ambiance du festival ; l’atmosphère dans la ville…Et il y aura
surtout des images. Celles qui visiteront longtemps le champ visuel du
cinéphile. Gravées dans le disque dur de sa mémoire. Le cinéma est un pays
supplémentaire, disait l’autre, où nous sommes accompagnés d’ombre et de lumière
dans un nouveau montage des images les plus marquantes.
Je cite de mémoire, pêle-mêle, du
plus proche au plus lointain. Le plan de Jihane Kamal, filmée de dos à la
Dryer ; cheveux rasés, la tête légèrement penchée à gauche dans une
lumière proche du noir et blanc. Jeanne- d’Arc, comme figure universelle de la
victime sacrificielle. La dimension épique du film est déjà là, en filigrane.
Dans Veau d’or ; l’Atlas
marocain filmé comme l’ouest américain ; la note de guitare à La Ry Cooder
qui revisite le Rif à la lumière du cinéma de Ford et Wenders. Puis ce
magnifique plan de l’arrivée de Majd et Abdou Mesnaoui au souk. Un double
mouvement d’appareil pour recadrer les personnages dans l’espace digne du
Sergio Leone de Il était une fois dans l’ouest. Lagzouli est unique dans son
approche de l’espace des origines renforcée par des choix musicaux typiques…le
petit peuple filmé avec dignité. Le cinéma réhabilité.
D’un plan, l’autre. Le plan
rapproché sur le visage Amal Elatrach alias Rquia dans le court métrage Leur
nuit. Cadré à partir de la vitre de la voiture, du point de vue du conducteur.
Le visage sombre, porteur d’une tristesse originelle, s’illumine brièvement
suite à un échange romantique avec le propriétaire de la voiture. La grâce est
là, il suffit d’un geste, d’un mot gentil…pour que le visage la mette en scène.
La force du comédien est de la ressortir ; celle du cinéaste est de la
capter comme une lueur éphémère…dans la nuit de l’hiver.
Court métrage toujours. Qanis de
Reda Mustapha ; le père abandonné, est ravi de retrouver sa fille devenue
photographe professionnelle, revenue tenter une recomposition d’une famille
éclatée. Comment va-t-il exprimer sa joie intérieure qu’il est incapable de
verbaliser ? C’est le rôle de la mise en scène de le prendre en charge, en
images. D’abord des petits gestes, une attente. Comme par exemple quand il lui
prend la valise, non sans fierté. Et puis ce geste sublime quand il lui prend
le parapluie, pour lui permettre de prendre des photos sous la pluie.
Impossible d’être père et de ne pas avoir la larme à l’œil. D’ailleurs, la
jeune fille s’en rend compte implicitement, touchée par l’émotion qui enveloppe
ce moment. Elle retourne alors l’objectif de la caméra vers son père pour le
prendre en photo. Scellant définitivement les retrouvailles.
Les plans silencieux de Hassan
Badida dans C’est eux les chiens. Après une absence/disparition ; après
une errance dans la ville, il retrouve enfin, la maison de ce qu’il pense être
encore sa famille. Il hésite. Comment dire cela d’une manière
cinématographique ? On bloque le dispositif, initial, celui du reportage
télé et son « bruit » ; la caméra adopte une posture
pudique ; multipliant les angles d’approche et les distances vis-vis du
personnage comme pour signifier la confusion intérieure…
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