Variété thématique et diversité
esthétique
« Un film nul, je ne vois pas où est le
problème »
Gilles Deleuze
Cinq films marocains ont été présentés lors de la dernière
édition du festival de Marrakech. Ils ont été programmés quasiment en
exclusivité ; le public du festival a eu ainsi la primeur de la
découverte ; c’est d’autant plus passionnant que, chacun selon son contexte,
c’étaient des films attendus. D’abord parce qu’il s’agit pour Tala Hadid et Yassine
Fennane de leur premier long métrage, après une brillante carrière, dans le
court métrage pour l’une, et à la télévision pour l’autre ; pour Mouftakir
et Karrat, dont c’est le deuxième long métrage, il s’agit de confirmer ou
d’infirmer le programme annoncé lors de leur premier film. Pour Lagtaâ, il
s’agissait d’un retour attendu avec beaucoup de curiosité après une
longue absence, Yasmine et les hommes remontent à 2007 et surtout eu égard à la
nature du sujet abordé par son film. Tels
quels, les cinq films expriment à leur manière la richesse, la diversité du cinéma
marocain aujourd’hui. Ils ont suscité de l’intérêt, provoquer des polémiques et
ont surtout entraîné l’adhésion du large public qui a applaudi, ri, pleuré et a
exprimé son émotion, son plaisir…bref le premier succès de ces films est qu’ils
n’ont pas laissé indifférents.
L’autofiction de
Mohammed Mouftakir.
L’orchestre des
aveugles de Mohamed
Mouftakir a été le film le plus attendu. En toute logique car il figure en
compétition officielle où il était en course avec des films et des cinéastes
venus des quatre coins de la planète ; attendu aussi parce que Mohamed
Mouftakir n’est pas un anonyme. C’est déjà un nom dans notre cinématographique,
« jeune espoir prometteur » comme l’on dit dans le jargon
footballistique, il a réussi une brillante carrière de court métrage et il a
réalisé une excellente entrée dans le long métrage avec Pégase qui, rappelons-le,
avait obtenu le Grand prix du festival national et l’Etalon d’or du Fespaco
(ils ne sont que trois marocains, jusqu’à présent, à avoir décroché ce
prestigieux trophée africain, Souheil Benbarka, Nabil Ayouch et…Mouftakir).
L’orchestre des
aveugles, je le dis
d’emblée, a bousculé l’horizon d’attente de ceux qui voulaient aborder le film
à partir d’a priori ou selon une grille de lecture établie d’avance. Erreur
fatale d’une réception paresseuse car chaque film propose son programme de lecture ;
et le film réussi et celui qui crée cet écart avec les préjugés. C’est le cas
du deuxième long métrage de Mouftakir. Je pose rapidement (en attendant d’y
revenir en détail) comme hypothèse de lecture qu’avec L’orchestre des aveugles, Mouftakir aborde d’une manière
personnelle une équation encore en friche dans le cinéma marocain, celle de proposer
un cinéma d’auteur ouvert sur le grand public ; ou dit autrement, un
cinéma grand public qui ne renonce pas à ses ambitions artistiques, restant
fidèle à une conception « auteuriste » du cinéma. Cette stratégie
d’ensemble ou cette finalité non écrite se décline à travers des moyens et des procédés.
Le film en effet s’inscrit dans une démarche d’écriture que l’on qualifierait
d’autofiction (concept emprunté à Serge Dobrovsky). Le drame, le contenu
scénaristique, se réfère à des éléments d’autobiographie…Sauf que l’autofiction
ne se réduit pas au simple de récit de vie. C’est l’autobiographie marquée par
le discours, portée par le langage choisi par l’auteur en l’occurrence, ici, le
langage du cinéma. Mouftakir fait du Proust avec les moyens du cinéma. Il
rejoint ainsi un autre auteur « cérébral » de notre cinéma, Moumen
Smihi qui a entamé un vaste projet d’autofiction.
A contenu nouveau, forme nouvelle, semble être le credo qui a
mené le travail de Mouftakir pour son deuxième long métrage. Ce retour à un passé
biographique est organisé non pas selon un découpage dicté par la mémoire mais
selon les codes narratifs d’un cinéma que l’on qualifierait de postmoderne.
Postmodernité qui transparaît dans les références cinéphiliques qui marquent L’orchestre des aveugles, dans l’éclectisme
des modes narratifs choisis. Le poétique alterne avec le réaliste ;
l’épique avec le comique. Le genre autofictionnel répond, en outre, à un
traumatisme originel qui traverse tous
les films de Mouftakir mais abordé d’une manière explicite dans son deuxième
long métrage, à savoir la disparition précoce du père. Cette mort non annoncée
va marquer l’enfant Mimou et ouvrira la
voie à une crise identitaire qui se révélera à un double niveau :
celui du sujet/narrateur ; celui du texte/narré produit par le sujet. Une
crise d’identité textuelle à travers un moi morcelé et un récit fragmenté…d’où
le malaise chez une partie des récepteurs. Dans L’orchestre des aveugles, le caractère fragmenté du récit est porté
par le recours à la figure centrale du montage et à la multiplication des
références visuelles : images plastiques et poétiques des lieux supérieurs
(les rencontres avec Shama dans les terrasses) versus des images d’un réalisme quasi tragique dans les
milieux d’en bas (chambres sombres du rez de chaussée). Le haut et le bas en
alternance et fonctionnant comme vecteur d’une tension qui marquera le sujet. Le
lieu du récit, une véritable grande maison au sens de Mohamed Dib, est filmé
comme un vaste huis clos en fait ; les contraintes de la reconstitution
historique ont relativement réduit et limité tout recours à un contre-champ
spatial (à de rares exceptions près : l’école, le commissariat…); le
drame est centré alors sur un jeu entre la verticalité, indice du rêve et du
désir (lieu de rencontre avec l’objet du désir) et l’horizontalité, espace de
l’interdit, de la violence, du faux et de l’usage du faux (la note de l’école
falsifiée, l’orchestre des aveugles qui n’en est pas un…). Il y a toute une
poétique de l’espace/actant à développer par rapport à l’évolution personnage
principal. Nous y reviendrons.
