Entre
stéréotypes et dimension symbolique
Dans un monde parfait, le
festival des films de femmes de Salé aurait programmé une séance de projection
spéciale pour le film Much loved de Nabil Ayouch, il l’aurait aussi présenté en
opening night avec, éventuellement, une rencontre débat autour des images et du
discours qu’il véhicule. Mais le monde n’est pas parfait ; il est même
imparfait voire mal portant et le festival opte pour la sagesse et se donne une
ouverture romantique et mélancolique avec un film sur Ismahane alors que much
loved, lui, est toujours interdit de territoire. Il est condamné à vivre en
exil en immigré culturel ; même si c’est un exil doré. Le film de Ayouch
tel un exilé syrien bénéficie en Europe de toutes les sollicitudes ;
passant d’un festival à un autre, glanant des prix, avec la promesse de
distributions commerciales ici et là. On parle même d’une possible incursion
dans la rive sud de la méditerranée puisqu’il est question de le voir programmé
dans les prochaines Journées cinématographiques de Carthage. Cela reste fort
probable au moins pour deux raisons. D’abord, Ayouch jouit d’un fort capital de
sympathie là-bas pour ses films notamment Ali Zaoua et il est en outre un peu
tunisien du côté de sa mère. Ensuite parce que nos frères tunisiens aiment nous
taquiner et n’hésitent pas quand ils peuvent à nous tacler…S’ils optent pour
Much loved lors des prochaines JCC, ce qui est une bonne chose du point du vue
du cinéma et du film, la meilleure façon de leur rendre la monnaie de leur
pièce est de diffuser / distribuer la Palme d’or « tunisienne », La
vie d’Adèle de Abdellatif Kechiche. Dans son intégralité s’entend. Un film qui
avait mis dans l’embarras les autorités tunisiennes ; à la fois disant
leur fierté du succès d’un cinéaste qui affiche ses origines tunisiennes mais
incapables d’affronter les images d’amours féminines. Il a fallu retoucher le
film, « le corriger » du point de vue de la morale dominante pour
discuter toute possibilité de le montrer au public, censé être adulte et
vacciné !
Much loved se situe un peu
dans le sillage de La vie d’Adèle. Avec
la différence que le film de Kechiche est un scénario français, une histoire de
France avec des jeunes d’aujourd’hui. Much loved lui est ancré dans une réalité
marocaine, les personnages sont issus de milieu socio-culturel défini comme
marocain. Les deux films, dont les versions « piratées » ont bien sûr
inondé un marché parallèle florissant et qui se moque bien des décisions des
commissions de censure, remettent à l’ordre du jour un débat inachevé et une
problématique ouverte.
Le cas des images de Much
loved aurait donc mérité d’être étudié et analysé dans un festival où la
problématique majeure est en principe la représentation de la femme au cinéma.
Mais les images de Much loved dérangent, font peur, je cite la philosophe Marie
José Mondzain : « Dans un monde où règne la peur, plus encore où la
peur est le règne, les industries de l’image que je préfère nommer industries
du visible, sont les ministres et les artisans de la peur ». En même temps ce sont des images qui fascinent
(tous le monde les a vues !). Elles sont l’incarnation d’un double
malaise, celui que notre société entretient avec les images en général et avec
les images de la femme en particulier.
Le scénario qu’écrit le
cinéma marocain n’échappe pas à ce programme. La filmographie marocaine trahit
d’une manière directe ou en filigrane de son propos, ce rapport problématique.
C’est en même temps, un atout et un handicap. Filmer la femme est le test de
passage vers la création et la créativité. Des films ont su porter leur voix
(image) singulière, d’autres se sont contentés de reproduire la doxa.
La représentation de la
femme navigue alors entre des images contrastées. Marquée par une certaine
récurrence, très tôt le cinéma marocain à l’instar de l’ensemble du cinéma
africain, a trouvé dans la figure de la femme un moteur dramatique essentiel.
Tout un cinéma a fait de l’image de la
femme un vecteur narratif. Le bilan passe alors d’une utilisation qui relève du
stéréotype à d’une forte charge symbolique. Des figures simplistes figées
frisant la caricature (grosso modo dans le cinéma commercial) ou inscrite dans
une fonction métaphorique transcendant la fable(le cinéma d’auteur à partir des
années 70).
