Les enjeux d’une nouvelle époque
« Ma
tribu s’égare mais je dois la suivre » (1)
FIN.
Ce mot magique qui accompagne le spectacle cinématographique authentique vient
soit pour interrompre un plaisir que le spectateur aurait aimé voir se
prolonger, soit le délivrer d’un ennui mortel. Dans un scénario bien ficelé, à
l’américaine, dès que le climax a été
atteint, le point d’orgue du récit franchi, on envoie le générique de fin. Le
scénario de la nomination du nouveau directeur du Centre cinématographique
marocain (CCM) est d’une autre nature ; il vient enfin de connaître son
dénouement avec la désignation de M. Fassi Fihri après un long processus de
maturation, pratiquement six mois de procédures, relevant de l’écriture
feuilletonesque ; c’est-à-dire avec moult épisodes et non sans une dose de
suspense. Plus tard, l’histoire nous dira le non-dit de toute cette histoire. Aujourd’hui, un fait nouveau est là ; il
s‘agit de l’inscrire dans ses réelles perspectives.
Les observateurs objectifs de la chose cinématographique
marocaine souligneront d’emblée que le choix porté sur M. Fassi Fihri n’est pas
une surprise eu égard à son passé et surtout par rapport aux deux autres
postulants dont la désignation, de l’un ou de l’autre, aurait varié d’une
surprise partielle et au coup de théâtre. Je vous laisse deviner !
M. Fassi Fihri est issu du domaine. Il a été l’une des
figures de proue du tournant pris par le cinéma marocain dans les années 90.
Une décennie qui a vu le nouveau patron du CCM érigé en véritable star de la
production cinématographique notamment à partir du festival national du film de
Tanger (1995). Barbe et cigare à la Orson Welles, il était l’homme à séduire et
amadouer. Tous les cinéastes cherchaient à entrer dans son rayon d’action. Il
avait ses choix, produisant une partie
des films de Hakim Noury qui ont marqué la décennie et scellé la réconciliation
du public marocain avec son cinéma ; il adopta également un jeune talent
venu du Norvège et qui a marqué le festival de Tanger de 1995, Nour Eddine Lakhmari en produisant son
premier film marocain, Le dernier spectacle (1998). Il produisit également le
premier long métrage de l’une des jeunes figures de Tanger, Mektoub de Nabil
Ayouch. Sa position de premier plan dans le champ du cinéma arrive avec Le
Festival national du film de Casablanca (1998) dont il était la principale
vedette. Beaucoup de cinéastes lui sauront gré de deux qualités : générosité
et disponibilité ; location de matériel ; fermant les yeux sur des
échéances arrivées à terme… Il s’investit également dans la production
exécutive internationale ; politique qu’il couronna avec la création des
studios Cinédina dans la banlieue sud de Casablanca : immense projet construit
dans les normes professionnelles et aux grandes ambitions. Le retour sur
investissement est une autre paire de manche ! Il fut alors tout
naturellement conduit à la tête de la chambre des producteurs de films.
Position institutionnelle qui lui ouvre la voie de devenir l’un des
interlocuteurs privilégiés des officiels notamment lors de l’élaboration de
textes relatifs à l’organisation de la profession. C’est ainsi qu’avec
l’arrivée de Nour Eddine Saïl à la tête du CCM, il devint non seulement un
interlocuteur naturel avisé mais un partenaire écouté. Le duo fonctionna même
en ticket gagnant. Leur entente a permis de mener plusieurs actions qui vont
marquer la décennie autour de la mise à niveau des textes ou l’élaboration de
nouveau. Une entente qui a permis également d’amortir les chocs issus des
attaques que le cinéma marocain va subir à plusieurs reprises. Autour de
certains choix, on peut dire que le bilan de la décennie écoulée, c’était aussi
le bilan de Fassi Fihri. Mais comme le dit si bien l’adage populaire « douam
lhal men lmouhal » : un état durable est une chimère ! En effet, un
vent de froid va souffler sur la relation entre les deux hommes et la distance
va devenir une divergence, alimentée, voire attisée par les manœuvres des
aigris et des déçus des années Saïl.
Des hommes et des
lieux
C’est dans cet état des choses que M. Fassi Fihri arrive à la
tête du CCM. Et dans un contexte diamétralement différent avec ce qu’il avait
connu en tant qu’acteur « civil » du champ cinématographique.
Aujourd’hui les enjeux sont d’une autre nature. Et les défis aussi. Ils
détermineront en grande partie l’ordre de ses priorités.
