Le film
est une carte qu’on lit
Le hasard du calendrier fait
(parfois) bien les choses : à la veille de la journée du 8 mars, à une
semaine presque jour pour jour, la cinéaste marocaine Tala Hadid a offert à la
femme marocaine un joli cadeau en décrochant le grand prix du festival national
du film, pour son premier long métrage, The narrow frame of midnight. Tala
Hadid rejoint ainsi dans l’histoire, ses consœurs qui l’ont précédée à la
première place du podium du Festival national. Il faut remonter en effet à
1998, à Casablanca pour retrouver la première femme à avoir décroché le Grand
prix ; ce fut avec Fatéma Jebli Elouazzani et son film Dans la maison de
mon père. La suite viendra avec Yasmine Kessari qui obtient cette consécration
en 2005 avec L’enfant endormi. Le relais sera repris avec Laila Kilani en 2012
qui voit son film Sur la planche récompensé par le grand prix. Quatre femmes
qui ont marqué l’histoire du festival national du film par des œuvres fortes
ayant forgé leur triomphe non pas par « discrimination positive »
mais par leur double engagement au service du récit et de l’esthétique. Elles
ont aussi un point commun, être l’émanation de ce Maroc pluriel, sans
frontières géographiques, toutes sont issues de la diaspora : Fatéma Jebli
et Yasmine KLessari en Belgique, Leila Kilani en Farnce…
Tala Hadid prolonge cet héritage
culturel, artistique et cinéphile. Elle est issue du monde ! Elle est,
dans sa biographie et dans sa démarche culturelle et cinéphile, l’incarnation
d’un monde globalisé si j’ose dire, puisqu’elle est née à Londres, a étudié aux
Usa et mène des recherches partout où le cinéma bouge. Aujourd’hui elle a
choisi le retour aux sources en s’installant à Marrakech, ayant un coup de cœur
pour le sud profond, celui du Souss et des montages de l’Anti-Atlas. Son film
au titre énigmatique The narrow frame of midnight, tantôt traduit par la nuit
entrouverte, tantôt par le cadre étroit de minuit et repris en arabe par
« itar allail, le cadre de la nuit », est à son image ; il n’est
pas linéaire ; il se situe en effet aux antipodes du cinéma dominant
puisque le récit qu’il nous propose est en même temps une réflexion visuelle
sur le cinéma, sur la remise en question de la narration classique. Pour faire
vite, c’est un cinéma de la pensée qui produit des concepts intellectuels à
partir de concepts visuels…Autour d’un très bon thé tangérois à la cafétéria de
la cinémathèque Rif, elle me dit autrement cette démarche : le film est
une carte, qu’il faut lire en tant que tel. Pour ma part je souligne : le
film de tala Hadid est autant à voir qu’à lire. Elle fait œuvre didactique à
l’heure du tout-image et de la youtibisation de la réception visuelle ; en
amenant le spectateur à sortir de soi, à se poser des questions
fondatrices : qu’est-ce que je vois ? Comment ce que je vois m’est-il
montré ? Comment ces images se distinguent-elles de celles que je vois sur
différents écrans… ? C’est pourqoui son film divise ; dérange.
Lors de son triomphe, largement
mérité à Tanger, les préposés aux frontières, les douaniers du cinéma ont
commencé à chercher dans son passeport pour titrer qu’ « un film
irakien a gagné à Tanger », dévoilant encore plus la misère du discours
médiatique sur le cinéma. Et qui trahit encore davantage le niveau du débat
qu’on cherche à imposer au cinéma marocain : « un jury
marocain » ; « un film marocain »…Exprimer cela à Tanger,
la ville cosmopolite est une contradiction absurde ; quand on n’a pas
d’idées on puise dans le prêt à porter…Tanger qui en 1995 accueillit les jeunes
cinéastes de la diaspora qui donnèrent un coup d’accélérateur à un cinéma déjà
prometteur. Tanger que Tala Hadid connaît bien : « c’est la
ville de ma grand-mère » aime-t-elle dire.
