Dans son livre-somme, La société contre l’Etat :
mouvements sociaux et stratégie de la rue au Maroc, Abderrahmane Rachik,
universitaire, spécialiste notamment de la géographie urbaine, rapporte des statistiques édifiantes :
en 2005, les actions collectives des différents mouvements sociaux dans
l’espace public se sont traduites en 700 protestation, soit une moyenne de deux
sit-in par jour. Ce chiffre passe de 5000 actions en 2008 à 6438 en 2009 pour
atteindre 8600 en 2010 et plus de 18000 en 2016, soit 50 protestations collectives par jour. Sous
le gouvernement mené par le Pjd, le nombre de protestation a été multiplié par
26 en l’espace de dix ans (2005-2015). Il relève aussi que le mouvement de
protestation touche de plus en plus des régions enclavées, des petites villes,
loin de l’axe littoral Casablanca-Rabat. La mobilisation sociale atteint en
effet de plus en plus des zones inédites comme Bouarfa, Sidi-Ifni, Zagora,
Tata, Driouich et...Al-Hoceima.
Le paysage social demeure ainsi marqué par une recrudescence
des mouvements de protestation allant de grèves au sit-in, occupation de
l’espace, manifestations, marches publiques avec l’entrée en lice d’autres
catégories sociales appartenant à différents secteurs, en dehors des
travailleurs du secteur public qui avaient marqué le mouvement social du milieu
des années 1970 et 1980. Une situation qui concerne également le privé même
s’il bénéficie de moins de visibilité. Comment interpréter cette effervescence
sociale? Dans quelle grille de lecture il faut l’inscrire ? Quelles leçons
peut-on en tirer pour affermir davantage le progrès du pays et son ancrage dans
la démocratie politique et sociale ? Une certaine vision largement reprise par
les médias sociaux inscrit le mouvement de protestation actuel à a Hoceima dans
une surenchère régionaliste. D’autres poussent ce raisonnement jusqu’à y voir
une manœuvre de manipulation impliquant des intérêts locaux et internationaux..
Qu’on nous permette de nous situer en dehors de ce cynisme en
vogue dans les officines qui se nourrissent du machiavélisme et chez les
professionnels du sensationnalisme facile. Nous sommes respectueux de ce
mouvement social et nous le comprenons dans ses multiples dimensions :
sociale, économique, culturelle et symbolique Il nous interpelle en tant que
citoyens et démocrates et nous invite à
approfondir notre réflexion et à affiner nos propositions. Nous refusons
d’enfermer ce mouvement dans la simple manœuvre politicienne ou dans la seule
manifestation d’un régionalisme hypertrophié. Nous comprenons ce
mouvement profond dans ce qu’il nous envoie comme signes à décrypter à la fois
comme désespoir et comme espoir. Il nous permet de rappeler que cette dynamique
que certains tentent d’envenimer par des interprétations surannées fait honneur
au pays et rassure sur sa nouvelle image de marque : un pays sans un mouvement
social est un pays sclérosé. On imagine facilement que cela n’est pas
fortuit, il est le fruit d’une intelligence politique qui a permis au système
d’accéder à une sérénité qui lui permet non seulement de vivre la contestation
mais de la générer et de la nourrir. Une effervescence sociale, c’est la
traduction de la maturité du système politique qui en a fini avec la logique du
complot où chaque grève renvoyait à un schéma de confrontation finale; non, aujourd’hui la
grève sociale est une composante du
paysage social avec ce qu’elle suppose comme réglementation et négociation.
C’est aussi un indicateur sur ce que signifie un édifice
démocratique. Celui-ci ne se réduit pas à un simple jeu institutionnel entre partis politiques.
La démocratie est une construction permanente ;
elle ne s’achève pas avec le bulletin inséré dans l’urne ; elle continue
avec l’action des différents acteurs sociaux et leur action multiforme. Le plus
grand danger pour la démocratie est justement d’installer une coupure entre le
social et le politique. C’est une occasion aujourd’hui de souligner que le
social est une locomotive pour le politique. Le mouvement social est le
carburant de l’action politique. Il lui permet également de s’enrichir et de se
renouveler en termes de ressourcement en idées et en personnel. Le
renouvellement de la classe politique est tributaire de son articulation avec
le mouvement social. C’est la première leçon d’Al-Hoceima.
C’est pour dire que la dynamique actuelle mérite une plus
grande attention. Pour les démocrates, c’est un environnement naturel, c’est
leur écosystème en quelque sorte. Il leur pose aussi des responsabilités. Ils
doivent être déjà au cœur de ce mouvement en tant que militants appartenant aux
forces se réclamant de ce mot d’ordre fédérateur « liberté, égalité et
dignité ». Leurs responsabilités est de prolonger ce mouvement dans une
réflexion d’ensemble pour lui assurer les conditions de la pleine réussite.
Pour le protéger aussi. Il y a en effet un grand risque. Tout mouvement social
ouvert se trouve face à de multiples dérives : populiste et bureaucratique,
notamment. L’une use de la surenchère, l’autre de la récupération. Toute
l’histoire récente du mouvement social international est marquée par ces deux
tendances. Ils ne sont pas une fatalité si les principaux concernés redoublent
de vigilance et font preuve de lucidité en donnant à leur colère sociale une
dimension politique en s’engageant d’une manière organisée et permanente aux
côtés de ceux qui sont en mesure d’orienter efficacement l’avenir de la société
pour entamer ensemble des réflexions et élaborer des propositions inventives
sur des questions que la manipulation médiatique et politicienne occulte.
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