Cette récurrence peut-être
constatée à partir d’un survol historique de la filmographie marocaine riche de
quelques trois cents films à partir d’une entrée simple. Celle du titre des
films. On distingue ainsi des films qui portent directement un prénom féminin
inscrivant la femme d’emblée dans le statut du protagoniste principal. Il faut
attendre ainsi 1980 pour voir un prénom féminin à l’affiche avec Amina de
Mohamed B.A Tazi. Un film qui apparaît aujourd’hui moderne dans sa démarche,
celle de mettre en scène un personnage nouveau dans l’échiquier dramatique
(l’étudiante célibataire) et prémonitoire dans sa thématique sociale (la
grossesse hors mariage). Sur un registre tout à fait différent, un autre prénom
fait son apparition c’est celui de Hadda
(1984) dans l’énigmatique film de Mohamed Abou Alwakar, co-écrit avec Tijani
Chrigui. Les deux auteurs viennent de la peinture abstraite et n’ont pas hésité
à donner à leur film une dimension picturale et symbolique pour dire la même
violence qui s’exerce sur le corps féminin, métonymique d’un corps social
empêtré dans ses contradictions (Amina) ou victime d’un pouvoir patriarcal
quasi féodal (Hadda).
Entre les deux films,
j’aurai pu citer le premier film de Driss Mrini, Bamou (1983) qui a inscrit le
récit de son film dans la période de la lutte pour l’indépendance en mettant en
avant l’héroïsme d’un couple issu du petit peuple et confronté à des événements
d’envergure. Lalla Chafia (1982) joue sur la symbolique de ce prénom issu de la
mythologie populaire pour offrir une radioscopie de la femme rurale ouvrant la
voie à une figure qui va s’imposer comme l’un des stéréotypes inhérents à la
représentation de la femme, la paysanne en l’occurrence à la fois dans sa
dimension visuelle, y compris au niveau des comédiennes qu’on va retrouver dans
ce rôle (Souad Saber, Rachida Machnoue…) ou dans son potentiel narratif.
Des prénoms d’inspiration
diverses vont venir enrichir ce tableau indicatif et non exhaustif. La comédie
sociale Lalla Hobi de Abderrahmane Tazi,
Rahma de Omar Chraibi, Sara de Said Naciri ; le drame historique
Mouna Saber de Abdelhay Laraki, Jawhara de Saad Chraib, Juanita de Farida
Belyazid… les personnages historiques avec Zayneb de Farida Bourquia ;
kharboucha de Hamid Zoughi. Des prénoms inspirées de la mythologie Andromane de
Alaoui Mharzi ; Yakout de Jamal Belmejdoub ; Kandisah de Jérôme-Cohen
Olivar . Le drame social Yasmine et les hommes de A. Lagtaâ, Malaka de Abdeslam
Kelaï…les contes amazighes avec Tilila de Mohamed Mernich ; Itto titrit de
Mohamed Abbazi. Taounza de Malika
Almanoug…
D’autres films ont choisi
de faire un clin d’œil indirect ou d’une manière imagéeà la présence de la
femme dans le récit ou à l’inscription de leur film sous le signe d’une figure
féminine. Le plus beau choix dans ce sens est celui de Mostafa Derkaoui avec
Les beaux jours de Shéhérazade (1982). L’histoire d’une rose de Majid Rchich,
femme et femmes de Saad Chraibi, Femme écrite de Lahcen Zinoun, L’amante du rif
voire Les yeux secs de Narjiss Nejjari, Adieu mères de Mohamed Ismail, Deux
femmes sur la route ou encore sous un registre très poétique, Le cri de jeunes
filles des hirondelles de Moumen Smihi
On peut parler alors d’une
véritable consistance référentielle. D’une omniprésence. Cette présence
multiforme autorise à formuler une première hypothèse à savoir que la représentation
de la femme dans le cinéma marocain apparaît comme un terrain d’investigation
propice afin d’approffondir certaines notions dramatiques dont le développement
confine au stéréotype. Le stéréotype étant perçu non pas dans un sens négatif
mais comme agissant comme fondement narratif, comme une méta-catégorie se
présentant sous plusieurs aspects. Nous sommes ainsi face à un corpus où il
s’agit grosso modo d’un regard résolument masculin où la femme est assignée à
des fonctions dramatiques déterminées, récurrentes voire figées. J’en ai relevé
quatre : l’épouse soumise, la mère dévouée, la jeune femme rebelle et la
prostituée.
