C’est
désormais une tradition heureuse, disons- le sans réserve, chaque nouveau film
de Mostafa Derkaoui est un moment qui interpelle notre cinéma. Et offre une
opportunité de discuter, de débattre sur ce que nous avions appelé ici même la
problématique du projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui
est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens
comme un itinéraire, à l’image du voyage odysséen pour user d’une image qu’il
affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert
sans cesse revu, remanié, revécu dans l’angoisse des interrogations de
l’écriture. En 1974 il réalise quelques événements sans significations où il
met en jeu une équipe de cinéastes à la recherche du fil conducteur pour monter
un film. D’emblée, c’est un synopsis programme: le cinéma de Mostafa Derkaoui,
c’est fondamentalement du métacinéma. Partir des mots et des morphèmes pour
forger une syntaxe à partir d’une grammaire aux antipodes de l’énonciation
classique. C’est un débat qui s’adresse à l’ensemble des acteurs du paysage
cinématographique. Face au cinéma narratif de grande consommation issu de
Hollywood, le Caire, Bombay et au moment où des Marocains veulent faire du
cinéma pour les Marocains, ce premier film de Derkaoui invite tout simplement à
réfléchir. Cela suppose un environnement culturel et professionnel propice.
Cela suppose une logistique de résistance qui ne se cantonne pas au ghetto.
C’est-à-dire des réseaux parallèles de distribution des espaces d’accueil
autres que le minuscule circuit de distribution commerciale. Le projet portait
donc déjà les limites de l’époque qui l’a vu naître: le rêve confinait à
l’utopie. Mais cela n’a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à
contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale
marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des
personnages, un travail pointu sur l’image avec le recours (risqué d’un point
de vue de la réception) aux images nocturnes, et un découpage polyphonique de l’espace narratif. Polyphonie
conviendrait d’ailleurs comme un titre générique de l’œuvre de Derkaoui. Avec
je (u) au passé, présenté lors du festival national du film de Tanger en 1995,
le cinéaste offre une figure de paroxysme à ce travail autour du Moi
cinématographique. Fidèle à lui-même, Derkaoui propose un film qui n’obéit à
aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C’est une œuvre
affranchie au sens où l’on dit un Affranchi chez les Grecs de l’antiquité. Encore une fois, une construction
polyphonique qui rappelle l’opéra. Le récit revisite une multitude de lieux,
convoque des langues et mobilise des signes dans un drame ouvert sur l’infini
du sens.
Avec
La Grande allégorie, le cinéaste énonce un message global: il confirme son
refus du réalisme, mais laisse ouverte la question principale: le refus de
toute compromission avec l’énonciation classique, transparente et linéaire, le
refus du mimétisme introduit une difficulté de structure: comment assurer une
cohérence au film, sur quelle structure s’appuyer pour assurer la communication
filmique? Le cinéma de la modernité dont se réclame les films de Derkaoui
instaure (cf. Godard, Oliveira, Straub...) un système de référence à la
littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique
et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le
pari de Derkaoui est d’assurer cette cohérence par les seules vertus du langage
cinématographique; le coût est alors énorme. Nous assistons dans ses films à
une inflation de discontinu qui va de pair avec une perte d’unité du film et
une dissolution du sujet.
Cette
question du sujet se trouve maintenant centrale dans le dernier film de
Derkaoui, Les Amours de Hadj Soldi. Déjà dans le titre tout laisse croire à une
unité retrouvée, fondée sur une figure essentielle, le héros en quelque sorte
Idée renforcée par une tête d’affiche venue directement du box-office, Bachir
Skiredj. Illusion, car très vite on s’aperçoit que le film se construit sur la
permanence de l’éclatement et de la verticalité. On ne peut pas se hasarder à
lire la présence d’une grande star comme une concession de la part de Derkaoui
au star-system: c’est un emploi judicieux; une récupération au sens artisanal.
Il exploite le filon d’or à l’instar d’un certain cinéma. Un signe qu’il faut
relever: Hadj Soldi possède une bijouterie, un clin d’œil à Hadj Benmoussa de A
la recherche du mari de ma femme. On entend aussi cette réplique: “Tu es revenu
riche du nord”; phrase ambiguë qui renvoie au passé de l’acteur dans d’autres
rôles.
On
aimerait aussi proposer de s’arrête aux deux scènes fortes qui terminent le
film. C’est un film qui offre en effet deux fins: une fin diégétique, en
liaison avec l’évolution du récit et une fin filmique, une sorte de conclusion
voulue par le cinéaste. La première offre l’occasion au personnage Lahbib Rabeh (Rachid El Ouali) de liquider physiquement le personnage de Hadj Soldi (Bchir Skirej). Le geste offre au minimum
trois lectures; un niveau actantiel: le bon élimine le méchant; un niveau
psychanalytique: tuer le père; un niveau de la symbolique du cinéma : la nouvelle
génération du cinéma se débarrasse de l’ancienne génération, et prend sa place.
L’autre
fin est un clin d’oeil humoristique sur le commerce; une anticipation sur les
critique futures. Derkaoui semble nous dire: vous dites que mon film est
commercial, eh bien moi aussi je fais mon shopping et je baisse le rideau.
Question d’en rire (Marrakech 2001).
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