On
n’attend rien
C’est
un premier long métrage qui revendique d’emblée sa contemporanéité :
l’ « adieu » du titre est un clin d’œil à une époque qui s’en
va. Est-ce un hasard si la sortie du film coïncide avec l’achèvement d’une
décennie ? Les années 90 ont été une période d’interrogation autour du
cinéma marocain pour la première fois ce
cinéma est devenu visible, d’abord chez lui. Les chiffres de la distribution et
de l’exploitation l’attestent. On a parlé d’une dynamique certes, mais les
films qui sortent sont-ils porteurs d’un projet cinématographique ?
S’inscrivent-ils dans une perspective esthétique qui peut caractériser les
années 90 ? Adieu forain,
premier long métrage de fiction de Daoud Oulad Sayed, après une expérience de
court métrage et de photographe, s’inscrit indéniablement dans l’entre-deux.
Sur un plan cinématographique stricto sensu, on peut avancer en effet
l’hypothèse d’un film-indice. Il termine une époque et en annonce une autre.
Sous le signe de la quête, de l’errance ouverte sur les incertitudes d’un
horizon fluide. Le film ne vient récupérer les ingrédients qui ont fait les
grandes réussites publiques de la décennie. Il ne revendique pas une cause,
celle de la femme par exemple pour bâtir sa communication. Il n’a pas recours
aux grands acteurs qui ont tenu l’affiche. Bien au contraire, le film cherche à
s’ouvrir un autre horizon.
On
peut formuler une première hypothèse en disant que par son système des personnages, par sa
narration, par son rapport au temps, par la vision de l’espace qu’il offre, Adieu
forain est un film moderne car problématique. Contrairement, en effet, à un
certain cinéma à la mode durant toute la décennie, on n’ y trouve pas de thèse
explicite renvoyant à un débat d’actualité ; il ne cherche pas à faire
vrai : ce film dément la prétention d’une œuvre artistique à la vérité. Ce
n’est pas en tout cas son ambition. C’est la première indication de cette
singularité, spécificité du cinéma d’auteur qui tranche avec le principe de la
répétition et du stéréotype de tout cinéma incarné par et dans un système, en
l’occurrence le système de distribution commercial.
Le film s’ouvre sur un fondu en noir qui
renvoie à l’expérience empirique du spectateur de la salle de cinéma : un homme
se réveille et un rideau est poussé de côté. Le dispositif du spectacle futur
se met en place. Le rythme est lent, on suit les gestes quotidiens d’un homme
blasé. Les mouvements d’appareil autour de lui créent une atmosphère
d’attente : il y a quelque part un vide. Des interrogations légitimes se
mettent à meubler l’horizon d’attente du récepteur.
Nous
découvrons Kassem, une des rares interprétations sobres et magnifiques de
Hassan Skalli, qui inaugure le système des personnages du film. Kassem en est
la figure centrale, c’est un forain sur la dérive. Le trio qu’il va former avec
Larbi et Rabii, le jeune danseur travesti, donne l’impression d’être sorti
directement d’une pièce de Beckett. Ils bougent tout le temps, à bord de leur
camionnette, mais ils font du surplace. Ils affichent, tous, une envie de
partir mais ils reviennent au point de départ qui n’est pas forcément le même
pour tous. Nous sommes en présence d’un effort absurde qui n’est pas sans
rappeler Sisyphe, à l’image d’un Larbi qui reste prisonnier des fictions qu’il
invente lui-même et où il se donne bien sûr le beau rôle. Il développe tout un
récit sur son séjour en Belgique, en fait pour meubler le vide des années
passées en prison. UN récit qui a toujours besoin d’un nouvel auditoire. C’est
lui qui parle beaucoup, car parler comme dans le théâtre de Beckett, signifie
être hors de soi-même : celui qui ne possède pas, qui est caché à soi
même, doit parler.
