samedi 3 octobre 2015

La représentation de la femme dans le cinéma marocain

Entre stéréotypes et dimension symbolique
Dans un monde parfait, le festival des films de femmes de Salé aurait programmé une séance de projection spéciale pour le film Much loved de Nabil Ayouch, il l’aurait aussi présenté en opening night avec, éventuellement, une rencontre débat autour des images et du discours qu’il véhicule. Mais le monde n’est pas parfait ; il est même imparfait voire mal portant et le festival opte pour la sagesse et se donne une ouverture romantique et mélancolique avec un film sur Ismahane alors que much loved, lui, est toujours interdit de territoire. Il est condamné à vivre en exil en immigré culturel ; même si c’est un exil doré. Le film de Ayouch tel un exilé syrien bénéficie en Europe de toutes les sollicitudes ; passant d’un festival à un autre, glanant des prix, avec la promesse de distributions commerciales ici et là. On parle même d’une possible incursion dans la rive sud de la méditerranée puisqu’il est question de le voir programmé dans les prochaines Journées cinématographiques de Carthage. Cela reste fort probable au moins pour deux raisons. D’abord, Ayouch jouit d’un fort capital de sympathie là-bas pour ses films notamment Ali Zaoua et il est en outre un peu tunisien du côté de sa mère. Ensuite parce que nos frères tunisiens aiment nous taquiner et n’hésitent pas quand ils peuvent à nous tacler…S’ils optent pour Much loved lors des prochaines JCC, ce qui est une bonne chose du point du vue du cinéma et du film, la meilleure façon de leur rendre la monnaie de leur pièce est de diffuser / distribuer la Palme d’or « tunisienne », La vie d’Adèle de Abdellatif Kechiche. Dans son intégralité s’entend. Un film qui avait mis dans l’embarras les autorités tunisiennes ; à la fois disant leur fierté du succès d’un cinéaste qui affiche ses origines tunisiennes mais incapables d’affronter les images d’amours féminines. Il a fallu retoucher le film, « le corriger » du point de vue de la morale dominante pour discuter toute possibilité de le montrer au public, censé être adulte et vacciné !

