Impasse d’un cinéma officiel
Vaincre pour vivre, M. Tazi et A. Mesnaoui, 1968
Une production prolifique en matières de
courts métrages, avec des tendances diverses, et les premières tentatives de
production « officielle » pour le long métrage de fiction : tels
pourraient être le titre générique de la décennie des années 60 du siècle
précédent. Mais avant de prolonger cet aspect du paysage cinématographique des
origines, il est utile, dans le cadre de cette approche descriptive, de rappeler
quel était le rapport des Marocains avec le cinéma à travers le prise de
l’exploitation. Et les chiffres sont éloquents…
Entre 1958 et 1969, qui est le syntagme
temporel de cette première décennie, le nombre de spectateurs est passé de
18 176 972 entrées à 26 620 796 entrées ; c’est-à-dire
qu’à la fin des années 60 le cinéma attirait trois plus le nombre de la
population marocaine, de l’époque, ou en d’autres termes, 26 fois le nombre
d’entrée aujourd’hui. La courbe des entrées va connaître un mouvement ascendant,
sauf en deux dates qui connaîtront sinon un repli du mois un tassement ;
c’est le cas de l’année 1965 et de l’année 1967 : et ce n’est pas un
hasard. L’année 1965 a été marquée par les émeutes de mars et l’année 1967 a
été l’année de la guerre dite des « six jours » entre arabes et
israéliens au moyen orient !
Pour le parc des salles de cinéma, en
1958, le Maroc comptait 156 salles de cinéma et en 1969, il en comptait 239.
Avec, pour la seule ville de Casablanca une cinquantaine de salles,
c’est-à-dire plus que le nombre d’écrans dont dispose le parc d’exploitation
aujourd’hui.
C’est dans ce contexte où le cinéma
était une composante de l’urbanité que des jeunes marocains ont décidé
d’embrasser une carrière de cinéma, sur la base d’études dans les écoles les
plus prisées du monde occidental. Une fois, les premières promotions rentrées
au pays, cela s’est répercuté sur la qualité de la production. Celle-ci quoique
relevant d’une commande étatique, leur offrait le moyen de mettre à l’épreuve
leurs avoir faire ; un savoir faire souvent porté par une vision du monde,
nombre de cinéastes était en effet membres ou compagnons de route du parti
communiste marocain et par une ambition
artistique, celle d’ancrer le langage cinématographique dans une démarche de réappropriation
critique et nourrie des éléments de la culture nationale et populaire.
Une indication majeure dans ce sens, le
dossier consacré au cinéma marocain par la revue Souffles. Revue de recherche
culturelle et artistique, fondée par des écrivains et des peintres engagés sur
la voie de la modernité, s’intéresse en effet au cinéma dès son numéro 2 en
1966. Il faut souligner que la revue
comptait déjà parmi ses collaborateurs, un cinéaste poète, Ahmed Bouanani. Il
est très présent dans le dossier qui se compose notamment, d’un document
historique, c’est le mémorandum adressé à S.M le Roi en date du premier juillet
1965 ; du texte du rapport envoyé au ministre de l’information le 20
juillet 1965 ; d’une table ronde,
animée par le directeur de la revue Abdellatif Laabi avec la participation, de
Ahmed Bouanani, de Abdellah Zerouali, M.A Tazi, M. Sekkat, Driss Karim…le
dossier est complété par un index des cinéastes marocains où nous avons
compté19 entrées, c’est-à-dire 19 cinéastes présentés d’une manière succincte.
Cette période donnera à la jeune
cinématographie marocaine, une filmographie qui apparaît aujourd’hui comme
l’âge d’or d’un format le court métrage et d’un genre, le documentaire.
On peut rapidement citer des films qui
ont marqué ces années et qui constituent des repères dans la mémoire cinéphile.
Dans la tendance socio-ethnographique on peut citer Sine Agafaye de Latif
Lahlou (1967) ; pour le documentaire de création, le poème visuel de
Moahmed Afifi, retour en Agadir (1967), Six et douze de Rechiche, Bouanani,
Tazi…on ne peut omettre dans ce rapide panorama, les premières tentatives de
fiction signée Larbi Bennani, Abdelaziz Ramdani et Ahmed Mesnaoui ; c’est
le cas de Nuits andalouses (1963) de Larbi Bennani qui connaîtra une brillante
carrière internationale, porté par les autorités de l’époque comme symbole d’un
cinéma qui exprime une culture.
L’Etat va effectivement va mener une
tentative de donner un coup d’accélérateur à un cinéma inscrit dans le sillage
de la grande consommation en produisant des longs métrages. Sous la houlette du
ministre de l’information de l’époque, un festival de cinéma méditerranéen a
été programmé pour l’année 1968. Pour être présent avec des films dans les
normes et les standards internationaux, le CCM va s’atteler à la production de
deux longs métrages de fiction : Quand mûrissent les dates de A. Ramdani
et L. Bennani et Vaincre pour vivre de A. Mesnaoui et M. Tazi. En termes de
tournage, Quand mûrissent les dates fut le premier film marocain à être produit
dans les normes professionnelles ; mais en termes de sortie c’est Vaincre
pour vivre qui lui damera le pion et sera à juste titre le premier long métrage
marocain de fiction. C’est une question technique qui explique cette situation,
tourné en premier mais en couleurs, Quand mûrissent les dates fut envoyé en
Europe pour son développement alors que Vaincre pour vivre tourné en noir et
blanc fut terminé sur place et parvint ainsi à sortir le premier.
C’est donc en 1968 que Vaincre pour
vivre ouvre la voie à la production cinématographique de long métrage. Né d’une
volonté officielle de marquer la présence du pays, il ne fut dans son approche
artistique animé d’aucune ambition spécifique. Il est écrit dans la perspective
d’offrir un modèle local du mélodrame en vogue dans les salles
commerciales : le récit reprend le schéma canonique du héros issu d’un
milieu modeste animé du désir de devenir musicien ; il est appelé à
affronter des obstacles à commencer par le père, à quitter le giron familial
vers la grande ville, pour finalement rencontrer la femme de sa vie (riche
forcément) et la gloire. Pour ce faire, on invita un chanteur, Abdelouhab
Doukkali pour incarner le personnage de Karim, le premier jeune héros de notre
cinématographie moderne.
Cette voie imposée d’en haut, ne fera
pas long feu. La première velléité d’un cinéma commercial né dans le giron de
l’Etat connaîtra un cuisant échec, public et critique. Le cinéma marocain,
notamment à partir des années 70, optera pour d’autres choix qui feront sa
spécificité et signeront sa marque sur la base de son indépendance quitte à
forcer plus tard un soutien public.
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