vendredi 26 décembre 2014

Mouftakir, Lagtaâ, Tala Hadid... à Marrakech

Variété thématique et diversité esthétique
« Un film nul, je ne vois pas où est le problème »
Gilles Deleuze

Cinq films marocains ont été présentés lors de la dernière édition du festival de Marrakech. Ils ont été programmés quasiment en exclusivité ; le public du festival a eu ainsi la primeur de la découverte ; c’est d’autant plus passionnant que, chacun selon son contexte, c’étaient des films attendus. D’abord parce qu’il s’agit pour Tala Hadid et Yassine Fennane de leur premier long métrage, après une brillante carrière, dans le court métrage pour l’une, et à la télévision pour l’autre ; pour Mouftakir et Karrat, dont c’est le deuxième long métrage, il s’agit de confirmer ou d’infirmer le programme annoncé lors de leur premier film. Pour Lagtaâ, il s’agissait  d’un retour  attendu avec beaucoup de curiosité après une longue absence, Yasmine et les hommes remontent à 2007 et surtout eu égard à la nature du sujet abordé par son film.  Tels quels, les cinq films expriment à leur manière la richesse, la diversité du cinéma marocain aujourd’hui. Ils ont suscité de l’intérêt, provoquer des polémiques et ont surtout entraîné l’adhésion du large public qui a applaudi, ri, pleuré et a exprimé son émotion, son plaisir…bref le premier succès de ces films est qu’ils n’ont pas laissé indifférents.

L’autofiction de Mohammed Mouftakir.


L’orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir a été le film le plus attendu. En toute logique car il figure en compétition officielle où il était en course avec des films et des cinéastes venus des quatre coins de la planète ; attendu aussi parce que Mohamed Mouftakir n’est pas un anonyme. C’est déjà un nom dans notre cinématographique, « jeune espoir prometteur » comme l’on dit dans le jargon footballistique, il a réussi une brillante carrière de court métrage et il a réalisé une excellente entrée dans le long métrage avec Pégase qui, rappelons-le, avait obtenu le Grand prix du festival national et l’Etalon d’or du Fespaco (ils ne sont que trois marocains, jusqu’à présent, à avoir décroché ce prestigieux trophée africain, Souheil Benbarka, Nabil Ayouch et…Mouftakir).
L’orchestre des aveugles, je le dis d’emblée, a bousculé l’horizon d’attente de ceux qui voulaient aborder le film à partir d’a priori ou selon une grille de lecture établie d’avance. Erreur fatale d’une réception paresseuse car chaque film propose son programme de lecture ; et le film réussi et celui qui crée cet écart avec les préjugés. C’est le cas du deuxième long métrage de Mouftakir. Je pose rapidement (en attendant d’y revenir en détail) comme hypothèse de lecture qu’avec L’orchestre des aveugles, Mouftakir aborde d’une manière personnelle une équation encore en friche dans le cinéma marocain, celle de proposer un cinéma d’auteur ouvert sur le grand public ; ou dit autrement, un cinéma grand public qui ne renonce pas à ses ambitions artistiques, restant fidèle à une conception « auteuriste » du cinéma. Cette stratégie d’ensemble ou cette finalité non écrite se décline à travers des moyens et des procédés. Le film en effet s’inscrit dans une démarche d’écriture que l’on qualifierait d’autofiction (concept emprunté à Serge Dobrovsky). Le drame, le contenu scénaristique, se réfère à des éléments d’autobiographie…Sauf que l’autofiction ne se réduit pas au simple de récit de vie. C’est l’autobiographie marquée par le discours, portée par le langage choisi par l’auteur en l’occurrence, ici, le langage du cinéma. Mouftakir fait du Proust avec les moyens du cinéma. Il rejoint ainsi un autre auteur « cérébral » de notre cinéma, Moumen Smihi qui a entamé un vaste projet d’autofiction.
A contenu nouveau, forme nouvelle, semble être le credo qui a mené le travail de Mouftakir pour son deuxième long métrage. Ce retour à un passé biographique est organisé non pas selon un découpage dicté par la mémoire mais selon les codes narratifs d’un cinéma que l’on qualifierait de postmoderne. Postmodernité qui transparaît dans les références cinéphiliques qui marquent L’orchestre des aveugles, dans l’éclectisme des modes narratifs choisis. Le poétique alterne avec le réaliste ; l’épique avec le comique. Le genre autofictionnel répond, en outre, à un traumatisme originel qui traverse  tous les films de Mouftakir mais abordé d’une manière explicite dans son deuxième long métrage, à savoir la disparition précoce du père. Cette mort non annoncée va marquer l’enfant Mimou et ouvrira la  voie à une crise identitaire qui se révélera à un double niveau : celui du sujet/narrateur ; celui du texte/narré produit par le sujet. Une crise d’identité textuelle à travers un moi morcelé et un récit fragmenté…d’où le malaise chez une partie des récepteurs. Dans L’orchestre des aveugles, le caractère fragmenté du récit est porté par le recours à la figure centrale du montage et à la multiplication des références visuelles : images plastiques et poétiques des lieux supérieurs (les rencontres avec Shama dans les terrasses) versus des images d’un réalisme quasi tragique dans les milieux d’en bas (chambres sombres du rez de chaussée). Le haut et le bas en alternance et fonctionnant comme vecteur d’une tension qui marquera le sujet. Le lieu du récit, une véritable grande maison au sens de Mohamed Dib, est filmé comme un vaste huis clos en fait ; les contraintes de la reconstitution historique ont relativement réduit et limité tout recours à un contre-champ spatial (à de rares exceptions près : l’école, le commissariat…); le drame est centré alors sur un jeu entre la verticalité, indice du rêve et du désir (lieu de rencontre avec l’objet du désir) et l’horizontalité, espace de l’interdit, de la violence, du faux et de l’usage du faux (la note de l’école falsifiée, l’orchestre des aveugles qui n’en est pas un…). Il y a toute une poétique de l’espace/actant à développer par rapport à l’évolution personnage principal.  Nous y reviendrons.