Le premier enjeu est interne et concerne son outil de
travail, à savoir l’organisme qu’il est appelé à diriger. Le CCM qu’il va
découvrir n’est plus le CCM d’il y a dix ans. Sur le plan des ressources
humaines, le CCM connaît une des mutations générationnelles les plus
importantes de ces trente dernières années. Beaucoup de ses figures
« historiques » qui ont collaboré d’une manière ou d’une autre avec
M. Fassi Fihri producteur, dont certains étaient ses amis intimes, ne sont plus là. C’est un changement radical
qui va propulser de nouveaux jeunes cadres aux différents postes de
responsabilités, devenus vacants suite aux départs de leurs prédécesseurs qui
les ont occupés pendant des années. Un changement qui va mettre à nu une
réalité longtemps passée sous silence, à savoir le sous-encadrement. Le CCM
souffre cruellement de manques de cadres. Les recrutements se font au compte
gouttes. C’est le premier vrai chantier qui va se poser au nouveau directeur
avec en corrélation le changement de l’Organigramme du CCM qui doit s’ouvrir
verticalement (l’évolution hiérarchique d’un cadre au CCM est très limitée et
n’encourage pas l’arrivée de nouvelles compétences) et horizontalement avec la
création de nouveaux départements qui répondent à l’évolution du secteur.
Toujours à l’intérieur du CCM, M. Fassi Fihri sera confronté
chaque matin à un boulet qui pèse, celui du laboratoire. Voilà un formidable
outil qui a servi énormément le cinéma marocain (un film marocain peut se
fabriquer de A à Z au Maroc) et qui sert une dynamique politique de coopération
internationale notamment avec les pays du sud et les Africains surtout ;
un atout que son prédécesseur a brillamment utilisé au service de l’image du
Maroc. Quelques semaines avant sa mort, le pionnier du cinéma africain, le
sénégalais Sembene Ousmane m’a dit textuellement « tant qu’il y a le CCM,
je n’ai pas besoin de l’Europe ». Sauf que le laboratoire a mal…et ce
depuis longtemps. Malgré tous les efforts qu’il a demandés. Certes, il a réussi
sa mutation numérique mais c’est un véritable gouffre financier qui peine à
trouver sa vitesse de croisière. Faut-il crever l’abcès et décider de changer
son statut : le privatiser ? Lui donner un statut mixte
public-privé ? …
Pas très loin des locaux qui abritent le laboratoire se
trouve un bel édifice, celui de la cinémathèque marocaine. Souvent, en la
matière ce sont les textes qui précèdent les bâtiments…sauf pour la
cinémathèque qui dispose de jolis locaux, d’une très belle salle de projection
mais n’a pas d’identité administrative et financière à même de lui permettre d’assumer
ses nobles fonctions. Il est triste de
voir un tel investissement réduit au simple appendice, transformé en succursale
ou annexes administratives. La question de la cinémathèque pose la question de
la disponibilité du patrimoine cinématographique nationale. Naciri, l’ex-ministre
de la communication, et Saïl ex-directeur du CCM avaient élaboré un projet
ambitieux de la numérisation de tous les
films marocains pour mettre à la disposition des chercheurs et des
organisateurs de manifestations cinématographiques des copies DVD de toute la
filmographie marocaine. Une demande qui est devenue de plus en plus
d’actualité.
Quel CCM pour
demain ?
Mais au-delà des ces aspects gestionnaires, quotidiens…le
vrai « combat » de Fassi Fihri et qui donnera sens à son action sera
autour de l’identité du CCM lui-même ; particulièrement par rapport à son
département de tutelle et par rapport aux mutations qui traversent le monde du
cinéma. Le nouveau directeur a tenu à préciser qu’il ne placera pas ses
rapports avec l’actuel ministre islamiste de la communication sous le signe de
l’affrontement idéologique. Soit. Mais quid des prérogatives du CCM qui sont
chaque jour grignotées et réduites au bénéfice des entités ad hoc ? Désormais
la grande question qui pointe à l’horizon est de nature stratégique :
faut-il réadapter le CCM aux nouvelles
réalités en le transformant en une véritable entité autonome, dotée de moyens
et libérée du calendrier politique ? Ce qui suppose de couper le cordon
ombilical avec le ministère de tutelle en le transformant en « agence
nationale des industries du cinéma et de l’image » ? M. Fassi Fihri,
contrairement à MM. Benbarka et Saïl, est désormais plus dépendant
politiquement du gouvernement. Il est venu à ce poste dans le cade de la
nouvelle constitution qui a élargi le champ de nomination du chef de
gouvernement. En somme, il n’ pas la même légitimité de ses deux prédécesseurs
nommés par Dahir. Si demain, le pays connaît des élections anticipées, c’est le
luxe de vivre en démocratie, qui ramènent une nouvelle majorité avec un nouveau
ministre de la communication, M. Fassi Fihri se verrait, dans la situation du
patron obligé de frapper, chaque matin, à la porte de son bureau avant d’entrer
pour vérifier qu’il n’y a pas un nouveau locataire dans les lieux ! Le
cinéma ne pourrait supporter autant d’incertitude sauf à accepter de revenir à
la situation de 1956 où le cinéma était un service relevant du ministère de
« l’information » et où le CCM était réduit à délivrer des cartes
professionnelles et des autorisations de tournage. C’est le débat que nous
avions tenté de lancer à l’occasion des préparatifs du fameux livre blanc, en
vain. Quel CCM pour demain ? Un département ministériel avec à sa tête un
fonctionnaire qui attend de voir ses 4 années de service accomplies sans clash
ou une entité portée par un projet qui transcende les choix politiques
fluctuants ? C’est le paradigme qui va peser sur l’agenda à venir et va
déterminer les positions des uns et des autres. Déjà la multiplication des
commissions spécialisées qui sont devenues gourmandes en matière de
prérogatives a instauré un climat de compétition nuisible à l’action.
