Figures féminines radicales
Quand des femmes filment des
femmes, au cinéma, cela ouvre-t-il sur des images spécifiques ? En
d’autres termes, l’image de la femme dans le cinéma fait par des femmes se
distinguent-ils par des spécificités que l’on ne retrouve pas dans les films
portés par un regard masculin ? On peut lancer une boutade pour résumer
autrement la problématique : y a-t-il des personnages féminins méchants
dans des films réalisés par des femmes ? Certainement. Mais la question ne
se réduit pas au système des personnages qui fondent une dramaturgie mais
touche à l’ensemble de l’esthétique. Le rendu d’un directeur de photo dirigé
par une femme se distingue-t-il de celui dirigé par un homme ? Y a –t-il
une touche féminine dans le traitement de l’image de la femme ? Très tôt
la question a été abordée.
Et la réponse qui nous vient de l’histoire du
cinéma nous dit que le regard le plus chargé d’empathie pour la femme est signé…de
Bergman, Fellini, Truffaut…des hommes qui ont si bien rendu le moment intime ou
tout simplement si bien éclairer un
visage féminin d’une manière sublime et qui transcende la distinction de genre
(Inoubliable gros plans de Renée Falconetti incarnant Jeanne d’Arc de Dreyer). Margareth
Von Trotta, la cinéaste allemande, l’une des cinéastes qui ont su justement
adopter un tempo original quand il s’agit de filmer des causes féminines avoue
sa dette à…Bergman qui l’a mise sur la voie de la création
artistique : « "Ce cinéaste est mon maître absolu. C’est
vraiment avec ses films que je me suis éveillée au cinéma et que mon désir d’en
faire a pris forme ». En 1983, elle obtient la consécration suprême à
Venise pour Les années de plomb où elle met face à face deux sœurs, l’une
journaliste, l’autre terroriste. « Deux personnages peuvent être
nécessaires pour décrire une seule personne. Pour faire voir toutes les
contradictions d’une personnalité, on peut la dédoubler au cinéma ( …)
C’est un thème classique de la littérature romantique », précise-t-elle.
En termes de choix esthétiques, c’est dans le rythme et le montage des
séquences qu’une femme ressent et expriment le rapport au temps : filmer
le gestuel d’éplucher des pommes est ainsi un choix de montage qui dit un
regard.
Au Maroc, deux films offrent une
synthèse magnifique de la gestion du temps féminin dans un cinéma féminin.
C’est L’enfant endormi de Yasmin Kessari et Sur la planche de Leila Kilani.
Deux longs métrages parmi les plus forts de la filmographie marocaine. En fait
j’aurai aimé aussi y ajouter un court métrage fort prometteur, Leur nuit de
Narrimane Yamna Faqir (2013). Trois films, trois figures féminines
radicales : Halima (Rachida Brakni) ; Badia (Sofia Issami) et Rkya
(Amale Alatrach)
Badia, la protagoniste de Sur la
planche a fait irruption dans notre paysage cinématographique comme une
météorite. A elle seule, elle est tout un programme dramatique et esthétique.
Avec ses trois autres amies, elles nous offrent une image d’une rare violence,
donc d’une rare vérité sur l’état de notre fausse modernité (il y a un trafic
de Smartphones en arrière fond du drame) ; dans un prégénérique lapidaire, elle se charge
d'énoncer, face caméra, en gros plan,
leurs cinq commandements : "Je ne vole pas : je me rembourse. Je ne
cambriole pas : je récupère. Je ne trafique pas : je commerce. Je ne me
prostitue pas : je m'invite. Je ne mens pas : je suis déjà ce que je serai. Je
suis juste en avance sur la vérité : la mienne."
Yasmine Kessari, Laila Kilani,
Narrimane Faqir, trois regards, trois mises en scène du regard dans un temps
propre. Un temps féminin comme le décrit Barthes dans Fragment d'un discours
amoureux. Un temps immobile ou répétitif.
Le temps immobile de l’absence dans L’enfant
endormi ; Zineb et Halima confrontées à la séparation (conséquence de
l’immigration masculine) sont filmées au quotidien. Le corps reclus face à un
espace désertique. La caméra de Yasmine Kessari capte les détails qui disent la
blessure intérieure avant que le corps déclenche sa propre révolte (les crises
de Halima)
Le temps dichotomique de Badia dans Sur la
planche. Une vie en deux temps : le temps du jour, à l’usine, en plan
large parmi les crevettes ; le temps de nuit, celui de la ville western,
en plan serré. Et enfin le temps dilaté
et brisé par la rupture de Rkia, l’héroïne du court métrage Leur nuit où nous
retrouvons une Amale Al Atrach comme jamais filmée. Un regard féminin ?
Mohammed Bakrim
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