Much loved se situe un peu dans le sillage de La vie d’Adèle.  Avec la différence que le film de Kechiche est un scénario français, une histoire de France avec des jeunes d’aujourd’hui. Much loved lui est ancré dans une réalité marocaine, les personnages sont issus de milieu socio-culturel défini comme marocain. Les deux films, dont les versions « piratées » ont bien sûr inondé un marché parallèle florissant et qui se moque bien des décisions des commissions de censure, remettent à l’ordre du jour un débat inachevé et une problématique ouverte.
Le cas des images de Much loved aurait donc mérité d’être étudié et analysé dans un festival où la problématique majeure est en principe la représentation de la femme au cinéma. Mais les images de Much loved dérangent, font peur, je cite la philosophe Marie José Mondzain : « Dans un monde où règne la peur, plus encore où la peur est le règne, les industries de l’image que je préfère nommer industries du visible, sont les ministres et les artisans de la peur ».  En même temps ce sont des images qui fascinent (tous le monde les a vues !). Elles sont l’incarnation d’un double malaise, celui que notre société entretient avec les images en général et avec les images de la femme en particulier.
Le scénario qu’écrit le cinéma marocain n’échappe pas à ce programme. La filmographie marocaine trahit d’une manière directe ou en filigrane de son propos, ce rapport problématique. C’est en même temps, un atout et un handicap. Filmer la femme est le test de passage vers la création et la créativité. Des films ont su porter leur voix (image) singulière, d’autres se sont contentés de reproduire la doxa.
La représentation de la femme navigue alors entre des images contrastées. Marquée par une certaine récurrence, très tôt le cinéma marocain à l’instar de l’ensemble du cinéma africain, a trouvé dans la figure de la femme un moteur dramatique essentiel. Tout un  cinéma a fait de l’image de la femme un vecteur narratif. Le bilan passe alors d’une utilisation qui relève du stéréotype à d’une forte charge symbolique. Des figures simplistes figées frisant la caricature (grosso modo dans le cinéma commercial) ou inscrite dans une fonction métaphorique transcendant la fable(le cinéma d’auteur à partir des années 70).
Cette récurrence peut-être constatée à partir d’un survol historique de la filmographie marocaine riche de quelques trois cents films à partir d’une entrée simple. Celle du titre des films. On distingue ainsi des films qui portent directement un prénom féminin inscrivant la femme d’emblée dans le statut du protagoniste principal. Il faut attendre ainsi 1980 pour voir un prénom féminin à l’affiche avec Amina de Mohamed B.A Tazi. Un film qui apparaît aujourd’hui moderne dans sa démarche, celle de mettre en scène un personnage nouveau dans l’échiquier dramatique (l’étudiante célibataire) et prémonitoire dans sa thématique sociale (la grossesse hors mariage). Sur un registre tout à fait différent, un autre prénom  fait son apparition c’est celui de Hadda (1984) dans l’énigmatique film de Mohamed Abou Alwakar, co-écrit avec Tijani Chrigui. Les deux auteurs viennent de la peinture abstraite et n’ont pas hésité à donner à leur film une dimension picturale et symbolique pour dire la même violence qui s’exerce sur le corps féminin, métonymique d’un corps social empêtré dans ses contradictions (Amina) ou victime d’un pouvoir patriarcal quasi féodal (Hadda).
Entre les deux films, j’aurai pu citer le premier film de Driss Mrini, Bamou (1983) qui a inscrit le récit de son film dans la période de la lutte pour l’indépendance en mettant en avant l’héroïsme d’un couple issu du petit peuple et confronté à des événements d’envergure. Lalla Chafia (1982) joue sur la symbolique de ce prénom issu de la mythologie populaire pour offrir une radioscopie de la femme rurale ouvrant la voie à une figure qui va s’imposer comme l’un des stéréotypes inhérents à la représentation de la femme, la paysanne en l’occurrence à la fois dans sa dimension visuelle, y compris au niveau des comédiennes qu’on va retrouver dans ce rôle (Souad Saber, Rachida Machnoue…) ou dans son potentiel narratif. 
Des prénoms d’inspiration diverses vont venir enrichir ce tableau indicatif et non exhaustif. La comédie sociale Lalla Hobi de Abderrahmane Tazi,  Rahma de Omar Chraibi, Sara de Said Naciri ; le drame historique Mouna Saber de Abdelhay Laraki, Jawhara de Saad Chraib, Juanita de Farida Belyazid… les personnages historiques avec Zayneb de Farida Bourquia ; kharboucha de Hamid Zoughi. Des prénoms inspirées de la mythologie Andromane de Alaoui Mharzi ; Yakout de Jamal Belmejdoub ; Kandisah de Jérôme-Cohen Olivar . Le drame social Yasmine et les hommes de A. Lagtaâ, Malaka de Abdeslam Kelaï…les contes amazighes avec Tilila de Mohamed Mernich ; Itto titrit de Mohamed Abbazi.   Taounza de Malika Almanoug…
D’autres films ont choisi de faire un clin d’œil indirect ou d’une manière imagéeà la présence de la femme dans le récit ou à l’inscription de leur film sous le signe d’une figure féminine. Le plus beau choix dans ce sens est celui de Mostafa Derkaoui avec Les beaux jours de Shéhérazade (1982). L’histoire d’une rose de Majid Rchich, femme et femmes de Saad Chraibi, Femme écrite de Lahcen Zinoun, L’amante du rif voire Les yeux secs de Narjiss Nejjari, Adieu mères de Mohamed Ismail, Deux femmes sur la route ou encore sous un registre très poétique, Le cri de jeunes filles des hirondelles de Moumen Smihi
On peut parler alors d’une véritable consistance référentielle. D’une omniprésence. Cette présence multiforme autorise à formuler une première hypothèse à savoir que la représentation de la femme dans le cinéma marocain apparaît comme un terrain d’investigation propice afin d’approffondir certaines notions dramatiques dont le développement confine au stéréotype. Le stéréotype étant perçu non pas dans un sens négatif mais comme agissant comme fondement narratif, comme une méta-catégorie se présentant sous plusieurs aspects. Nous sommes ainsi face à un corpus où il s’agit grosso modo d’un regard résolument masculin où la femme est assignée à des fonctions dramatiques déterminées, récurrentes voire figées. J’en ai relevé quatre : l’épouse soumise, la mère dévouée, la jeune femme rebelle et la prostituée. 



