mercredi 18 mars 2015

Pour un cinéma pauvre

Pour un cinéma alternatif, low cost !
Mohammed Bakrim

« J'ai appris, il y a longtemps, qu'il y a un seul endroit où on peut faire changer les choses : c'est dans la façon de faire des films, disons dans le cinéma. C'est un petit monde. Ce n'est pas un individu seul, c'est une cellule vivante de société. Comme cette fameuse cellule qui sert à tout le monde, la Bacteria »…
J.L. Godard





Où il s’agit d’border le festival national comme un lieu de sens, comme un espace discursif. Cela passe fondamentalement par le discours émanant des images qui ont circulé dans le festival ; celles des films en compétition officielle en l’occurrence mais aussi en interrogeant différents lieux de production et de circulation de discours. La liste, non exhaustive, nous permet ainsi de relever qu’il y a la salle de cinéma avec le discours des films (compilant de l’iconique et du verbal) ; la salle des conférences de presse autour des films ; les tables rondes (organisées par l’institution en charge du festival mais aussi par des associations partenaires), les bribes de discussions échangées ici et là notamment des espaces publics comme les cafés, les pauses de restauration…et ailleurs. Bref, il y a de la matière à glaner et des signes à décrypter.
L’essentiel réside cependant dans la réception des films ; la finalité première du festival étant de dresser un bilan de santé du cinéma marocain à travers la production d’une année. Les 15 films proposés, pour cette édition 2015, au jury présidé par Mohammed Berrada ont constitué un corpus que l’on peut aborder à travers plusieurs paramètres. A commencer par celui de l’évolution générationnelle : cette édition confirme à ce propos ce que nous avions émis il y a quelques temps comme hypothèse d’analyse du cinéma marocain, à savoir la prise de pouvoir au sein de la production cinématographique d’une nouvelle génération issue grosso modo de cette première décennie des années 2000. Il y a une mutation en profondeur qui s’opère à ce propos et que le palmarès viendra confirmer (Mohamed Mouftakir en étant cette fois la figure emblématique). Il y a un déplacement stratégique qui s’opère nourri en particulier par la mutation numérique et par la télévision : à Tanger ce sont les enfants du numérique et de la télévision qui ont marqué le festival. Dans quel sens ?
Traçons d’abord quelques grandes lignes directrices. Sur les 15 films programmés en compétition officielle, nous retrouvons un découpage qui tourne autour de trois grandes tendances : un cinéma de divertissement au sens large où nous retrouvons les habitués du genre : Le coq de Abdellah Ferkouss, Les transporteurs de Saïd Naciri, Un pari pimenté de Mohamed Karrat, Khnifsset rmad de Sanae Akroud. Films auxquels on peut adjoindre sur un registre différent Dallas de Mohamed Ali Mejboud et Karyan Bollyood de Yassine Fennane. La trame essentielle étant bâtie sur la base de la comédie. A différentes variantes et à affiner par l’analyse (Karrat se distingue par exemple largement de Ferkouss).
De l’autre côté de l’échiquier, nous retrouvons un cinéma que nous qualifions, faute de mieux de cinéma d’auteur au sens classique (Saïd Naciri est aussi un auteur à sa manière). La nuit entrouverte de Tala Hadid, La moitié du ciel Abdelkader Lagtaâ, L’orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir, Agadir express de Youssef Fadel et le documentaire Rif 1958-1959 de Tarik El Idriss.
Arrivent ensuite ce qui pourrait constituer notre « cinéma du milieu », des films inscrits dans des schémas narratifs classiques, portés par un scénario explicite se revendiquant, grosso modo, du mélodrame et avec un recours affiché aux vedettes du moment : Les feuilles mortes de Younes Reggab, Aida de Driss Mrini, Chaïbia de Youssef Britel, L’écharpe rouge de Mohamed Lyousnsi.
Mais très vite ces cases vont dévoiler d’autres recoupements et d’autres caractéristiques qui font que d’une manière ou d’une autre cette édition est l’indice de quelque chose qui bouscule les modes d’expression du cinéma marocain dans sa dimension artistique. Il y indéniablement l’empreinte cathodique dans la démarche qui porte un certain nombre de films : on a parlé d’un festival de téléfilms bis. Le traitement standard de l’image, la clôture du récit…une approche consensuelle des thèmes abordés.
En se référant aux théories de la réception, notamment aux travaux de Jauss, qui distinguent deux types d’œuvres. D’abord celles qui satisfont entièrement l’attente du récepteur en étant conformes à un modèle dépourvues d’innovation ; en l’occurrence ici, il s’agit d’un certain nombre de films, la majorité, qui ont puisé dans la rhétorique visuelle de la télévision en reprenant la grammaire de base du téléfilm. Les spectateurs de la salle Roxy de Tanger ont retrouvé des modes de narration, des styles de jeu déjà balisés par le récit cathodique. Certains films (Les feuilles mortes, Aida et Chaïbia) ont tenté de trouver une parade en tablant sur un travail de l’image ; mais une belle image ne peut sauver un film. La meilleure image est celle qui ne se laisse pas voir ; c’est comme pour la musique, il ne s’agit pas de béquilles qui viennent porter secours à un corps malade ou une couche de cosmétique qui vient camoufler des lacunes dramatiques voire techniques. Un directeur de photo international précise à ce propos : « je ne vais pas au cinéma pour voir de la belle photographie ». Son verdict est encore plus tranché : « Je ne pense pas qu’on puisse faire un « beau » plan dans une œuvre médiocre » !