Seul
peut se taire celui qui a réalisé son identité, et ce n’est autre que le jeune
danseur, le travesti. Il a une vie intérieure et a cette possibilité de
recourir à un miroir interne qui lui permet d’avoir une consistance propre. Son
identité apparente est double : homme-femme. C’est lui qui passe par
l’autre, en l’occurrence la femme, pour dire le désir du jeu qui est celui du
corps. On en arrive à une sorte de paradoxe, celui qui n’est pas lui est en
fait lui-même. Son identité se réalise dans le masque, dans la simulation, dans
le spectacle ? Il rêve d’ailleurs de rejoindre Hollywood, lieu symbolique
de la métamorphose du moi. C’est le seul personnage porteur d’un projet
cohérent. Forcément, il jouera le catalyseur, le révélateur des contradictions
des autres. Abdellah Didane portera ce rôle inédit avec grâce et retenue. Il
accompagnera Larbi et Kassem dans un voyage qui se révélera un cercle qui
enferme une tragédie en instance. On se déplace dans de très beaux espaces,
filmés en grand angle comme dans un western. Un western métaphysique. Ces beaux
paysages rappellent aussi l’ouverture de Paris-texas ; la splendeur tient
lieu de mirage signifiant la perte, le clivage. En tant que sujets évoluant
dans un espace, ils développent une logique de disjonction. En termes
sémiotiques, aucun fait transformateur ne vient bouleverser cette donne. Le
voyage n’introduit aucun élément nouveau dans le programme narratif initial. Ce
voyage se révèle finalement comme le
voyage du Moi sans cesse parlant. Un Moi qui aspire à une union, à une
jonction, mais celle-ci est sans cesse différée. L’exil paraît comme le seul
bien partagé par l’ensemble des protagonistes. Kassem vit un exil intérieur
sous le poids d’une mémoire, d’un souvenir qui bloquent toute perspective.
D’un
point à un autre, les blessures se dévoilent et ne se cicatrisent pas. Chaque
personnage rencontre alors un moment où il livre une part de ce refoulé porté
comme une malédiction : Kassem lors de la soirée chez Lalla Zahra ;
Larbi face à Fettouma ; Rabii face à Nezha, l’institutrice. Les
personnages se tendent un miroir où ils
retrouvent
Une
part d’eux-mêmes, vite oubliée dans le tumulte des rencontres quotidiennes.
L’une
des rencontres justement les plus révélatrices dans le film est celle avec les
représentants du pouvoir. Occasion pour le film pour nous livrer l’une de ses
scènes les plus réussies. La rencontre tant attendue avec le comité (figure de
l’abstraction du pouvoir) se fait sous le signe de l’attente. Et pourtant tous
les ingrédients qui meublent une réception officielle sont réunies : la
troupe de musique des chikhates, caméra…on assiste ainsi à une mise en abyme,
un écran à l’intérieur de l’écran pour renforcer la superficialité de
l’événement, la futilité de l’attente…car finalement personne ne viendra.
C’est
tout le film qui est ainsi résumé, Adieu Forain est un drame où tout compte
fait il n’arrive absolument rien. Sa force, j’allais dire sa consistance réside
justement dans ce vide qu’il restitue à merveille. Dans l’ennui. C’est
justement ce qui est passionnant dans ce long métrage, il nous rappelle trop
une certaine réalité : on n’attend rien. Ce silence qui travers Adieu forain vaut son pesant d’or face à la
cacophonie de certains mélodrames, trop prétentieux.
Larbi
( magnifique Mohamed Bastaoui), Kassem, Rabii…ces hommes qui s’ennuient nous
expulsent de notre propre ennui ; leur ennui provoque la catharsis du
nôtre, et nous suivons ce « voyage immobile » sans un moment de
répit, presque avec sympathie.
Adieu
forain nous place subitement face « au ne rien arriver » de notre
quotidien. La masse aride et indifférente de notre existence nous est tout à
coup exposée dans sa véritable structure, nue et désolée. Adieu forain est un
film de notre temps.
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