Pour
un cinéma alternatif, low cost !
Mohammed Bakrim
« J'ai
appris, il y a longtemps, qu'il y a un seul endroit où on peut faire changer
les choses : c'est dans la façon de faire des films, disons dans le cinéma.
C'est un petit monde. Ce n'est pas un individu seul, c'est une cellule vivante
de société. Comme cette fameuse cellule qui sert à tout le monde, la Bacteria »…
J.L. Godard
Où il s’agit d’border le
festival national comme un lieu de sens, comme un espace discursif. Cela passe
fondamentalement par le discours émanant des images qui ont circulé dans le festival ;
celles des films en compétition officielle en l’occurrence mais aussi en
interrogeant différents lieux de production et de circulation de discours. La
liste, non exhaustive, nous permet ainsi de relever qu’il y a la salle de
cinéma avec le discours des films (compilant de l’iconique et du verbal) ;
la salle des conférences de presse autour des films ; les tables rondes
(organisées par l’institution en charge du festival mais aussi par des associations
partenaires), les bribes de discussions échangées ici et là notamment des espaces
publics comme les cafés, les pauses de restauration…et ailleurs. Bref, il y a
de la matière à glaner et des signes à décrypter.
L’essentiel réside cependant
dans la réception des films ; la finalité première du festival étant de
dresser un bilan de santé du cinéma marocain à travers la production d’une
année. Les 15 films proposés, pour cette édition 2015, au jury présidé par
Mohammed Berrada ont constitué un corpus que l’on peut aborder à travers
plusieurs paramètres. A commencer par celui de l’évolution
générationnelle : cette édition confirme à ce propos ce que nous avions
émis il y a quelques temps comme hypothèse d’analyse du cinéma marocain, à
savoir la prise de pouvoir au sein de la production cinématographique d’une
nouvelle génération issue grosso modo de cette première décennie des années
2000. Il y a une mutation en profondeur qui s’opère à ce propos et que le
palmarès viendra confirmer (Mohamed Mouftakir en étant cette fois la figure
emblématique). Il y a un déplacement stratégique qui s’opère nourri en
particulier par la mutation numérique et par la télévision : à Tanger ce
sont les enfants du numérique et de la télévision qui ont marqué le festival.
Dans quel sens ?
Traçons d’abord quelques
grandes lignes directrices. Sur les 15 films programmés en compétition
officielle, nous retrouvons un découpage qui tourne autour de trois grandes
tendances : un cinéma de divertissement au sens large où nous retrouvons
les habitués du genre : Le coq de Abdellah Ferkouss, Les transporteurs de
Saïd Naciri, Un pari pimenté de Mohamed Karrat, Khnifsset rmad de Sanae Akroud.
Films auxquels on peut adjoindre sur un registre différent Dallas de Mohamed
Ali Mejboud et Karyan Bollyood de Yassine Fennane. La trame essentielle étant
bâtie sur la base de la comédie. A différentes variantes et à affiner par
l’analyse (Karrat se distingue par exemple largement de Ferkouss).
De l’autre côté de l’échiquier,
nous retrouvons un cinéma que nous qualifions, faute de mieux de cinéma d’auteur
au sens classique (Saïd Naciri est aussi un auteur à sa manière). La nuit
entrouverte de Tala Hadid, La moitié du ciel Abdelkader Lagtaâ, L’orchestre des
aveugles de Mohamed Mouftakir, Agadir express de Youssef Fadel et le
documentaire Rif 1958-1959 de Tarik El Idriss.
Arrivent ensuite ce qui
pourrait constituer notre « cinéma du milieu », des films inscrits
dans des schémas narratifs classiques, portés par un scénario explicite se revendiquant,
grosso modo, du mélodrame et avec un recours affiché aux vedettes du
moment : Les feuilles mortes de Younes Reggab, Aida de Driss Mrini,
Chaïbia de Youssef Britel, L’écharpe rouge de Mohamed Lyousnsi.
Mais très vite ces cases vont
dévoiler d’autres recoupements et d’autres caractéristiques qui font que d’une
manière ou d’une autre cette édition est l’indice de quelque chose qui bouscule
les modes d’expression du cinéma marocain dans sa dimension artistique. Il y
indéniablement l’empreinte cathodique dans la démarche qui porte un certain
nombre de films : on a parlé d’un festival de téléfilms bis. Le traitement
standard de l’image, la clôture du récit…une approche consensuelle des thèmes
abordés.
En se référant aux théories de
la réception, notamment aux travaux de Jauss, qui distinguent deux types
d’œuvres. D’abord celles qui satisfont entièrement l’attente du récepteur en
étant conformes à un modèle dépourvues d’innovation ; en l’occurrence ici,
il s’agit d’un certain nombre de films, la majorité, qui ont puisé dans la
rhétorique visuelle de la télévision en reprenant la grammaire de base du
téléfilm. Les spectateurs de la salle Roxy de Tanger ont retrouvé des modes de
narration, des styles de jeu déjà balisés par le récit cathodique. Certains films
(Les feuilles mortes, Aida et Chaïbia) ont tenté de trouver une parade en
tablant sur un travail de l’image ; mais une belle image ne peut sauver un
film. La meilleure image est celle qui ne se laisse pas voir ; c’est comme
pour la musique, il ne s’agit pas de béquilles qui viennent porter secours à un
corps malade ou une couche de cosmétique qui vient camoufler des lacunes
dramatiques voire techniques. Un directeur de photo international précise à ce
propos : « je ne vais pas au cinéma pour voir de la belle photographie ».
