Identité
de l’écriture, écriture de l’identité
L’immigration/ l’émigration,
l’orthographe révèle le point de vue et instaure déjà la problématique. Parler
de l’immigration, c’est être déjà dans le territoire de l’autre, épouser son
regard, ses textes, ses lois.
L’immigration a été traitée
pendant longtemps en termes économiques, en chiffres et statistiques ;
elle est désormais la question culturelle par excellence de notre temps. Elle
est au centre des débats de la géostratégie ; elle est au cœur des
mutations qui traversent les sociétés d’accueil et posent aux sociétés
d’origine une nouvelle configuration de la question identitaire. Mutation
fondamentale l’immigration n’est plus un concept, un objet construit par le
discours des experts ; c’est un sujet social ; un acteur économique,
culturel ; elle est un lieu de production de discours ; plus encore
elle est le lieu de production de producteurs de discours : les émigrés
parlent d’eux-mêmes. Au mutisme sublimé par l’éloquence du silence des
générations précédentes succèdent une nouvelle rhétorique qui emprunte divers
supports pour accéder au statut de sujet : des musiciens, des sportifs ont
ouvert la voie ; désormais c’est autour des écrivains et surtout de
cinéastes…le discours sur l’émigration ne saurait remplacer le discours des émigrés sur eux-mêmes.
Longtemps la musique a été le
vecteur privilégié de cette parole émanant de la marge sociale et
culturelle ; depuis quelques années déjà c’est autour de productions
audiovisuelles, au sens générique, de venir enrichir cette panoplie. Une
production portée par la soif de dire le moi prohibé des écrans, d’assouvir ce
besoin de signes d’images ; le désir d’une génération née avec la télé à
la maison ; née avec le cinéma comme référent culturel incontournable dans
les sociétés d’accueil.
Une génération qui nous propose
alors très vite des films installés dans les événements, dans le factuel ;
tâtonnement du signe, errance de la mémoire, privée d’ancrage. La plupart de
ces films ont commencé comme des variations sur cette perdition où l’existence
errante, la désespérance et le vide extrêmes sont autant de promesses que de
programmes. Ouverts sur plusieurs possibles narratifs. Où tout peut
arriver ; au sens propre comme au sens figuré : de l’actualité
douloureuse des banlieues à l’esthétique beur, du roman au film, de la fiction
au documentaire, du long métrage au court. Le court justement voie royale
d’expression pour une génération qui se prend en charge pour dire son récit. A
l’instar de L’Exposé d’Ismaïl Faroukhi.
L’Exposé :
le titre de ce premier court métrage offre une certaine stabilité sémantique.
C’est un syntagme autonome (l’équivalent d’un plan fixe) ; il instaure
déjà un registre de lecture avec une première connotation didactique. En tant
que signifié du premier degré il renvoie à une production cinématographique;
mais ce signifié devient lui-même signifiant d’une lecture au deuxième degré et
renvoie par conséquent à un univers didactique, de la transmission, de
l’échange. Hypothèse confirmée par le récit développé durant les vingt minutes
du film : nous sommes en présence d’une écriture de la transparence ;
de la lisibilité. Le court métrage de Faroukhi revendique-t-il d’emblée une
posture « classique », refusant de rompre avec les normes de la
narration en vigueur ? « Est classique tout texte lisible ». Le
film en effet n’emprunte aucune voie expérimentale ; rien d’extraordinaire
ou d’éblouissant, c’est une tranche de vie ; une coupe franche dans le
quotidien d’un enfant, sa famille et son univers le plus proche. Mais ce n’est
là qu’une première impression ; un synopsis. Le film se laisse en fait
porter par une grande authenticité ; il crée une ambiance et embarque le
récepteur dans une logique de réception, dans une logique de texte. Et qui dit
texte, dit écriture, construction. Et ma foi, l’Exposé est bien construit, avec
du dit et beaucoup de non dit. Il est fait de mosaïques, de situations parfois
à peine esquissées ; de mouvements, d’attentes, d’angoisse, de jeux, de
fragments de drame. Et je dirai de promesses de tragédie, celle par exemple
inscrite virtuellement dans le programme narratif de Hafid
Sur un axe syntagmatique, l’exposé
fait défiler quatorze unités narratives
à partir d’un décompte réalisé sur la base du paramètre spatial. Un espace
