vendredi 9 janvier 2015

champ de failles ou champ de mines?

Au-delà de l'émotion, ce sont les mots et la raison qui eux seuls peuvent rassembler les générations désunies qui forment la France rappelle l'historien Jean-François Sirinelli.
L’historien, comme les autres citoyens, ne peut que le constater : sur une échelle de Richter de l’intensité historique, la tragédie du 7 janvier est un événement considérable, par sa gravité intrinsèque comme par ses effets induits. Un tel constat débouche, du reste, pour l’historien sur une seconde interrogation : les appels au rassemblement peuvent-ils être effectifs dans une France qui, à bien des égards, est actuellement un champ de failles ? En d’autres termes, que peut y signifier la notion d’unité nationale ?
La question dépasse, bien sûr, la seule discipline historique, l’un des objectifs du terrorisme étant d’agrandir les fractures de notre société. Cela étant, l’historien peut apporter son éclairage, en insistant notamment sur deux aspects : un corps social est composé notamment de générations, et celles-ci ne peuvent se rejoindre dans l’adversité que si les mots, et pas seulement les émotions, les rapprochent. 
S’il est une génération probablement encore plus touchée que les autres dans son identité par ce drame et qui pourrait afficher à la une de son journal intime « Ils ont tué Cabu ! », c’est bien celle des baby-boomers. Elle pourrait, en effet, rajouter une strophe à une chanson de Laurent Voulzy : « On a tous dans le cœur un dessin de Charlie Hebdo », et, dans cette guerre, pour elle c’est le Grand Duduche qui est le premier mort. Cette génération née dans l’après-guerre avait été celle de la non-guerre : elle est ici rattrapée par la violence de l’Histoire. Or la plupart des grands leaders politiques appartiennent encore à une telle classe d’âge.
A l’autre bout de la pyramide des âges, il est vrai, d’autres questions, tout aussi cruciales, se posent : pour la génération Y, par exemple, où tout est – ou paraît – libre sur Internet, que signifie la notion de liberté de la presse écrite, qui avait sous-tendu les grands combats républicains puis nourri la République victorieuse ? Il est ainsi des moments où est rappelé brutalement que toute liberté est et reste un combat et, pour cette génération aussi, il y a probablement là un ébranlement profond. 
Mais le vivre-ensemble et, dans l’épreuve, le rassemblement ne peuvent, de toute façon, pas être fondés seulement sur un agrégat de générations désunies, momentanément ressoudées quand l’Histoire devient tragique. Outre que les émotions collectives n’ont pas forcément toujours débouché, au fil de cette Histoire, sur des causes justes et des engagements dignes, elles ne constituent jamais un ciment durable : une émotion chasse l’autre, et les sociétés émotives deviennent, par essence, des précipités instables, tout le contraire donc du vivre-ensemble.
Les démocraties solides, et les communautés nationales qui les sous-tendent, sont unies par des valeurs et des principes, qu’elles savent nommer pour les inscrire aux frontons de leurs maisons communes. De même, il leur faut, dans l’épreuve, parvenir à nommer les vents contraires, sauf à être dominés par eux. Les agrégats ne sont plus désunis quand ils ont en commun des mots pour le dire, et pour exprimer ce qu’ils ont à défendre et contre qui ils doivent le faire. L’émotion, en pareil cas, peut altérer le regard et perturber le jugement. Le logos, le discours ferme, raisonnable et raisonné des sociétés démocratiques, peut seul souder autour de lui des générations et, sinon résorber totalement des fractures, empêcher en tout cas que le champ de failles devienne un champ de mines.

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