Ethique
et esthétique
« Le réel doit être fictionné pour être
pensé »
Jacques Rancière
La célébration du
cinquantenaire du film La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo nous permet de
revisiter un débat d’hier et d’aujourd’hui, celui de la représentation (de la
violence, de faits historiques) et celui de la place des images dans la
construction de l’imaginaire d’une nation. Le film nous interpelle aussi
aujourd’hui au Maroc au moment où notre cinéma cherche à se confronter aux
sujets historiques.
A Tanger lors de la
dernière édition du festival national du film, des films ont été réalisés à
partir de scénarii qui se sont confrontés directement à des faits historiques
relativement vierges en termes de fictions cinématographiques. C’est le cas avec La marche verte de Youssef Britel
et Fida de Driss Chouika. En termes historicistes, les deux films se réfèrent à
des séquences fondatrices de notre roman national. Fida en restituant une des
périodes les plus mal connues de la résistance nationaliste face au
colonialisme et La marche verte qui revisite l’un des événements majeurs de la
fin du XXème siècle marocain ; celui de la récupération des provinces du
sud. En somme, au niveau du récit historique général on pourrait dire que les
deux films se complètent à l’image du parachèvement de la carte du pays.
Mais au-delà de ce
parallèle historique notamment avec le film de Chouika, la bataille d’Alger
nous interpelle au niveau du traitement réservé aux faits historiques et
particulièrement au niveau du traitement de la violence, des images de la
torture. Cela pose des questions de fond qui devraient amener à réfléchir les
cinéastes qui abordent des événements historiques marqués par la violence mais
aussi les cinéastes qui investissent le champ social marqué aussi par une
certaine violence : faut-il tout montrer ? Jusqu’au peut-on imposer
au spectateur des images qui l’assigne à résidence ? A force de multiplier les artifices de la
mise en scène : zoom, montages rapide, bande son assourdissante, absence
de hors champ…le spectateur est le premier à rendre les armes et devenir le
double de la victime fonctionnalisée (victime politique ou victime des rapports
sociaux). Je pense ici particulièrement à deux films présentés à Tanger :
Un mile dans mes chaussures et Les larmes de Satan qui posent la question de la
représentation de la violence.
Cependant l’actualité
du film La bataille d’Alger se situe au-delà de cet anniversaire dans les
questions de fond que pose sa mise en scène eu égard aux événements qui mettent
en avant le recours au terrorisme et la fascination qu’il exerce sur des
franges de la jeunesse. Je rappelle qu’un précédent film de Gillo Pontecorvo,
Kapo (1959) avait donné lieu à une intense polémique sur la portée morale d’un
mouvement de caméra ; Jacques Rivette dans les cahiers du cinéma de
l’époque lui avait reproché le travelling sur une des prisonnière d’un camp de
concentration qui s’est suicidée en se jetant sur les barbelés électrifiés. Ce travelling
final a été considéré par Rivette, dans un texte très violent comme
« abject ». Godard avait alors forgé la belle formule entrée dans
l’histoire du cinéma : les travellings sont affaire de morale. Khellaf et
Jebbari se sont-ils posé la question ?
Dans La bataille
d’Alger, une des séquences du film n’a pas manqué de susciter débat et
réflexions. Celle où l’on suit une des poseuses de bombe dans une cafeteria, la
fameuse bombe du Milk bar. La caméra suit la militante du FLN à l’intérieur du
bar et comme chez Hitchcock on voit la bombe se placer et puis la caméra
choisit dans une longue scène descriptive d’épouser le regard de la jeune
militante en train de voir les lieux. On voit alors des images de ces gens
insouciants dégustant leur consommation ; la caméra s’attarde même sur
certains détails comme l’image de l’enfant en train de manger sa glace et sur
lequel on revient deux fois pour signifier entre autres le temps qui passe.
Une des lectures de
cette scène que je trouve pertinente est celle de la philosophe Marie-José
Mondzain : « ces mouvements de caméra sur les visages ne
sont-ils pas plutôt destinés à nous
faire comprendre ce qu’un terroriste doit surmonter de sa propre compassion
pour passer à l’acte ?...Dans sa façon de filmer, Pontecorvo a pris soin
de montrer que ça pose problème et que rien n’est évident. Or c’est l’évidence
qui est barbare ».
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