narratif multiple, je ne dirai pas éclaté car il est structuré selon une
configuration homogène qui aide à restituer un monde uni, un univers
familier : la maison, la rue, l’école…je neutralise pour le moment toute
allusion à l’espace hors-champ diégétique (l’espace d’origine (le Maroc) versus
l’espace du rêve (la France, le Canada, la Mecque)…
La séquence d’ouverture est une
sorte d’exposé dans l’exposé. Elle permet en premier de découvrir des indices
du lieu de référence : un lieu, en l’occurrence une ville marquée
historiquement (la présence de monument) et culturellement (le plan de
l’église ; le son de cloche). Elle permet aussi l’entrée en lice du
protagoniste, le personnage principal ; c’est un enfant, il s’appelle
Réda. Les premières images l’instaurent dans le statut du héros ; ce n’est
pas un acteur connu, c’est d’emblée un rôle, un actant, sujet de l’énoncé, le
conducteur du récit. C’est le point d’ancrage narratif à partir duquel vont
désormais s’articuler tous les événements et tous les points de vue sur le
drame. Ce sont ces allées et venues qui dessinent la topographie du film et
c’est son action qui lui assure une dynamique. Mais très vite on s’aperçoit que
l’aire (la zone) de ses déplacements est restreinte.
L’espace narratif de l’Exposé est
un espace ouvert et limité, il est porté en fait par une logique binaire dictée
par les actants qu’il véhicule, invite ou propose. Chaque lieu du film propose
deux figures antinomiques :
La
maison
Le père =
|
Autorité
|
Distance
|
La mère =
|
Tendresse
|
Personne ressource
|
La
rue
Le frère =
|
L’autorité
|
L’envie
|
L’handicapé =
|
L’amitié
|
La communication
|
L’Ecole
L’institutrice =
|
Savoir
|
Discipline
|
Elisabeth =
|
altérité
|
Complicité
|
La maison et la classe sont dans
la perspective qui nous intéresse des lieux à forte charge symbolique.
L’univers de la dénotation s’inscrit en toute logique de récit dans une
fonction référentielle, informative permettant d’ancre le récit dans une
réalité. Mais ils nous intéressent aussi en tant que lieux textuels, lieux de
manifestations idéologiques : ils sont traversés de signes qui
s’inscrivent dans une rhétorique de l’identité : identité de l’écriture et
écriture de l’identité.
Quand la caméra entre dans la
maison (cinq occurrences), elle contribue à élaborer une poétique de l’espace,
forge « une psychologie sémantique des sites de notre vie interne ».
Elle dévoile ainsi l’organisation de cet espace exigu. Nous sommes dans un
univers d’enfermement : les portes, les murs, les couloirs, les
encombrements d’objets…nous sommes dans un paradigme de blocage, de
suppressions des issues repérables. La Maison est sans horizon. Sauf peut-être
à interroger l’imaginaire des uns et des autres. Le lieu réel est un lieu
fermé.
L’usage des portes est
particulièrement significatif : elles n’ouvrent pas sur d’autres espaces,
sur un ailleurs. Comme chez Bresson, ce sont des frontières (entre Réda et son
père notamment).
De ce lieu clos se dégage la
figure de la mère ; Nous sommes en présence alors d’un signe plein. La
mère est la figure centrale du discours identitaire. Ce n’est pas un hasard
d’ailleurs si elle constitue un signe récurrent de tout un cinéma maghrébin :
l’image inaugurale de ce cinéma n’est-elle pas la mère du Vent des Aurès. Une
figure reprise abondamment dans le cinéma de l’autre rive avec en particulier
le film Un thé au harem d’Archimède (le thé aussi est présent dans le film de
Faroukhi !). La présence de la mère n’est pas seulement sujet d’un énoncé
global mais c’est une présence qui se décline à travers une matérialité
sémiotique à travers notamment l’occupation de l’espace. Ses déplacements, ses
positions sont des indicateurs socioculturels, des opérateurs de sens à partir
de mouvements, de parcours et de rencontres. L’espace de sa représentation
filmique dessine l’espace culturel du corps féminin. L’exposé peut alors se
lire comme un exposé sur le corps féminin et sa clôture. Au sein de l’enfermement/exiguïté
générale, le corps féminin est un reclus de deuxième de degré. Un corps assigné
à résidence en l’occurrence la cuisine où la caméra ne parvient jamais à saisir
un corps en plan moyen, c’est toujours en cadrage serré. La plénitude passe à
travers d’autres vecteurs, le verbe notamment.