Regard
féminin
Quand des femmes filment
des femmes, au cinéma, cela ouvre-t-il sur des images spécifiques ? En
d’autres termes, l’image de la femme dans le cinéma fait par des femmes se
distinguent-ils par des spécificités que l’on ne retrouve pas dans les films
portés par un regard masculin ? On peut lancer une boutade pour résumer
autrement la problématique : y a-t-il des personnages féminins méchants
dans des films réalisés par des femmes ? Certainement. Mais la question ne
se réduit pas au système des personnages qui fondent une dramaturgie mais
touche à l’ensemble de l’esthétique. Le rendu d’un directeur de photo dirigé
par une femme se distingue-t-il de celui dirigé par un homme ? Y a –t-il
une touche féminine dans le traitement de l’image de la femme ? Très tôt
la question a été abordée.
Et la réponse qui
nous vient de l’histoire du cinéma nous dit que le regard le plus chargé
d’empathie pour la femme est signé…de Bergman, Fellini, Truffaut…des hommes qui
ont si bien rendu le moment intime ou tout simplement si bien éclairer un
visage féminin d’une manière sublime et qui transcende la distinction de genre
(Inoubliable gros plans de Renée Falconetti incarnant Jeanne d’Arc de Dreyer).
Margareth Von Trotta, la cinéaste allemande, l’une des cinéastes qui ont su
justement adopter un tempo original quand il s’agit de filmer des causes
féminines avoue sa dette à…Bergman qui l’a mise sur la voie de la création
artistique : « "Ce cinéaste est mon maître absolu. C’est
vraiment avec ses films que je me suis éveillée au cinéma et que mon désir d’en
faire a pris forme ». En 1983, elle obtient la consécration
suprême à Venise pour Les années de plomb où elle met face à face deux sœurs,
l’une journaliste, l’autre terroriste. « Deux personnages peuvent être
nécessaires pour décrire une seule personne. Pour faire voir toutes les
contradictions d’une personnalité, on peut la dédoubler au cinéma ( …)
C’est un thème classique de la littérature romantique », précise-t-elle.
En termes de choix esthétiques, c’est dans le rythme et le montage des
séquences qu’une femme ressent et expriment le rapport au temps : filmer
le gestuel d’éplucher des pommes est ainsi un choix de montage qui dit un
regard.
Au Maroc, deux films
offrent une synthèse magnifique de la gestion du temps féminin dans un cinéma
féminin. C’est L’enfant endormi de Yasmin Kessari et Sur la planche de Leila
Kilani. Deux longs métrages parmi les plus forts de la filmographie marocaine.
En fait j’aurai aimé aussi y ajouter un court métrage fort prometteur, Leur
nuit de Narrimane Yamna Faqir (2013). Trois films, trois figures féminines
radicales : Halima (Rachida Brakni) ; Badia (Sofia Issami) et Rkya
(Amale Alatrach)
Badia, la protagoniste de
Sur la planche a fait irruption dans notre paysage cinématographique comme une
météorite. A elle seule, elle est tout un programme dramatique et esthétique.
Avec ses trois autres amies, elles nous offrent une image d’une rare violence,
donc d’une rare vérité sur l’état de notre fausse modernité (il y a un trafic
de Smartphones en arrière fond du drame) ; dans un prégénérique
lapidaire, elle se charge d'énoncer, face caméra, en gros plan, leurs cinq
commandements : "Je ne vole pas : je me rembourse. Je ne cambriole pas :
je récupère. Je ne trafique pas : je commerce. Je ne me prostitue pas : je
m'invite. Je ne mens pas : je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en
avance sur la vérité : la mienne."
Yasmine Kessari, Laila
Kilani, Narrimane Faqir, trois regards, trois mises en scène du regard dans un
temps propre. Un temps féminin comme le décrit Barthes dans Fragment d'un
discours amoureux. Un temps immobile ou répétitif.
Le temps immobile de
l’absence dans L’enfant endormi ; Zineb et Halima confrontées à la
séparation (conséquence de l’immigration masculine) sont filmées au quotidien.
Le corps reclus face à un espace désertique. La caméra de Yasmine Kessari capte
les détails qui disent la blessure intérieure avant que le corps déclenche sa
propre révolte (les crises de Halima)
Le temps
dichotomique de Badia dans Sur la planche. Une vie en deux temps : le
temps du jour, à l’usine, en plan large parmi les crevettes ; le temps de
nuit, celui de la ville western, en plan serré. Et enfin le temps dilaté
et brisé par la rupture de Rkia, l’héroïne du court métrage Leur nuit où nous
retrouvons une Amale Al Atrach comme jamais filmée. Un regard féminin ?
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