Le come-back de Lagtaâ


La moitié du ciel a été présenté dans la section coup de cœur et pour de nombreux festivaliers ce fut un vrai coup de cœur. Le meilleur hommage à ce retour réussi de Abdelkader Lagtaâ  ce sont les applaudissements nourris qui ont accompagné le déroulement du récit y compris de la part d’une jeune génération qui n’a pas connu les affres de cette période douloureuse de l’histoire contemporaine du pays. Le film adapté du récit de Jocelyne Laabi, est porté par un point de vue original, celui de ceux qui sont restés « dehors » ; ceux qui ont échappé au vaste filet d’arrestation et d’enlèvement qui a marqué ce que l’on appelle les années de plomb.  Et comme, le montre si bien le film, ce sont beaucoup de femmes : des épouses, à l’image de l’héroïne du film, des mères, des sœurs…Le film se révèle un hommage à celles-ci, à leur courage et à leur espoir qui a fait déchirer le linceul du silence. Ce point de vue s’est révélé fécond. Le film en outre évite deux écueils ; celui de montrer la torture : filmer la torture c’est la banaliser ; elle est exprimée autrement. Il ne verse pas dans la caricature et la démagogie ; la forte charge émotionnelle qu’il dégage émane d’une construction dramatique sobre et efficace portée notamment par la formidable interprétation de Sonia Okacha.

Divertissement assumé
Deux films inscrits délibérément, mais différemment, dans le cinéma de l’Entertainment. Mohamed Karrat confirme un choix qu’il a déjà fait lors de son premier long métrage et qu’il assume ici avec Un patri pimenté, tout à fait à l’aise et y réussit très bien. Le film propose un divertissement sur la base d’une comédie de situation doublée d’une parodie de films d’action avec une très belle séquence d’arts martiaux qui se lit comme une bande annonce de que le cinéaste peut encore aborder et où s’est illustrée la bellissime Asmae Khamlichi. Une métaphore pour aborder le film, il propose en ouverture générique une scène de préparation d’une recette de pâtisserie. Une manière de dire que le film lui-même est une mise  en application d’une recette ; force est de reconnaître qu’elle tient la route.
Pour son premier long métrage, Yassine Fennane, surfe également sur le genre comique mais dans sa version radicale au point de bouleverser les attentes du public. Pour Bollywood dream, Fennane a puisé dans les codes d’un genre qui a fait ses preuves en littérature, le grotesque ; cela donne un cinéma de la démesure à plusieurs niveaux : la langue des dialogues (ici, Casanegra apparaît comme une version light), le mélange de styles, le kitch des décors, le jeu des comédiens avec notamment un Adil  Abatourab époustouflant. Si en littérature, ce genre a donné des chefs d’œuvre  (de Rabelais à Mohamed Choukri…), le cinéma aussi a connu des titres cultes qui vont dans le sens de la métamorphose du burlesque, cette approche de la misère dans le film de Fennane n’est pas sans rappeler Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola. Avec la bénédiction de Paolo Pasolini. C’est dans cette perspective qu’il faut recevoir le film…ce que les âmes hypocrites ont complètement raté. Le film dérange ; Karian Bollywood est un véritable coup de poing à la face des « arbitres du goût » et des nouveaux Ayatollahs de  l’ordre moral.
L’image-temps de Tala Hadid

Le film est passé comme un OVNI dans le ciel serein du festival de Marrakech, son titre en anglais, avec une traduction timide en arabe, The narrow frame of midnight (Itar el-Layl), sa structure narrative particulière…ont certainement rebuté plus d’un. Le premier long métrage de Tala Hadid est pourtant un film de notre temps. Il est le plus inscrit dans l’actualité : n’aborde-t-il pas à sa manière le départ des jeunes pour rejoindre les guerres du moyen orient ? Mais il le fait par les moyens du cinéma, par le biais d’une narration non linéaire ; un récit éclaté, polyphonique. Un film choral qui dit la complexité du monde ; on y retrouve les thématiques et les figures chères à Hadid : la quête, le travelling d’accompagnement, l’image de l’enfance…pour accéder à cet OVNI, il faudra certainement passer par Gilles Deleuze : à l’image mouvement du cinéma dominant, Tala Hadid oppose l’image temps : « des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade ». 

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