Le commerce des corps au sein de
cet espace trahit un échange, un partage de pouvoir et de champ. Le religieux
par exemple est investi par le père ; dans un plan fort on le voit lire le
coran, rêvant certainement d’accomplir
le pèlerinage de La Mecque (voir le décor d’une tapisserie sur le mur
restituant l’image de la Kaaba). La gestion du quotidien, l’éducation des
enfants relèvent du domaine maternel. C’est elle d’ailleurs qui se substituera
au dictionnaire pour répondre aux questions de Réda sur le Maroc pour préparer
son exposé.
La classe est l’autre lieu central
du film ; il est en position symétrique à l’espace de la maison. Mais ici,
la classe est le lieu de l’altérité, de la circulation de l’information, de l’intertextualité.
C’est le lieu doublement didactique ; d’abord par sa fonction
référentielle dans l’économie générale du récit et en outre parce que c’est
l’espace où le film produit son propre discours, sa propre didactique de
l’altérité. C’est le lieu du film où se produit un effet de morale : les
consignes, les indications de la maîtresse et un effet de culture. Le film va
en effet faire confronter la culture savante, légitimée par l’institution et la
culture anthropologique portée par les différents élèves, dans leur dire et
dans leur corps. L’école, notamment dans la tradition jacobine française vise,
par sa clôture comme dispositif de transmission, à reproduire l’enfant, comme
élève, par la mise en palce de pratiques nommées, le fameux curriculum, le façonner
en référence à une image idéale qu’il s’agit de réaliser dans la perspective
d’une intégration sociale. Ainsi Réda se voit dans l’obligation de réaliser un
exposé dans les règles : on lui donne un questionnaire pour le guider dans
sa recherche et on le renvoie à un modèle précis d’exposé.
L’enfant dans ce cadre
d’enseignement est réduit au statut d’exécutant de modèles, pur sujet
d’apprentissage intellectuel. On assiste à la négation systématique de l’enfant
comme sujet désirant : Réda veut faire un exposé sur le Canada parce que
c’est ce qui le motive et ce qui le relie avec son frère. L’institutrice le
ramène à sa réalité socioculturelle et lui impose un sujet sur son pays
d’origine ou plutôt de ses parents, le Maroc. L’identité comme assignation à résidence.
Le film révèle une forme de violence symbolique qui ramène l’enfant au giron
maternel, au propre et au figuré. Il joue un rôle de médiateur culturel entre l’institution et
la famille. Mais au prix de quelle censure ? De quelle mutation et bouleversement
psychologique ?
La séquence de l’exposé concoctée
avec la complicité de la mère est le moment le plus problématique du film.
Notamment autour de la définition de la culture qu’il laisse deviner ou
supposer. Le thé et le gâteau, thèmes clichés de l’offrande et de
l’hospitalité. Des indices pris comme marqueurs identitaires. La séquence du
thé s’inscrit en fait dans la logique de la fiction du paradis perdu, de la
culture originelle. L’Exposé, un brin nostalgique ? La bande son vient
élargir la perspective en refusant de verser dans une ghettoïsation de
l’appartenance puisque la maman initie son enfant au rituel du thé sur un fond
musical inspiré d’une chanson de Fayrouz. Une complémentarité entre la bande
son et la bande image. Tout l’art du cinéma réside dans la recherche d’une écriture qui
pense l’autre sans entrer dans un discours de maîtrise, sans le réduire à
l’état d’objet. C’est peut-être ce que veut nous dire le beau plan final de
Réda, son sourire plein de malice et de cinéma.
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