Qu’est
ce qui fait un grand cinéma ?
« Reconnaître
dans la réalité une forme d’illusion, et dans l’illusion une forme de la
réalité, est également nécessaire et également inutile ».
Fernando Pessoa,
Le livre de l’intranquillité
« La grande
littérature naît toujours des fractures, des blessures, des déséquilibres et
des incertitudes » écrit Amin Maalouf dans sa préface au roman La
bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak ; la romancière turque baigne en effet
dans un pays de grande littérature du fait même de sa propre
histoire…tourmentée. Maalouf précise encore qu’elle (cette grande littérature)
naît de l’illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à- faux et du malentendu.
De la rupture en quelque sorte. De quelque traumatisme, individuel et/ou
collectif Cela a donné de grands romanciers, de grands écrivains de Yecher
Kamal, Nazim Kikmet à Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006. La
Turquie est aussi le pays d’un grand cinéma. Un cinéma populaire chez lui et
reconnu et récompensé sur le plan international. Peut-on transposer le
paradigme installé par Maalouf pour expliquer aussi la force et la grandeur du
cinéma turc ? A savoir qu’un grand cinéma reste tributaire d’une histoire
mouvementée ? Le cinéma turc a décroché en moins de trente ans deux fois
la Palme d’or, référence incontournable de la cinématographie
internationale : en 1982 avec Yol (la permission) de Yalmaz Guney et Serif
Guren. La légende qui accompagne ce film verse de l’eau dans le moulin de la
thèse de Maalouf : Guney était en prison et n’a pu assurer la fin du
tournage du film que grâce à une permission (Yol en turc) exceptionnelle.
L’autre palme d’or a été attribuée en 2014 à Winter sleep de Nuri Bigle Ceylan,
un habitué des prix à la croisette.
L’histoire contemporaine
est riche en modèles littéraires et cinématographiques qui sont nés dans le
sillage de grands événements politiques et sociaux. Le cinéma dit soviétique
des années 20 en est une des manifestations illustres. La mère de Gorki, né
dans le sillage des révoltes sociales a inspiré un grand film de Poudovkine. La
révolution d’Octobre a inspiré Eisenstein. Le célèbre critique de cinéma, Léon
Moussinac écrit dans ce sens : « Les "types" de Poudovkine
sont simples et complets parce qu'ils figurent non pas un "moment" de
l'humanité mais la nature même de l'humanité, dans ce qu'elle a d'éternel et de
fatal. Ces types sont aussi inoubliables parce qu'ils sont intimement et
puissamment liés au thème général abordant les grands faits sociaux auxquels
les hommes, avec ou contre leur gré, participent sans cesse ». Destin du
cinéma, destin d’un pays ?
Les années 30 de
l’histoire des USA ont nourri les grands thèmes chers à Hollywood. Les raisins
de la colère fut / est un grand roman et un grand film. Mais c’est tout le
cinéma de l’Amérique qui reste articulé à l’histoire américaine. Le film
fondateur porte un titre significatif : Naissance d’une nation de W.
Griffith.
Dans notre
sous-région. L’Algérie a eu sa Palme d’or en 1975 pour un chef-d’œuvre inégalé
de cette jeune cinématographie, Chroniques des années de braise de Mohamed
Lakhdar Hamina. L’Algérie indépendante a beaucoup investi dans un cinéma de
mémoire avec des films inscrits dans le sillage du récit de la guerre de
libération nationale. Mais le film de Hamina s’est distingué non pas en
scénarisant l’action elle-même du soulèvement, mais il est allé chercher les
sources de cette révolte dans les souffrances, la misère et les humiliations
qui ont précédé le 1er novembre 1954. Il a donné ainsi au cinéma
algérien son grand film. L’Egypte pays proche de la Turquie a eu également son
grand cinéma concomitant à une grande littérature. Le pays du prix Nobel
attribué à Naguib Mahfouz a eu son heure de gloire à Cannes avec le Prix du
cinquantenaire attribué à Chahine. Une distinction qui vient conforter un grand
cinéma avec ses films cultes La Terre, La Momie.
L’Iran me permet d’énoncer
une proposition à partir de la synthèse des exemples cités : un grand
cinéma naît dans un environnement marqué historiquement (thèse de Maalouf) et
nourri de l’apport de grandes traditions narratives, dramatiques et picturales
(de grands romanciers, de grands dramaturges, de grands peintres). Un cinéaste
ne crée pas ex-nihilo. Les cinéastes iraniens sont les enfants de l’héritage
perse en matière de poésie de récit de tapis et de miniature. Les grands films
africains sont ceux qui ont d’abord puisé dans la tradition du conte africain
(Ceddo, Yeelen, Tilaï) ; ce n’est pas un hasard si aujourd’hui le cinéma
africain a disparu.
Et le Maroc ? On
manque de film constitutif du récit national. Des événements fondateurs qui
n’ont pas donné de grands romans peuvent-ils donner de grands films ?
Feu Yasser Arafat
aimait dire suite au terrible siège subi par la résistance palestinienne en
1982 : J’attends toujours le roman de Beyrouth !
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