On achève bien les gazelles
Il faut saluer de prime abord l’initiative de sortir un film
estampillé « auteur » et « cinéma du sud »…c’est-à-dire un
cinéma que le public n’a pas souvent
l’occasion, en dehors du festival de Marrakech et de certaines autres
manifestations, de voir et d ‘apprécier.
Le cinéma Abc à Casablanca, la Cinémathèque Rif de Tanger programment en
effet le nouveau film franco-mauritanien, Timbuktu de Abderrahmane Sissako. Une
première. Pour la Cinémathèque de Tanger
qui fonctionne en contre-champ de la distribution dominante, Timbuktu figure en
bonne compagnie puisque la programmation de ce mois comprend également d’autres
titres nobles comme Le sel de la terre, le très beau documentaire de Wim
Wenders ou encore Winter Sleep le coup de cœur cannois de cette année de
l’enfant doué du cinéma turc Nuri Bilge Ceylan ; également le prodigieux
Sur la planche de Leila Kilani…heureux qui comme les tangérois ! Les
cinéphiles des autres villes formulent l’espoir de voir cette programmation
circuler à travers le pays via un réseau qui serait le noyau d’un parc de
salles « Art et essai » que nous appelons de nos vœux depuis des
lustres ; un noyau est déjà là avec le Rif de Tanger, Septième art de
Rabat, l’Abc de Casa et le Colisée de Marrakech…en attendant d’autres contrées.
Un film comme Timbuktu mérite en effet de rencontrer et
d’être confronté au regard d’un public qu’il dessine en filigrane de son tissu
narratif. Le thème du film relève de la catégorie « sujet de
proximité » puisqu’il a pour cadre les événements sanglants qu’a connus le
nord du Mali, c’est-à-dire, prtiquement le sud du Maroc avec notamment
l’occupation de la ville de Timbuktu ! Proximité aussi avec son univers de
référence multiculturel avec au centre la présence de l’amazighité et de la
langue amazighe parlée par une partie essentielle des protagonistes du film,
les Touaregs. Dans un très beau plan du film, Kidane le héros tragique de ce
récit, se retrouve arrêté suite à un meurtre. Inquiet du sort de sa famille, il
essaie de communiquer avec ses gardiens djihadistes pour leur demander d’entrer
en contact avec les siens ; il demande alors : « Y a –t-il
quelqu’un ici qui parle tamazight ? », filmé en plan rapproché,
regard caméra, comme si en fait il
s’adressait hors cadre et non plus hors champ, c’est-à-dire aux spectateurs, à
vous à moi…au monde, dans un l’un des plus beaux hommages cinématographiques à
la langue amazighe.
La violence qui a envahi nos écrans en ce début de l’année
donne encore plus d’actualité au film. L’actualité du terrorisme au moment où
le film traite du terrorisme. Mais la violence omniprésente et qui est à
l’origine du sujet du film est évacuée du film au bénéfice d’un autre
traitement. Timbuktu n’est pas une copie d’une construction hollywoodienne de
la guerre contre l’axe du mal. Certes, Sissako a choisi de partir d’un fait
dramatique de l’actualité, en liaison avec le djihadisme, pour nous proposer un récit à la
structure tragique. Nous sommes aux
antipodes de la dramaturgie du récit hollywoodien mis en vogue dans la série de
films sur l’Irak, l’Afghanistan (avec des variations bien sûr comme l’Amérique
sait si bien le faire à l’image du film « décalé » Redacted de Brian
de Palma).
Timbuktu est donc autre chose. Une première lecture le situe
dans la géographie des blessures africaines qui traverse le cinéma de
Sissako ; après Bamako, une autre ville malienne qui donne son titre à un
film du cinéaste mauritanien et son
procès de l’échange inégal entre le Nord et le Sud qui écrase l’Afrique, vient
Timbuktu, la capitale historique à forte charge symbolique qui dit la même
blessure sur un autre registre, cette fois l’agression est presque
« autochtone », mais avec la même continuité dans l’approche
esthétique privilégiant la métaphore, le récit en abyme, la poésie des images.
Cette agression, cette violence est illustrée à travers le sort de la ville
Timbuktu. Ville qui va symboliser la fracture culturelle qui traverse la sphère
de l’islam et de l’affrontement sanglant qui s’ensuit. Timbuktu est en soi un programme
« civilisationnel » ; elle est par essence ville de la culture,
du savoir, du partage, de l’échange. Pour les fanatiques, le symbole à abattre,
« la gazelle à achever ». Elle
est l’antithèse de leur dogmatisme. Elle est l’emblème d’un monde pluriel et cosmopolite
qui dérange leur schéma monolithique et linéaire.
Sissako aurait aimé filmé sur les lieux mêmes du
« crime », prendre des images de la ville symbole. Ce ne fut pas
possible. Les Cahiers du cinéma ont voulu dire leur dépit par rapport au film
en titrant l’article qui lui est consacré, « Timbuktu sans
Timbuktu ». Le contexte de la guerre, les contraintes du calendrier de la
production ne l’ont pas permis. Cependant, il a filmé non loin là, si proche
pour que le film soit imprégné de cette atmosphère ; de ce climat. Cela
donne au film une charge, un contenu, bref une « image » tout autre
qu’un prolongement sur grand écran d’un énième reportage télé sur la guerre au
Sahel. La structure temporelle, les couleurs, la configuration générale du
drame (pas de manichéisme primaire) font de Timbuktu finalement une œuvre
cinématographique, une œuvre d’art. C’est-à-dire une œuvre qui nous séduit par ses
propres éléments d’expression, l’image + le son, pour nous inviter à intérioriser cette
rhétorique qui nourrira notre propre réflexion sur le drame en cours. Le film
ne s’inscrit dans une démarche didactique sur le terrorise, il nous livre un
ensemble d’éléments dramatiques qui s’enchevêtrent pour dire la complexité,
pour aiguiser notre intelligence. Je le situe dans ce sens dans la lignée de la
réflexion bazinienne (André Bazin) sur
le rapport du cinéma à la vérité : il y a des récits de la vérité
révélée et des récits de la vérité recherchée. Timbuktu se situe dans le
deuxième registre.
La séquence d’ouverture donne le programme esthétique du
film, et instaure un horizon d’attente pour la réception du film : un
pick-up flanqué d’un drapeau djihadiste poursuit une gazelle avec des tirs à la
mitraillette. « Ne la tuez pas ! Il faut juste la fatiguer »
crie une voie puis on enchaîne avec des images de tirs sur des statuettes d’un
artisan malien.
Plus tard, nous aurons la traduction à échelle humaine, si
l’on ose dire de cette traque. Installés dans la ville, les Djihadistes
entament l’application de leur projet en se mettant à pourchasser les signes
illustrant le désir (la musique, le rire, la cigarette…) mais en vain. Car la
vie finit toujours par l’emporter par diverses stratégies. Des capacités de
résistance apparaissent ici et là. Une très belle scène métaphorise tout ce
duel : des jeunes miment un match de football dans une archéographie qui
se laisse lire comme un hymne à la vie. La beauté même des plans constituent
une réponse à la terreur qui se perd dans la confusion et l’hypocrisie à
l’image de ce chef djihadiste (Abdelkrim) qui fume en cachette et perd tous ses
moyens devant la beauté de Satima, la belle épouse de Kidane. La beauté meurt et ne se rend pas
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