L’autre type d’œuvres relevé par Jauss est celles justement qui transgressent les normes et bousculent l’horizon d’attente du récepteur. C’est ce que nous attendions de la nouvelle génération arrivée en massé à Tanger ; je rappelle que près de la moitié des films engagés sont des premières œuvres. On attendait de l’audace, de l’imagination et des prouesses dans les modes de fabrication du récit et même de production des films. Seules confirmations de ceux que nous soutenions déjà. A des degrés divers nous avons eu des films qui ont tenté l’aventure artistique ; au niveau de la remise en question du récit linéaire avec La nuit entrouverte ; au niveau de l’univers de référence dans le cas de Karyan Bollyood et Dallas et au niveau thématique et discursif avec L’orchestre des aveugles…
Dallas, premier long métrage de Mohamed Ali Mejboud offre dans ce sens, dans une structure de mise en abyme, une sorte de bilan global du cinéma marocain. Son film étant le récit de la fabrication d’un film ; c’est un regard distancié, par le biais de la comédie et se proposant comme une satire, mais acerbe de l’état des lieux d’une profession qui s’offre ici un miroir accablant.  Ce n’est pas un hasard si c’est un jeune issu de la nouvelle génération qui invite le cinéma à cet exercice salvateur : il nous fait sourire mais nous invite surtout à réfléchir.
L’occasion pour nous d’ouvrir un autre débat. Quel cinéma aujourd’hui dans le contexte très spécifique que traverse notre société (crise économique, crise des valeurs, conflits identitaires). Nous pensons que les conditions générationnelles et techniques sont mûres pour passer à un autre mode de production du cinéma. C’est-à-dire de passer à une autre économie politique du cinéma qui passe par de nouvelles formules de production pour, dans un même mouvement, établir de nouvelles formes de raconter, de proposer des images. Est-ce un hasard si un cinéaste a fonctionné comme hors champ du festival : Hicham Lasri. Il était absent de Tanger mais il était presque en même temps sur deux fronts avec deux films qui sont en quelque sorte le contre-champ esthétique et économique du cinéma marocain dominant. The sea is behind a été sélectionné à la section panorama de la Berlinale et C’est eux les chiens a remporté le prix de l’image (sic) au Fespaco !  Le dispositif qu’il met en place, économiquement et techniquement finit par générer une manière de faire du cinéma qui verse de l’eau dans le moulin de la révolution culturelle à laquelle nous appelons au sein du champ cinématographique. Fissures de Hicham Ayouch va un peu dans le même sens.
En somme un cinéma alternatif qui tranche avec le modèle dominant qui est lui-même un sous-produit du modèle dominant à l’échelle mondiale. Un cinéma alternatif qui part d’un constat : chaque année le fonds d’aide au cinéma, devenu avances sur recettes, investit 60 millions de dirhams dans la production de films. Au final, ce sont à peine près de 400 000 spectateurs marocains qui arrivent à voir ces films. Une bonne partie de ces films produits grâce à l’avance sur recettes arrivent difficilement à assurer une sortie commerciale.  Certains ne sortent jamais !
Il y a un réel blocage parce que le système qui a donné un certain nombre de résultats positifs s’est enfermé dans une logique du marché. « Le marché fonctionne pour ne pas marcher ; il empêche que les films et les spectateurs se rencontrent » dixit J.L Comolli qui ajoute : « le marché entretient des barrières commerciales, des inégalités d’accès aux films, nourrit des problèmes de diffusion et de distribution ».
Une logique implacable qu’on ne peut évacuer par des initiatives de marketing mais bel et bien par une riposte culturelle et esthétique radicale, celle de briser cette logique en préconisant un cinéma alternatif. Un cinéma qui commence à émerger de nouveau ici et là, en Espagne dans le sillage de la crise, en Afrique noire (Le Nigéria, le Burkina Faso).  Un cinéma nouveau avec une économie nouvelle : des films peu coûteux (lowcost) avec des budgets élaborés sur de nouvelles bases moins comptables et plus culturelles. Des films à 5, 6, 7 voire 9 et 10 millions de dirhams, c’est un luxe de trop dans notre contexte. Un cinéma nouveau avec de nouveaux rapports de travail au sein des équipes réduites organisées en coopératives de production avec un partage de travail qui privilégie les compétences pluridisciplinaires (Dallas de M.A Mejboud nous donne une caricature de la sophistication inutile des équipes de tournages !) ; des comédiens engagés comme partenaires et non comme salariés…et des réseaux de distribution adaptés à la nouvelle réalité de consommation des images (DVD, les cyber-réseaux…)
Parmi les révolutions précédentes dans l’histoire du cinéma, il y a eu La nouvelle vague qu’on a taxée « de cinéma pauvre fait par des gosses de riches ».  La nouvelle vague marocaine sera aussi un cinéma pauvre, dans son mode de production, riche dans son ouverture sur son public ; enfin.



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