Là, où elle avait participé d’une manière fort remarquée par son premier court métrage, le magnifique Tes cheveux noirs Ihssane ayant décroché deux prix au festival du court métrage méditerranéen en 2006 (Prix du jury et prix de la meilleure interprétation féminine pour Naima Bouzid) et en 2007, une mention spéciale au festival national du film.
avec Tala à Tanger en 2006
Là, où elle avait participé d’une manière fort remarquée par son premier court métrage, le magnifique Tes cheveux noirs Ihssane ayant décroché deux prix au festival du court métrage méditerranéen en 2006 (Prix du jury et prix de la meilleure interprétation féminine pour Naima Bouzid) et en 2007, une mention spéciale au festival national du film.
Rencontrer Tala Hadid est
toujours un moment d’échange intense. Cela remonte déjà au temps de son court
métrage où on avait lancé des pistes de réflexion sur le cinéma aujourd’hui
face au flux des images. Sirotant avec appétit son thé sucré, elle continue à
défendre la même approche. J’aime son français émaillé d’anglais et de
références théoriques. Je l’interroge sur le point de départ de son film.
« Le déclic ? Il était déjà là ; le 11 septembre, la guerre en
Irak… les personnages de mon film, Zakaria, Aïcha existaient déjà ; ils
sortent comme des fantômes ». Cette réflexion me plonge dans un
flashback : Zakaria, le personnage central de son long métrage, n’est-ce
pas cette ombre qui hante son premier court métrage ; « ce fantôme »
sorti de nulle part, qui est venu partir sur les traces de sa mère ; il
n’a même pas de nom, le synopsis parle d’un homme ayant vécu longtemps en
Europe. C’est le Zakaria de La nuit entrouverte ; il arrive sans crier
gare ; et c’est le départ d’une quête. Les images dialoguent avec des
figures cinématographiques récurrentes : travelling d’accompagnement, plan
serré, caméra en plongée…là-bas c’est la recherche de la mère ; ici c’est
la quête d’un frère disparu. « Non ce n’est pas un film sur l’Irak,
ni sur la Syrie…c’est une lecture réductrice ; c’est plutôt une
topographie d’un terrain qui change. Mais c’est vrai chaque lecture du film est
contextualisée par l’actualité du temps de sa réception. C’est un film ouvert.
Un prisme ». La critique idéologique du film s’est focalisée sur certaines
images fortes comme celles –atroces- de la morgue ou celles très ambiguës de la
fin, mais c’est une manière d’évacuer tout le travail en amont qui invite à une
démarche distanciée. Le film très brechtien en refusant de suivre un schéma
linéaire. Il fait entrecroiser des récits aux apparences opposées : Aïcha,
jeune fille livrée à un trafic, Judith l’amante qui attend, et Zakaria obnubilé
par la recherche de son frère. « Nous vivons aujourd’hui la tyrannie du
narratif…y compris pour un certain cinéma dit d’auteur de plus en plus enfermé
dans la logique a + b= c ; ma démarche est plutôt a + b + c ». Tala
Hadid se réclame volontiers de l’image cristal de Deleuze. Un plan ne vient pas
expliciter celui qui le précède (le principe de causalité cher au cinéma
narratif dominant) ; il le développe dans une autre image, l’image
mentale. L’actuel et le virtuel se chevauchent ; le sens n’est jamais
assigné quelque part ; il est en fuite, à l’image des personnages.
« Je plaide en faveur d’une critique intellectuelle, dit Tala Hadid ;
elle peut ouvrir sur un carrefour de lectures multiples ; sortir des
frontières et aller vers du possible ». D’où le recours à ce titre
énigmatique. Je n’hésite pas à lui poser la question. « Oui en anglais,
cela renvoie à un moment radical ; disons minuit, le temps s’arrête et
tout devient possible ».
Soudain, je trouve le thé encore
plus délicieux. Tala en est déjà à son troisième. Sa comédienne, la très jeune
Fadwa Bojouane, arrive ; elle est accompagnée de sa maman et de sa jeune
amie. Je suis frappé par la coupe et la mise de cette jeune fille
casablancaise, mi- garçon, mi-fille ; une vraie androgyne. Tala Hadid
relevant ma curiosité me dit « ça mérite un documentaire, n’est-ce
pas ? ». Plus tard, beaucoup plus tard, après le palmarès…alors que
j’avais déjà quitté Tanger, je reçois un texto : « it’s an
ideological struggle…la lotta continua ».
Mohammed
Bakrim
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire