L’actualité
interpelle la pensée. Il y a même une sorte d’appel en urgence émanant
des catégories intellectuelles qui jadis étaient opératoires et qui se trouvent
aujourd’hui en panne face à la déferlante de l’horreur. Il n’y a rien à dire,
la barbarie est parmi nous. Les mots, les concepts ont-ils encore un pouvoir
sur le réel? Comment peut-on penser ce qui se présente déjà comme au-delà de la
pensée? Avons-nous encore les moyens de réfléchir sur ce qui s’est passé, sur
ce qui se passe, sur le pire encore à venir?
La
tolérance. Voilà ce qui apparaît comme la panacée. Tout le monde aujourd’hui
s’en réclame ; la revendique comme une sorte de programme, ou solution miracle.
Mais personne ne s’arrête un instant pour savoir quel contenu lui donner ;
en quoi consiste-t-elle ? Et surtout ce paradoxe autour de la
tolérance : plus on en parle, moins on en voit sur le terrain ; moins
on la constate dans la réalité des rapports entre les hommes et les
communautés.
« Difficile
tolérance ». Yves Charles Zarka a pertinemment choisi le titre de son
livre que je propose pour vos lectures estivales (pour ne pas bronzer
idiot !). La démarche philosophique que l’auteur adopte est une réponse au
désarroi intellectuel ambiant : les concepts sont secoués par un doute
généralisé. Des soubresauts aussi terribles les uns que les autres finissent
par déstabiliser les catégories les plus consacrées. Comme la tolérance qui a
déjà, comme vocable, une vielle histoire.
Le
livre est porté par une double ambition : construire une nouvelle
conception de la tolérance autour du nouveau concept : la structure
tolérance; c’est donc un nouveau traité qui cerne ou limite son champ à la
dimension politique. C’est-à-dire que les aspects éthiques et moraux sont
momentanément évacués. On remarque déjà que cette distinction est utile quand
on la transpose au sein du débat maroco-marocain où un vaste consensus domine
autour de la tolérance car abordée comme catégorie éthique, extra-terrestre en
somme. La proposition de Zarka ramène le débat à des principes politiques, à
des dispositifs qui participent à la configuration de la structure tolérance.
«Sa réalisation, dit-il, ne suppose aucune mutation morale de l’humanité» ;
on réfléchit sur la réalité telle qu’elle est et avec les hommes tels qu’ils
sont : «La structure tolérance permet de résoudre le problème de la
coexistence même pour un peuple de démons, c’est-à-dire sans faire appel à la
vertu morale». Nous retrouvons ici l’héritage philosophique de Kant, Hobbes
voire de Machiavel… Cela amène une question centrale et qui est plus que jamais
d’actualité, principalement ici et maintenant : quels sont les
cadres institutionnels susceptibles d’établir la tolérance des individus, des
groupes, des communautés dans les Etats démocratiques aujourd’hui, sans
attendre une improbable, et même tout à fait utopique, mutation morale de
l’humanité? En d’autres termes, il faut poser la question de la
tolérance comme une question politique appelant des réponses institutionnelles.
Ce n’est pas seulement une question théorique mais elle est aussi pratique.
Parmi
les principes qui président à la mise en place de la structure tolérance
figurent en priorité la séparation du politique et du religieux et la
reconnaissance de l’altérité.
L’autre
ambition du livre nous concerne plus directement puisqu’il n’hésite pas à
interroger le rapport Occident et Islam sur la tolérance. Un rapport sensible
car l’Islam n’est plus cet autre lointain mais il relève désormais de
l’altérité interne (globalement c’est la deuxième religion en Europe). Cette
présence de l’Islam qui met à l’examen la pratique de la tolérance en occident
mais qui le met lui aussi à l’examen puisqu’il est amené à se confronter à de nouvelles
réalités. Pour l’auteur, l’Occident est arrivé à la tolérance à partir de deux
grandes ruptures : la séparation du politique et du religieux, la sphère
publique de la sphère privée et la découverte de l’altérité interne et externe.
«Deux événements, souligne-t-il, qui ne peuvent advenir qu’à une conscience
hautement critique»; or l’Islam n’a jamais vécu une telle situation historique.
D’où cette première conclusion : «ce livre est donc aussi un appel à
l’éveil de la conscience critique de l’Islam pour que le rapport Occident/Islam
puisse se poser sous un tout autre mode que celui du choc des civilisations».
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