La
fiction documentaire
L’exemple même du
film culte, La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, sorti il y a cinquante ans
(1966) et dont le destin est marqué par l’histoire. Comme il a certainement
marqué l’histoire du cinéma dans son rapport aux questions de la représentation
de la violence (le terrorisme), de la mémoire…et du rapport entre la fiction et
le documentaire. Film culte inscrit dans la mémoire cinéphile ; il a
décroché le Lion d’or à Venise et le prix de la critique internationale ; il a été d’ailleurs cité parmi les cinquante
meilleurs films de toute l’histoire du cinéma dans le classement établi
annuellement par la revue britannique Sight and sound. Une liste établie
par 846 professionnels du cinéma du monde entier, et où le film de Pontecorvo
apparaît en compagnie de chefs d’œuvre du cinéma.
Mais La bataille d’Alger est aussi un film
politique. Sa sortie en France a été tumultueuse ; il a été pratiquement
interdit des salles pendant longtemps. Refusé pratiquement à sa sortie en
1966 ; au début des années 1970, des lobbies nostalgiques de l’Algérie
française ont perturbé sa nouvelle sortie acculant les distributeurs et
exploitants à le retirer de l’affiche. Il fallait attendre 2004, pour le voir
enfin bénéficier d’une double sortie en salles et en DVD. L’histoire de la
réception du film est l’histoire de sa longue invisibilité. « Cela est
significatif, indique Benjamin Stora, du rapport entretenu entre la société
française, la guerre d’Algérie et sa représentation au cinéma ». Politique
aussi quand on sait que le pentagone en a fait un film de référence ; le
film est enseigné dans les écoles d’État-major et on rapporte que le film a été
présenté dans une projection spéciale au pentagone le 7 septembre 2003, au
moment où les troupes américaines s’enlisaient dans le bourbier irakien. Le
film en effet apporte un éclairage à la problématique qui hante l’horizon des
préposés à l’ordre dans une situation d’occupation et que les Américains ont
résumé ainsi : comment gagner une bataille contre le terrorisme et perdre
la guerre des idées ?
Rappel
historique
Peut-être qu’il
faudrait rappeler le contexte historique du film en commençant par distinguer
la bataille d’Alger, sujet du film, de la guerre d’Algérie. La première est une
séquence de la seconde. Celle-ci est d’une durée plus longue ; officiellement
elle a démarré le premier novembre 1954 à l’initiative du FLN ; même si
historiquement je dirai qu’elle est concomitante à l’occupation française rejetée
d’emblée par le peuple algérien avec l’épisode phare de la guerre menée par
Emir Abdelkader. Le film relate justement la période de la
guérilla urbaine que les historiens situent entre 1956 et 1957. Pratiquement
cela va de l’arrivée des parachutistes français
à Alger le 8 janvier 1957 et la fin des attentats avec l’éradication des
cellules du FLN et leurs principaux responsables le 8 octobre 1957. Pour
l’historien et spécialiste du sujet Mohamed Harbi « Tout commence quand,
face à l’option sécuritaire du gouvernement français, le FLN décide de mettre
en œuvre une stratégie de la terreur et de faire d’Alger une vitrine de la
résistance ». Alger s’embrase. On passe des mitraillages collectifs à la
pose de bombes dans des lieux publics. A la terreur des uns répond la contre-terreur
des autres ; le point paroxystique est atteint le 27 juillet 1957 quand 9
bombes vont exploser simultanément dans Alger. Les militaires vont user des
moyens forts pour atteindre le noyau du FLN à la Casbah. La torture et les
exactions sont monnaies courantes. Mohamed Harbi : « Les
parachutistes calquent leur organisation sur celle du FLN, s’assignent les
mêmes tâches que lui exercent une gestion de type totalitaire sur la société.
Il n’y a plus d légalité. Tous les moyens sont utilisés : bouclage de la
ville, quadrillage de l’espace urbain et des populations, multiplication des
centres de torture, ouverture de camp de transit et de tri, fichage
généralisé ». Le FLN est écrasé ; les principaux dirigeants
politiques sont arrêté dont le célèbre Larbi Ben Mhidi (froidement assassiné
quelques jours après son arrestation) et le 24 septembre, le noyau militaire de
la zone autonome d’Alger est neutralisé avec l’arrestation du chef des
opérations militaires Yassef Saadi.
La
fiction avec les outils du documentaire.
Yassef Saadi qui va
justement participer au film La bataille d’Alger à partir de ses mémoires mais
aussi en participant à la production du film. Une production indépendante
italo-algérienne. La présence de Saadi
dans la production, dans le scénario et également en interprétant son propre
rôle de dirigeant du FLN dans la casbah va signer la première caractéristique
du film et lui donner un statut qui transcende les frontières entre la fiction
et le documentaire. La première impression du spectateur qui découvre le film
la première fois est celle d’avoir assisté à un documentaire ou carrément à un
reportage de la télévision. Résultat obtenu grâce à un travail de l’image, du
montage et de la mise en scène qui amène le critique à trouver un nouveau
concept pour classer le film. Jacques Rancière parle de « fiction
documentaire ». On peut aussi dire
que la bataille d’Alger est une fiction menée avec les outils du documentaire.
Je rappelle que le film a été tourné. C’est-à-dire trois ans à peine après la
fin des événements qu’il relate dans son film. Beaucoup de « personnages »
du film ont été des protagonistes des faits qu’ils ont incarnés au cinéma. J’ai
déjà cité le cas de Saadi interprétant son propre rôle (Jaafar dans le film).
Les figurants sont les habitants de la casbah ; la quasi-totalité des 138
rôles du scénario ont été tenus par des non-professionnels avec le plus célèbre
d’entre eux celui qui va jouer Ali Lapointe, Brahim Haggiag était un berger
dans les régions d’Alger.
Outre les personnages,
les lieux eux-mêmes ont été les lieux historiques des événements relatés avec
les ruelles de la casbah et son fonctionnement comme un vaste huis clos où se
déroulent les actes d’une tragédie moderne.
Ajouter à cela le
recours au noir et blanc et un travail sur le grain de l’image pour en faire
une image datée comme celle que l’on voit dans les actualités. Une prouesse
esthétique d’autant plus que le film n’a pas eu recours à l’insertion d’images
d’archives. « Nous avons longuement travaillé la photo au laboratoire pour
qu’elle ressemble à l’image télévisée, raconte Pontecorvo…Ainsi le spectateur
se sent-il concerné comme s’il assistait à des événements qui se déroulent près
de chez lui ou comme s’il était lui-même dans la rue à ce moment-là ».
Cette esthétique
documentaire est portée cependant par un vrai travail de mise en scène, un
travail sur le montage qui assure au film un rythme qui frise souvent le
suspense et un travail de la caméra qui tantôt à l’épaule tantôt s’immisçant
dans les interstices du récit pour plonger le spectateur dans l’action.
Certaines séquences font alors débat comme toutes celles qui décrivent les
personnages dans les lieux où ont été déposées les bombes. Les choix esthétique
finissent par croiser des questions d’éthique.
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