Filmer la mémoire
Bakrim et J.-M. Teno à Yaoundé
Une feuille dans le vent de Jean-Marie Teno a décroché au mois de juillet dernier, le Prix
du meilleur documentaire lors du festival Ecrans noirs de Yaoundé. Ancien
journaliste, J.-M. Teno s’engage dans le cinéma porté par des ambitions et
surtout par un vaste projet, celui de témoigner ou plutôt d’interpeller les
acteurs de l’histoire contemporaine de son pays ; d’interroger des pans
entiers de la mémoire oubliée. De l’historien du quotidien, qui définit le
journaliste, il passe au décryptage des images africaines en les réhabilitant à
l’écran. Il est venu alors au documentaire en toute logique ; prolongeant
son action de journaliste par d’autres moyens ; ceux du langage
cinématographique ; ceux de l’image et du son ; les moyens désormais incontournables de notre modernité,
ceux qui étaient l’exclusivité de l’autre.
Il pose ainsi une question fondamentale, celle du regard, du point de
vue, du montage…la caméra en effet n’est plus neutre, il participe d’une
entreprise générale dont Teno fait son credo ; décliner un point de vue
africain sur les archives et les images africaines ; entamer un travail de
montage à partir du point de vue d’une mémoire longtemps ignorée voire tout
simplement blessée, car amputée. Dans ses films, il aborde une thématique
diversifiée, mais toujours ancrée dans un référentiel précis : social par
exemple la problématique de l’eau ou sociétal et culturel / interculturel, avec
les rapports à l’autre ; l’autre dans le temps, à savoir tout le legs
ancestral et historique ou l’autre dans l’espace, à savoir « le
blanc » et la question de l’altérité qu’il amène.
Avec Une feuille dans le vent, il s’agit justement d’un retour sur un moment crucial de
l’histoire contemporaine du Cameroun avec en filigrane cette interrogation qui
en cache d’autres : que sont les héros de nos indépendances devenus ?
Voire tout simplement : qu’avons-nous fait de nos indépendances ? Le
film s’inscritalors dans cette double logique citoyenne et artistique.
A un premier niveau, le film est le récit de la vie, plus que
tumultueuse, elle confine carrément à un destin
tragique, de la jeune Ernestine qui n’est autre que la fille de Ernest
Ouandié héros du mouvement de libération nationale, leader historique de l’UPC
(Union des populations du Cameroun) ; mouvement politique fondé en 1948 et
qui a conduit le mouvement d’accès à l’indépendance. Sauf que Ernest Ouandié,
éternelle rebelle, choisit à l’orée des années 60, la dissidence et rejoignit
le maquis. Arrêté, il sera fusillé le 15 janvier 1971. Entre temps, il aura eu une
fille, Ernestine qu’il ne verra jamais, de sa femme d’origine ghanéenne.
Celle-ci avait choisi, dès le début des années 60, l’exil et de refaire sa vie.
C’est Ernestine qui fera les frais de ce drame où se conjuguent destin
individuel et destinées collectives. Elle sera abandonnée par sa mère à l’âge
de 10 ans. Elle va souffrir le martyr lors de ces années d’errance sans cap.
En 1991, l’assemblée nationale du Cameroun tente une réconciliation avec l’histoire du
pays en réhabilitant la mémoire des hommes de l’indépendance. Ernest Ouandié
sera proclamé Héros national…mais le mal est fait. Il demeure un paria, un
fantôme condamné à l’exil. Sa fille, sortie de son drame personnel rentre au
pays pour retrouver ses racines et retrouver la mémoire de son père
constitutive de la mémoire du pays. Elle se heurtera à un mur fait de
silence, de peur et de préjugés.
Jean-Marie Teno rencontre la jeune femme en 2004. La
rencontre fut inopinée ; « je n’étais pas du tout prêt du point de
vue strict de la production, à un tournage dans les normes » nous dit le
cinéaste. Le matériel n’était pas disponible sur place. « Mais je ne
voulais pas rater cette occasion et j’ai tourné alors avec le matériel dont je
disposai ». Le cinéma comme la vie est fait de hasards, souvent heureux.
Et les Américains aiment dire que si la fiction est l’œuvre du cinéaste, de l’auteur
le documentaire est l’œuvre de Dieu…
C’est ainsi donc qu’avec un strict minimum Teno monte un
dispositif de captation de la parole au diapason du sujet qu’il traite. Centré
sur le discours de sa protagoniste, le film a recours rarement aux images
d’archives pour contextualiser certains propos qui renvoient à l’histoire.
Ernestine est au centre de l’image, au centre du récit. Filmée de face en
légère contre-prolongée, regard à la caméra. Nul artifice de mise en scène ne
vient surcharger le discours qui émane de cette voix qui parle au nom de
l’histoire. De temps en temps, de légers moments de caméra rappellent le dispositif d’énonciation. Le récepteur est
impliqué par ce regard, par cette voix. Il est invité à un partenariat de sens.
La logique temporelle du film respecte le rythme du récit oral émaillé de
pause, de silences éloquents. La parole de la jeune femme émane d’un cadre aux apparences fermées, le sujet est filmé dos
au mur. Impression renforcée par les grilles de la fenêtre. Impressions
seulement, car très vite le regard est orienté vers un hors champ visuel
émanant du reflet sur les vitres de la fenêtre. Et surtout avec la présence
d’un hors champ sonore très riche (bruits d’une cour de maison, de la forêt
proche)) qui renvoie à la vie. L’espace de la parole qui semble être un
enfermement est élargi par l’irruption de cet hors champ qui dit une forme de
perspective, brisant l’étau que la grande histoire impose à l’histoire des gens
simples. Le film en effet n’est pas un reportage sur un cas de figure, sur un exemple
de victime. C’est essentiellement un travail de cinéma sur une mémoire blessée.
Une proposition autour de la problématique : comment filmer la mémoire
A commencer par le titre ; il ouvre sur un horizon
d’attente inédit pour « le genre » documentaire. En termes de
réception, en effet, « une feuille dans le vent » neutralise en
quelque sort l’effet documentaire au bénéficie d’une réception poétique. La
fonction référentielle du titre est quasiment nulle et surtout ne renvoie
nullement au sujet traité par le film qui ne parle ni de feuille ni de vent. Il
s’agit bien au contraire du destin tragique d’une vie broyée par l’histoire. Ce
faisant, il adhère à la tonalité du discours d’Ernestine qui use d’un langage
métaphorique pour dire qu’une nation qui renie son histoire est comme une
feuille dans le vent. Elle quitte sa tige et ses racines pour disparaître sans
trace.
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