Son verdict est encore plus tranché : « Je ne pense pas qu’on puisse
faire un « beau » plan dans une œuvre médiocre » !
L’autre type d’œuvres relevé par
Jauss est celles justement qui transgressent les normes et bousculent l’horizon
d’attente du récepteur. C’est ce que nous attendions de la nouvelle génération
arrivée en massé à Tanger ; je rappelle que près de la moitié des films
engagés sont des premières œuvres. On attendait de l’audace, de l’imagination
et des prouesses dans les modes de fabrication du récit et même de production
des films. Seules confirmations de ceux que nous soutenions déjà. A des degrés
divers nous avons eu des films qui ont tenté l’aventure artistique ; au
niveau de la remise en question du récit linéaire avec La nuit
entrouverte ; au niveau de l’univers de référence dans le cas de Karyan
Bollyood et Dallas et au niveau thématique et discursif avec L’orchestre des
aveugles…
Dallas, premier long métrage
de Mohamed Ali Mejboud offre dans ce sens, dans une structure de mise en abyme,
une sorte de bilan global du cinéma marocain. Son film étant le récit de la
fabrication d’un film ; c’est un regard distancié, par le biais de la comédie
et se proposant comme une satire, mais acerbe de l’état des lieux d’une
profession qui s’offre ici un miroir accablant.
Ce n’est pas un hasard si c’est un jeune issu de la nouvelle génération
qui invite le cinéma à cet exercice salvateur : il nous fait sourire mais
nous invite surtout à réfléchir.
L’occasion pour nous d’ouvrir
un autre débat. Quel cinéma aujourd’hui dans le contexte très spécifique que
traverse notre société (crise économique, crise des valeurs, conflits
identitaires). Nous pensons que les conditions générationnelles et techniques sont
mûres pour passer à un autre mode de production du cinéma. C’est-à-dire de
passer à une autre économie politique du cinéma qui passe par de nouvelles
formules de production pour, dans un même mouvement, établir de nouvelles
formes de raconter, de proposer des images. Est-ce un hasard si un cinéaste a
fonctionné comme hors champ du festival : Hicham Lasri. Il était absent de
Tanger mais il était presque en même temps sur deux fronts avec deux films qui
sont en quelque sorte le contre-champ esthétique et économique du cinéma
marocain dominant. The sea is behind a été sélectionné à la section panorama de
la Berlinale et C’est eux les chiens a remporté le prix de l’image (sic) au Fespaco ! Le dispositif qu’il met en place,
économiquement et techniquement finit par générer une manière de faire du
cinéma qui verse de l’eau dans le moulin de la révolution culturelle à laquelle
nous appelons au sein du champ cinématographique. Fissures de Hicham Ayouch va
un peu dans le même sens.
En somme un cinéma alternatif
qui tranche avec le modèle dominant qui est lui-même un sous-produit du modèle
dominant à l’échelle mondiale. Un cinéma alternatif qui part d’un
constat : chaque année le fonds d’aide au cinéma, devenu avances sur
recettes, investit 60 millions de dirhams dans la production de films. Au final,
ce sont à peine près de 400 000 spectateurs marocains qui arrivent à voir
ces films. Une bonne partie de ces films produits grâce à l’avance sur recettes
arrivent difficilement à assurer une sortie commerciale. Certains ne sortent jamais !
Il y a un réel blocage parce
que le système qui a donné un certain nombre de résultats positifs s’est
enfermé dans une logique du marché. « Le marché fonctionne pour ne pas
marcher ; il empêche que les films et les spectateurs se
rencontrent » dixit J.L Comolli qui ajoute : « le marché
entretient des barrières commerciales, des inégalités d’accès aux films,
nourrit des problèmes de diffusion et de distribution ».
Une logique implacable qu’on
ne peut évacuer par des initiatives de marketing mais bel et bien par une riposte
culturelle et esthétique radicale, celle de briser cette logique en préconisant
un cinéma alternatif. Un cinéma qui commence à émerger de nouveau ici et là, en
Espagne dans le sillage de la crise, en Afrique noire (Le Nigéria, le Burkina
Faso). Un cinéma nouveau avec une
économie nouvelle : des films peu coûteux (lowcost) avec des budgets
élaborés sur de nouvelles bases moins comptables et plus culturelles. Des
films à 5, 6, 7 voire 9 et 10 millions de dirhams, c’est un luxe de trop dans
notre contexte. Un cinéma nouveau avec de nouveaux rapports de travail au sein
des équipes réduites organisées en coopératives de production avec un partage
de travail qui privilégie les compétences pluridisciplinaires (Dallas de M.A
Mejboud nous donne une caricature de la sophistication inutile des équipes de
tournages !) ; des comédiens engagés comme partenaires et non comme
salariés…et des réseaux de distribution adaptés à la nouvelle réalité de
consommation des images (DVD, les cyber-réseaux…)
Parmi les révolutions
précédentes dans l’histoire du cinéma, il y a eu La nouvelle vague qu’on a taxée
« de cinéma pauvre fait par des gosses de riches ». La nouvelle vague marocaine sera aussi un
cinéma pauvre, dans son mode de production, riche dans son ouverture sur son
public ; enfin.
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