Le come-back de Lagtaâ
La moitié du ciel a été présenté dans la section coup
de cœur et pour de nombreux festivaliers ce fut un vrai coup de cœur. Le
meilleur hommage à ce retour réussi de Abdelkader Lagtaâ ce sont les applaudissements nourris qui ont
accompagné le déroulement du récit y compris de la part d’une jeune génération
qui n’a pas connu les affres de cette période douloureuse de l’histoire
contemporaine du pays. Le film adapté du récit de Jocelyne Laabi, est porté par
un point de vue original, celui de ceux qui sont restés « dehors » ;
ceux qui ont échappé au vaste filet d’arrestation et d’enlèvement qui a marqué
ce que l’on appelle les années de plomb.
Et comme, le montre si bien le film, ce sont beaucoup de femmes :
des épouses, à l’image de l’héroïne du film, des mères, des sœurs…Le film se
révèle un hommage à celles-ci, à leur courage et à leur espoir qui a fait
déchirer le linceul du silence. Ce point de vue s’est révélé fécond. Le film en
outre évite deux écueils ; celui de montrer la torture : filmer la
torture c’est la banaliser ; elle est exprimée autrement. Il ne verse pas
dans la caricature et la démagogie ; la forte charge émotionnelle qu’il
dégage émane d’une construction dramatique sobre et efficace portée notamment
par la formidable interprétation de Sonia Okacha.
Divertissement assumé
Deux films inscrits délibérément, mais différemment, dans le
cinéma de l’Entertainment. Mohamed Karrat confirme un choix qu’il a déjà fait
lors de son premier long métrage et qu’il assume ici avec Un patri pimenté,
tout à fait à l’aise et y réussit très bien. Le film propose un divertissement
sur la base d’une comédie de situation doublée d’une parodie de films d’action
avec une très belle séquence d’arts martiaux qui se lit comme une bande annonce
de que le cinéaste peut encore aborder et où s’est illustrée la bellissime
Asmae Khamlichi. Une métaphore pour aborder le film, il propose en ouverture
générique une scène de préparation d’une recette de pâtisserie. Une manière de
dire que le film lui-même est une mise
en application d’une recette ; force est de reconnaître qu’elle
tient la route.
Pour son premier long métrage, Yassine Fennane, surfe
également sur le genre comique mais dans sa version radicale au point de
bouleverser les attentes du public. Pour Bollywood dream, Fennane a puisé dans
les codes d’un genre qui a fait ses preuves en littérature, le grotesque ;
cela donne un cinéma de la démesure à plusieurs niveaux : la langue des
dialogues (ici, Casanegra apparaît comme une version light), le mélange de
styles, le kitch des décors, le jeu des comédiens avec notamment un Adil Abatourab époustouflant. Si en littérature,
ce genre a donné des chefs d’œuvre (de
Rabelais à Mohamed Choukri…), le cinéma aussi a connu des titres cultes qui
vont dans le sens de la métamorphose du burlesque, cette approche de la misère
dans le film de Fennane n’est pas sans rappeler Affreux, sales et méchants
d’Ettore Scola. Avec la bénédiction de Paolo Pasolini. C’est dans cette
perspective qu’il faut recevoir le film…ce que les âmes hypocrites ont complètement raté. Le film dérange ; Karian Bollywood est un véritable
coup de poing à la face des « arbitres du goût » et des nouveaux Ayatollahs de l’ordre moral.
L’image-temps de Tala
Hadid
Le film est passé comme un OVNI dans le ciel serein du
festival de Marrakech, son titre en anglais, avec une traduction timide en
arabe, The narrow frame of midnight (Itar el-Layl), sa structure narrative
particulière…ont certainement rebuté plus d’un. Le premier long métrage de Tala
Hadid est pourtant un film de notre temps. Il est le plus inscrit dans
l’actualité : n’aborde-t-il pas à sa manière le départ des jeunes pour
rejoindre les guerres du moyen orient ? Mais il le fait par les moyens du
cinéma, par le biais d’une narration non linéaire ; un récit éclaté, polyphonique.
Un film choral qui dit la complexité du monde ; on y retrouve les
thématiques et les figures chères à Hadid : la quête, le travelling
d’accompagnement, l’image de l’enfance…pour accéder à cet OVNI, il faudra
certainement passer par Gilles Deleuze : à l’image mouvement du cinéma
dominant, Tala Hadid oppose l’image temps : « des personnages pris
dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à
la balade ».
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