Regard féminin
Quand des femmes filment des femmes, au cinéma, cela ouvre-t-il sur des images spécifiques ? En d’autres termes, l’image de la femme dans le cinéma fait par des femmes se distinguent-ils par des spécificités que l’on ne retrouve pas dans les films portés par un regard masculin ? On peut lancer une boutade pour résumer autrement la problématique : y a-t-il des personnages féminins méchants dans des films réalisés par des femmes ? Certainement. Mais la question ne se réduit pas au système des personnages qui fondent une dramaturgie mais touche à l’ensemble de l’esthétique. Le rendu d’un directeur de photo dirigé par une femme se distingue-t-il de celui dirigé par un homme ? Y a –t-il une touche féminine dans le traitement de l’image de la femme ? Très tôt la question a été abordée.
 Et la réponse qui nous vient de l’histoire du cinéma nous dit que le regard le plus chargé d’empathie pour la femme est signé…de Bergman, Fellini, Truffaut…des hommes qui ont si bien rendu le moment intime ou tout simplement si bien  éclairer un visage féminin d’une manière sublime et qui transcende la distinction de genre (Inoubliable gros plans de Renée Falconetti incarnant Jeanne d’Arc de Dreyer). Margareth Von Trotta, la cinéaste allemande, l’une des cinéastes qui ont su justement adopter un tempo original quand il s’agit de filmer des causes féminines avoue sa dette à…Bergman qui l’a mise sur la voie de la création artistique : « "Ce cinéaste est mon maître absolu. C’est vraiment avec ses films que je me suis éveillée au cinéma et que mon désir d’en faire a pris forme ». En 1983, elle obtient la consécration suprême à Venise pour Les années de plomb où elle met face à face deux sœurs, l’une journaliste, l’autre terroriste. « Deux personnages peuvent être nécessaires pour décrire une seule personne. Pour faire voir toutes les contradictions d’une personnalité, on peut la dédoubler au cinéma ( …) C’est un thème classique de la littérature romantique », précise-t-elle. En termes de choix esthétiques, c’est dans le rythme et le montage des séquences qu’une femme ressent et expriment le rapport au temps : filmer le gestuel d’éplucher des pommes est ainsi un choix de montage qui dit un regard.
Au Maroc, deux films offrent une synthèse magnifique de la gestion du temps féminin dans un cinéma féminin. C’est L’enfant endormi de Yasmin Kessari et Sur la planche de Leila Kilani. Deux longs métrages parmi les plus forts de la filmographie marocaine. En fait j’aurai aimé aussi y ajouter un court métrage fort prometteur, Leur nuit de Narrimane Yamna Faqir (2013). Trois films, trois figures féminines radicales : Halima (Rachida Brakni) ; Badia (Sofia Issami) et Rkya (Amale Alatrach)


Badia, la protagoniste de Sur la planche a fait irruption dans notre paysage cinématographique comme une météorite. A elle seule, elle est tout un programme dramatique et esthétique. Avec ses trois autres amies, elles nous offrent une image d’une rare violence, donc d’une rare vérité sur l’état de notre fausse modernité (il y a un trafic de Smartphones en arrière fond du drame) ;  dans un prégénérique lapidaire, elle se charge  d'énoncer, face caméra, en gros plan, leurs cinq commandements : "Je ne vole pas : je me rembourse. Je ne cambriole pas : je récupère. Je ne trafique pas : je commerce. Je ne me prostitue pas : je m'invite. Je ne mens pas : je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne."
Yasmine Kessari, Laila Kilani, Narrimane Faqir, trois regards, trois mises en scène du regard dans un temps propre. Un temps féminin comme le décrit Barthes dans Fragment d'un discours amoureux. Un temps immobile ou répétitif.
 Le temps immobile de l’absence dans L’enfant endormi ; Zineb et Halima confrontées à la séparation (conséquence de l’immigration masculine) sont filmées au quotidien. Le corps reclus face à un espace désertique. La caméra de Yasmine Kessari capte les détails qui disent la blessure intérieure avant que le corps déclenche sa propre révolte (les crises de Halima)
 Le temps dichotomique de Badia dans Sur la planche. Une vie en deux temps : le temps du jour, à l’usine, en plan large parmi les crevettes ; le temps de nuit, celui de la ville western, en plan serré.  Et enfin le temps dilaté et brisé par la rupture de Rkia, l’héroïne du court métrage Leur nuit où nous retrouvons une Amale Al Atrach comme jamais filmée. Un regard féminin ?



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