Verbe être !
Toute cette affaire du film interdit se révèle finalement une
question de linguistique : on ne dira pas « c’est la faute à Voltaire »,
mais c’est à cause du verbe être que
le film de Ridley Scott a été interdit. Le fameux « I am » prononcé
par un personnage, en l’occurrence un enfant dans une séquence phare du film, a
déclenché les suspicions du représentant du ministère de la communication au
sein de la commission des visas d’exploitation, et l’a poussé à faire pression
sur les autres membres au point de les ramener à revoir leur position initiale,
celle d’octroyer au film son visa de sortie, déclenchant une tempête dont les rebondissements ne sont pas encore
finis. Etre ou ne pas être, le préposé à la censure qui n’a pas lu
Shakespeare, n’a pas hésité,
« être » ne peut renvoyer, ici, qu’à l’Etre suprême. Il dégaine sans réfléchir
aux dommages collatéraux de sa lecture restrictive ; car en matière d’être
les choses ne sont pas évidentes. C’est quoi « être » ? Le
« je suis » du film ouvre sur tout un faisceau d’hypothèses qui
peuvent mener très loin. On peut par exemple remonter au fondateur de
l’existentialisme, Heidegger pour appréhender cette question de l’être. C’est
lui qui propose une distinction entre l’être et l’étant. L’être des étants,
c’est par exemple l’être de l’homme. L’homme renvoie à l’étant. Dans tous les
cas de figure philosophiques, « être » ne peut renvoyer à un seul sens que dans une perspective subjective ;
ce qui nous ramène à la réalité de ce qui s’est passé lors des délibérations de
la commission : l’interprétation du « je suis » de la séquence
incriminée est le fruit d’une lecture subjective et qui a été transformée, à
partir d’une conscience individuelle, en dogme, en fatwa puis en interdiction.
C’est d’autant plus arbitraire que nous sommes en présence
d’une œuvre artistique qui invite d’emblée à une lecture plurielle des signes
exposés dans une construction discursive, fruit du référent culturel de son
auteur. On apprend en outre des sources proches du dossier que la Fox a mis à la disposition de quelques acteurs de
l’affaire, des documents internes de l’élaboration du film y compris des notes
du réalisateur ; la note d’intention en particulier avec des indications
qui réfutent toute hypothèse de provocation ; on parle ainsi du fait que
l’« enfant » en question s’appelait dans une version du script,
« Malak » : lui donner ainsi un nom, c’est lui donner une existence ; il devient un
« étant » pour reprendre la terminologie heideggerienne et non plus
un « être » ; bref une posture autre que celle qui a germé
dans la tête du gendarme des images. A ce propos, celui de l’incarnation de
l’Etre suprême, j’aimerai renvoyer à un film que j’ai vu il y a quelques
années, Bruce tout puisant (2003),
une comédie signée Tom Shadyac avec l’irrésistible Jim Carey. Celui-ci y incarne
un reporter de télévision dont les manières ne
conviennent pas à ses supérieurs ni à ses collègues (il sourit trop, entre
autres…). Finalement il est mis à la porte. Très en colère, notre héros s'en
prend à Dieu en l'accusant de tous les maux. Dans sa grande bonté, le
Tout-Puissant, loin de s'en offusquer, le convoque : il lui lègue ses pouvoirs
divins et le met au défi de faire mieux et cela pendant sept jours…Et bien qui
joue ce rôle « suprême », c’est le magnifique Morgan Freeman. Où
est-ce que j’ai vu ce film ? À New-York ? A Cannes ? A Derb Ghallef ?
Détrompez-vous ! C’était le plus normalement du monde, avec un public
marocain, dans un complexe cinématographique à Casablanca, ville, je le
rappelle, située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Rabat, et avec un
visa de sortie du CCM. Que s’est-il passé entre hier et aujourd’hui ?
Pourquoi ce qui était visible hier devient un interdit aujourd’hui ? Les membres de la commission de l’époque
étaient-ils venus d’une autre planète ? Et demain… ? Je vous laisse deviner…
Bref, aujourd’hui, le mal est fait. Beaucoup de gens sont mis
mal à l’aise par cette triste affaire. Y compris du côté des producteurs du film,
y compris du côté de Ridley Scott qui a fait part de son émotion…d’autant plus
qu’il prévoyait de tourner son prochain film au Maroc. C’est pour dire qu’il y
a beaucoup de symboles en jeu. J’apprends d’ailleurs que plusieurs tractations
sont menées dans les coulisses pour trouver une issue, à même d’atténuer le
choc…Parmi les solutions qui sont mises sur la table celle de ressortir le film
amputé de la partie/ la réplique qui dérange, avec le consentement de ses ayant
droits (on connaît le pragmatisme des anglo-saxons et leur
culturalisme !). Un moindre mal ? On a vécu un précédent avec La
porte close de Abdelkader Lagtaâ en 1999 ; pour rencontrer son public, le
film a été amputé de quelques images. D’ailleurs,
certains exploitants se permettent eux-mêmes d’opérer des coupes sur mesure
dans la cabine de projection ; « nous connaissons notre public »
disent-ils !
Je vois quand même un avantage pour ce procédé, entre nous tout aussi
archaïque qu’une interdiction pure et simple, celui de développer l’imagination
du spectateur : à lui de détecter les scènes amputées et d’imaginer leur
contenu…comme dans notre cinéma de l’enfance quand nous réclamions à tue-tête,
la suite d’une scène d’amour coupée juste avant… (Censurée !!!)
Mohammed Bakrim
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