De la race des seigneurs !
« Mohamed Bastaoui n’est plus » ;
l’information, terrible, est tombée comme un couperet en ce matin d’un froid
hivernal. On le savait malade, puis hospitalisé depuis quelques jours,
bénéficiant de la haute sollicitude royale, entouré de l’amour des siens et de
ses nombreux amis et fans, Si Mohamed Bastaoui a vu hélas son état s’empirer,
intégrant les services de réanimation d’un grand hôpital de Rabat. Et puis ce
fut l’issue fatale.
Nous étions plongés
dans le festival de Marrakech, les yeux rivés sur les écrans mais nos sens et
notre cœur battaient du côté de Rabat, à
l’image de Mohamed Khouyi qui était parmi nous, physiquement, mais quasi
absent. Sollicité par ses nombreux fans
pour une photo, Khouyi affichait un sourire de politesse car son cœur était du
côté de son ami, son frère, son collègue et compagnon. Celui qui, il y a à
peine un an, lui remettait l’étole d’or de l’hommage que le festival de
Marrakech lui rendait. Le départ de Bastaoui va laisser un vide énorme que
Khouyi va être le premier à ressentir, étant tous les deux ensemble dans les
différentes rencontres ou manifestation cinématographique. Mais c’est un vide
que toute la sphère artistique va ressentir car Si Mohamed était aimé de tous,
l’ami de tous, au service de tous. Il fut un grand comédien ayant réussi cette
équation si délicate, celle de réussir un parcours artistique de qualité à
travers des œuvres diversifiées et complémentaires au théâtre, au cinéma et à
la télévision…un parcours et une carrière qui ont forgé l’image d’une vraie
star populaire. Venu des vastes plaines de la région de Khouribga, il a gardé
cette touche spontanée, cette sensibilité innée, qu’aucune école de formation
ne peut enseigner ; celle de dire le mot vrai, le geste juste qui fait
vibrer les foules, s’adressant au cœur et à l’intelligence.
Après une expérience de théâtre lumineuse, auprès de la
troupe Masrah Alyoum qui lui a permis de forger ses outils et son style et qui
lui a permis surtout de découvrir ses compagnons de route, ses amis et
camarades, Khouyi, Touria Jabrane, Ouzri, Khamouli et l’auteur Youssef
Fadel…Bastaoui va rencontrer le cinéma d’une manière naturelle et spontanée…et
au bon moment, c’est-à-dire au moment où ce cinéma entamait le tournant décisif
des années 90, le tournant de la rencontre avec le public. Et Bastaoui va être
un des vecteurs de la réussite de cette rencontre, en mettant son talent, sa
générosité, sa disponibilité, notamment au service des jeunes cinéastes qui
vont marquer la première décennie des années 2000. Ayant déjà joué
merveilleusement bien dans Les trésors de l’Atlas de Mohamed Abbazi
(1997), je le découvre avec éblouissement dans Adieu Forain de Daoud Aoulad Syad (1998), ce film beckettien où il
incarne le rôle de Larbi, ce fabulateur qui n’a plus que des illusions à vendre ;
rendant la réplique au grand et cher disparu Hassan Skali incarnant le rôle de
Kassem, un héros d’hier qui gère le récit d’un monde crépusculaire où le rêve,
celui de Rabii (incarné par Abdellah Didane) de jouer à Hollywood et le
mensonge font figures de palliatifs éphémères. Bastaoui avait livré une
prestation portée par une manière de
regarder, une manière de rentrer dans le champ ou de marcher…dignes des plus grandes
figures internationales du cinéma. J’avais alors parlé dans mon article de
l’époque (1998), d’un comédien issu « de la race des seigneurs ».
C’était spontané et sincère. Et Si Mohamed n’avait jamais oublié cela ; et
il s’amusait à me le rappeler à chacune de nos nombreuses rencontres.
Il confirmera très vite cette première impression dans des
rôles qui marqueront à jamais la cinématographie marocaine aussi bien avec
Faouzi Bensaïdi qu’avec Mohamed Asli ou Daoud Aoulad Syad, Mohamed Ismail, ou Farida
Bourquia et Kamal kamal jusqu’à son interprétation dans le deuxième long
métrage de Mohamed Mouftakir, L’orchestre des aveugles qui lui a permis d’être
présent à Marrakech et d’illuminer l’écran de la grande salle du palais des
congrès…
Il était très apprécié des professionnels car il développait
un jeu qui dégageait une aura qui faisait de lui un brillant membre de la grande
école de Marlon Brando, prolongée par De
Niro et Al Pacino, deux de ses comédiens préférés par ailleurs. Sans aller à
New York ou suivre des cours de l’actor’s studio il a saisi par son
intelligence et son amour du métier, les principales techniques qui rendaient
chaque rôle qu’il incarnait humain et non pas artificiel ; faisant sienne
cette injonction d’une théoricienne célèbre « Ne Jouez pas,
soyez ! », à l’écran comme sur
scène, Bastaoui ne joue pas, il EST. Servi par une forte et impressionnante
présence physique, Bastaoui l’accompagnait de mouvements toujours signifiants ;
des tics discrets comme par exemple se gratter le bras…ou la main toujours
active pour indiquer une nervosité intérieure…suivie souvent d’une explosion
qui mobilisait tout son corps: voir son interprétation dans le beau film de Mouftakir,
présenté à Marrakech dans le cadre de la compétition officielle, L’orchestre
des aveugles. Il jouait aussi sur l’alternance du bruit et du silence laissant
le spectateur libre de remplir les trous et de contribuer à la construction du
sens. Et c’est à juste titre qu’il fut récompensé à plusieurs reprises et que
le festival de Marrakech lui rendit un vibrant hommage en 2011.
C’est cet immense talent que nous perdons aujourd’hui. Une
étoile s’est éteinte rendant encore plus sombre les nuits de cet automne languissant ;
comme est triste le cœur de ses nombreux admirateurs.
Mais si Mohamed peut se reposer en paix, il était aimé de
tous ; ses prestations réunissaient
les âges et les générations, les couches sociales, les cinéphiles et le grand
public. Ce matin, ma fille est venue en courant m’apporter la triste
nouvelle ; ma pharmacienne, le marchand de menthe, le boulanger…Le peuple
est unanime, Si Mohamed, à te dire :
Adieu, nous t’aimons toujours !
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