mardi 6 janvier 2015

Affaire Exodus...suite

Verbe être !
Toute cette affaire du film interdit se révèle finalement une question de linguistique : on ne dira pas « c’est la faute à Voltaire », mais c’est à cause du verbe être que le film de Ridley Scott a été interdit. Le fameux « I am » prononcé par un personnage, en l’occurrence un enfant dans une séquence phare du film, a déclenché les suspicions du représentant du ministère de la communication au sein de la commission des visas d’exploitation, et l’a poussé à faire pression sur les autres membres au point de les ramener à revoir leur position initiale, celle d’octroyer au film son visa de sortie, déclenchant  une tempête  dont les rebondissements ne sont pas encore finis. Etre ou ne pas être, le préposé à la censure qui n’a pas lu Shakespeare,  n’a pas hésité, « être » ne peut renvoyer, ici, qu’à l’Etre suprême. Il dégaine sans réfléchir aux dommages collatéraux de sa lecture restrictive ; car en matière d’être les choses ne sont pas évidentes. C’est quoi « être » ? Le « je suis » du film ouvre sur tout un faisceau d’hypothèses qui peuvent mener très loin. On peut par exemple remonter au fondateur de l’existentialisme, Heidegger pour appréhender cette question de l’être. C’est lui qui propose une distinction entre l’être et l’étant. L’être des étants, c’est par exemple l’être de l’homme. L’homme renvoie à l’étant. Dans tous les cas de figure philosophiques, « être » ne peut renvoyer  à un seul sens que dans une perspective subjective ; ce qui nous ramène à la réalité de ce qui s’est passé lors des délibérations de la commission : l’interprétation du « je suis » de la séquence incriminée est le fruit d’une lecture subjective et qui a été transformée, à partir d’une conscience individuelle, en dogme, en fatwa puis en interdiction.
C’est d’autant plus arbitraire que nous sommes en présence d’une œuvre artistique qui invite d’emblée à une lecture plurielle des signes exposés dans une construction discursive, fruit du référent culturel de son auteur. On apprend en outre des sources proches du dossier que la Fox  a mis à la disposition de quelques acteurs de l’affaire, des documents internes de l’élaboration du film y compris des notes du réalisateur ; la note d’intention en particulier avec des indications qui réfutent toute hypothèse de provocation ; on parle ainsi du fait que l’« enfant » en question s’appelait dans une version du script, « Malak » : lui donner ainsi un nom, c’est lui donner une  existence ; il devient un « étant » pour reprendre la terminologie heideggerienne et non plus un « être » ; bref une posture autre que celle qui a germé dans la tête du gendarme des images. A ce propos, celui de l’incarnation de l’Etre suprême, j’aimerai renvoyer à un film que j’ai vu il y a quelques années, Bruce tout puisant (2003), une comédie signée Tom Shadyac avec l’irrésistible Jim Carey. Celui-ci y incarne un reporter de télévision dont les manières ne  conviennent pas à ses supérieurs ni à ses collègues (il sourit trop, entre autres…). Finalement il est mis à la porte. Très en colère, notre héros s'en prend à Dieu en l'accusant de tous les maux. Dans sa grande bonté, le Tout-Puissant, loin de s'en offusquer, le convoque : il lui lègue ses pouvoirs divins et le met au défi de faire mieux et cela pendant sept jours…Et bien qui joue ce rôle « suprême », c’est le magnifique Morgan Freeman. Où est-ce que j’ai vu ce film ? À New-York ?  A Cannes ? A Derb Ghallef ? Détrompez-vous ! C’était le plus normalement du monde, avec un public marocain, dans un complexe cinématographique à Casablanca, ville, je le rappelle, située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Rabat, et avec un visa de sortie du CCM. Que s’est-il passé entre hier et aujourd’hui ? Pourquoi ce qui était visible hier devient un interdit aujourd’hui ?  Les membres de la commission de l’époque étaient-ils venus d’une autre planète ? Et demain… ?  Je vous laisse deviner…


Bref, aujourd’hui, le mal est fait. Beaucoup de gens sont mis mal à l’aise par cette triste affaire. Y compris du côté des producteurs du film, y compris du côté de Ridley Scott qui a fait part de son émotion…d’autant plus qu’il prévoyait de tourner son prochain film au Maroc. C’est pour dire qu’il y a beaucoup de symboles en jeu. J’apprends d’ailleurs que plusieurs tractations sont menées dans les coulisses pour trouver une issue, à même d’atténuer le choc…Parmi les solutions qui sont mises sur la table celle de ressortir le film amputé de la partie/ la réplique qui dérange, avec le consentement de ses ayant droits (on connaît le pragmatisme des anglo-saxons et leur culturalisme !). Un moindre mal ? On a vécu un précédent avec La porte close de Abdelkader Lagtaâ en 1999 ; pour rencontrer son public, le film a été amputé de quelques images.  D’ailleurs, certains exploitants se permettent eux-mêmes d’opérer des coupes sur mesure dans la cabine de projection ; « nous connaissons notre public » disent-ils !
Je vois quand même un avantage  pour ce procédé, entre nous tout aussi archaïque qu’une interdiction pure et simple, celui de développer l’imagination du spectateur : à lui de détecter les scènes amputées et d’imaginer leur contenu…comme dans notre cinéma de l’enfance quand nous réclamions à tue-tête, la suite d’une scène d’amour coupée juste avant… (Censurée !!!) 
Mohammed Bakrim


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