dimanche 18 janvier 2015

Timbuktu : on achève bien les gazelles


On achève bien les gazelles
Il faut saluer de prime abord l’initiative de sortir un film estampillé « auteur » et « cinéma du sud »…c’est-à-dire un cinéma que  le public n’a pas souvent l’occasion, en dehors du festival de Marrakech et de certaines autres manifestations, de voir et d ‘apprécier.  Le cinéma Abc à Casablanca, la Cinémathèque Rif de Tanger programment en effet le nouveau film franco-mauritanien, Timbuktu de Abderrahmane Sissako. Une première.  Pour la Cinémathèque de Tanger qui fonctionne en contre-champ de la distribution dominante, Timbuktu figure en bonne compagnie puisque la programmation de ce mois comprend également d’autres titres nobles comme Le sel de la terre, le très beau documentaire de Wim Wenders ou encore Winter Sleep le coup de cœur cannois de cette année de l’enfant doué du cinéma turc Nuri Bilge Ceylan ; également le prodigieux Sur la planche de Leila Kilani…heureux qui comme les tangérois ! Les cinéphiles des autres villes formulent l’espoir de voir cette programmation circuler à travers le pays via un réseau qui serait le noyau d’un parc de salles « Art et essai » que nous appelons de nos vœux depuis des lustres ; un noyau est déjà là avec le Rif de Tanger, Septième art de Rabat, l’Abc de Casa et le Colisée de Marrakech…en attendant d’autres contrées.




Un film comme Timbuktu mérite en effet de rencontrer et d’être confronté au regard d’un public qu’il dessine en filigrane de son tissu narratif. Le thème du film relève de la catégorie « sujet de proximité » puisqu’il a pour cadre les événements sanglants qu’a connus le nord du Mali, c’est-à-dire, prtiquement le sud du Maroc avec notamment l’occupation de la ville de Timbuktu ! Proximité aussi avec son univers de référence multiculturel avec au centre la présence de l’amazighité et de la langue amazighe parlée par une partie essentielle des protagonistes du film, les Touaregs. Dans un très beau plan du film, Kidane le héros tragique de ce récit, se retrouve arrêté suite à un meurtre. Inquiet du sort de sa famille, il essaie de communiquer avec ses gardiens djihadistes pour leur demander d’entrer en contact avec les siens ; il demande alors : «  Y a –t-il quelqu’un ici qui parle tamazight ? », filmé en plan rapproché, regard caméra,  comme si en fait il s’adressait hors cadre et non plus hors champ, c’est-à-dire aux spectateurs, à vous à moi…au monde, dans un l’un des plus beaux hommages cinématographiques à la langue amazighe.
La violence qui a envahi nos écrans en ce début de l’année donne encore plus d’actualité au film. L’actualité du terrorisme au moment où le film traite du terrorisme. Mais la violence omniprésente et qui est à l’origine du sujet du film est évacuée du film au bénéfice d’un autre traitement. Timbuktu n’est pas une copie d’une construction hollywoodienne de la guerre contre l’axe du mal. Certes, Sissako a choisi de partir d’un fait dramatique de l’actualité, en liaison avec le djihadisme,  pour nous proposer un récit à la structure  tragique. Nous sommes aux antipodes de la dramaturgie du récit hollywoodien mis en vogue dans la série de films sur l’Irak, l’Afghanistan (avec des variations bien sûr comme l’Amérique sait si bien le faire à l’image du film «  décalé » Redacted de Brian de Palma).
Timbuktu est donc autre chose. Une première lecture le situe dans la géographie des blessures africaines qui traverse le cinéma de Sissako ; après Bamako, une autre ville malienne qui donne son titre à un film du cinéaste mauritanien et  son procès de l’échange inégal entre le Nord et le Sud qui écrase l’Afrique, vient Timbuktu, la capitale historique à forte charge symbolique qui dit la même blessure sur un autre registre, cette fois l’agression est presque « autochtone », mais avec la même continuité dans l’approche esthétique privilégiant la métaphore, le récit en abyme, la poésie des images. Cette agression, cette violence est illustrée à travers le sort de la ville Timbuktu. Ville qui va symboliser la fracture culturelle qui traverse la sphère de l’islam et de l’affrontement sanglant qui s’ensuit.  Timbuktu est en soi un programme « civilisationnel » ; elle est par essence ville de la culture, du savoir, du partage, de l’échange. Pour les fanatiques, le symbole à abattre, « la gazelle à achever ».  Elle est l’antithèse de leur dogmatisme. Elle est l’emblème d’un monde pluriel et cosmopolite qui dérange leur schéma monolithique et linéaire.
Sissako aurait aimé filmé sur les lieux mêmes du « crime », prendre des images de la ville symbole. Ce ne fut pas possible. Les Cahiers du cinéma ont voulu dire leur dépit par rapport au film en titrant l’article qui lui est consacré, « Timbuktu sans Timbuktu ». Le contexte de la guerre, les contraintes du calendrier de la production ne l’ont pas permis. Cependant, il a filmé non loin là, si proche pour que le film soit imprégné de cette atmosphère ; de ce climat. Cela donne au film une charge, un contenu, bref une « image » tout autre qu’un prolongement sur grand écran d’un énième reportage télé sur la guerre au Sahel. La structure temporelle, les couleurs, la configuration générale du drame (pas de manichéisme primaire) font de Timbuktu finalement une œuvre cinématographique, une œuvre d’art.   C’est-à-dire une œuvre qui nous séduit par ses propres éléments d’expression, l’image + le son,  pour nous inviter à intérioriser cette rhétorique qui nourrira notre propre réflexion sur le drame en cours. Le film ne s’inscrit dans une démarche didactique sur le terrorise, il nous livre un ensemble d’éléments dramatiques qui s’enchevêtrent pour dire la complexité, pour aiguiser notre intelligence. Je le situe dans ce sens dans la lignée de la réflexion bazinienne (André Bazin) sur  le rapport du cinéma à la vérité : il y a des récits de la vérité révélée et des récits de la vérité recherchée. Timbuktu se situe dans le deuxième registre.
La séquence d’ouverture donne le programme esthétique du film, et instaure un horizon d’attente pour la réception du film : un pick-up flanqué d’un drapeau djihadiste poursuit une gazelle avec des tirs à la mitraillette. «  Ne la tuez pas ! Il faut juste la fatiguer » crie une voie puis on enchaîne avec des images de tirs sur des statuettes d’un artisan malien.

Plus tard, nous aurons la traduction à échelle humaine, si l’on ose dire de cette traque. Installés dans la ville, les Djihadistes entament l’application de leur projet en se mettant à pourchasser les signes illustrant le désir (la musique, le rire, la cigarette…) mais en vain. Car la vie finit toujours par l’emporter par diverses stratégies. Des capacités de résistance apparaissent ici et là. Une très belle scène métaphorise tout ce duel : des jeunes miment un match de football dans une archéographie qui se laisse lire comme un hymne à la vie. La beauté même des plans constituent une réponse à la terreur qui se perd dans la confusion et l’hypocrisie à l’image de ce chef djihadiste (Abdelkrim) qui fume en cachette et perd tous ses moyens devant la beauté de Satima, la belle épouse de Kidane.  La beauté meurt et ne se rend pas

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