Des salles pour quel
public
Reste le grand chantier des salles de cinéma que M. Fihri a
annoncé comme prioritaire. Il faut savoir faire preuve de modestie à cet égard.
La question des salles de cinéma ne relève plus de la profession ; elle
fait partie désormais des choix de société : elle ne dépend plus (ou
uniquement) d’une décision administrative, elle appartient au champ des
orientations politiques qui déterminent un projet de société. La donne, en
effet, a complètement changé ; on est passé de l’équation les gens ne vont
plus au cinéma parce qu’il n’y a plus de salles de cinéma à l’équation il n’y a
plus de salle de cinéma parce que les gens ne vont plus au cinéma. On peut
ouvrir une salle par ici, une autre par là…elles ne tarderont pas à fermer (le
cas de la salle de cinéma à Ouarzazate) tant que cela ne s’inscrit pas dans un
vaste projet de politique culturelle ; et d’un choix qui engage la société
et l’Etat. La nature du problème dépasse la bonne volonté de l’acteur (Saïl en
sait quelque chose) ou sa connaissance du terrain…il fait face à des paramètres
environnementaux dont il n’a pas la maîtrise : repli de la
cinéphilie ; irruption dans l’espace public de nombreux lieux de communion
collective et de production de discours symbolique ; basculement de la
société dans une culture communautaire infra-citadine ; idéologie
conservatrice irrigant l’ensemble du corps social ; nouveaux réseaux de
consommation domestique des images…
Baptême de feu à Tanger
Reste alors à assainir le climat au sein de la profession
pour qu’elle puisse justement contribuer à ce débat de société. Et sur ce point
M Fassi Fihri est très attendu. Lorsqu’il était à la tête de la Chambre des
producteurs, il était en compétition
avec des concurrents. Il avait eu des dissidents de son groupe et qui seront
aujourd’hui ses interlocuteurs …Là, il a à faire preuve de tact et de savoir faire et
surtout de grandeur d’esprit y compris par rapport à l’immense legs de son
prédécesseur. Tout l’espoir est de ne pas le voir atteint par « le
syndrome Ben Ali », du nom de l’un des anciens directeurs de 2M, appelé à
succéder à Saïl en 2003 et qui consacra sa première année d’exercice à effacer
les acquis réalisés et à une véritable chasse aux sorcières…ouvrant la voie au
déclin actuel de la chaîne d’Aïn Sbaâ !
Le nouveau directeur sera
soumis rapidement à rude épreuve ; il n’aura même pas le temps d’apprécier
le confort de son nouveau siège que des échéances vont se poser à lui comme de
véritables tests ; des rites de passage comme disent les anthropologues. A
commencer par le festival du court métrage
méditerranéen de Tanger dont la nouvelle édition est prévue du 13 au 18
octobre ; une édition qui a été en
grande partie préparée sous le règne de M. Saïl. Va-t-il adopter ce
festival et continuer à le soutenir au moment où il connaît une grave crise
financière ? Dans tous les cas, Tanger, hasard heureux comme en 1995, lu
offrira une première vitrine, très prisée, pour envoyer un premier faisceau de
signes…qui alimenteront les conversations dans différents salons et autres
lieux préférés des gens de la profession.
Avec sa nomination officielle, une partie de son profil et de
son identité ont été dévoilés au grand public ; notamment, concernant son
prénom qui était réduit dans l’échange courant à Sarem ; grâce au
communiqué de M. Benkirane, on apprend, en fait que son prénom entier est Sarem
Alhak. Sévérité et droit ! Tout un programme. Wait and see.
(1)
In Les tribulations du dernier
Sijilmassi, Fouad Laroui, page 304.