Cinquantenaire de la revue Souffles
Rencontre
avec Kenza Sefrioui
Le
récit d’une génération
Critique
littéraire et journaliste, Kenza Sefrioui est l’auteure d’un livre somme sur
l’expérience inédite et originale de la revue Souffles dont le cinquantenaire est
célébré à travers le pays notamment à la Bibliothèque nationale de Rabat. Le
livre, La revue Souffles (1966-1973) Espoirs de révolution culturelle au Maroc
(Editions Sirocco) a reçu un important accueil critique et public et a obtenu
Le prix Grand Atlas en 2013.
Souffles
a été un moment important de la vie culturelle et politique du pays ; dès
sa création en 1966, elle a été la tribune d’une pensée autre, une pensée de
l’émancipation via la création. La poésie, la littérature d’une manière
générale, la peinture, le cinéma… ont été les vecteurs d’un nouvel engagement.
Rencontre avec Kenza Sefrioui autour de cette séquence phare de notre histoire
contemporaine.
Entretien
réalisé par Mohammed Bakrim
Kenza, est-ce qu’on
peut dire que Souffles, dix ans après l’indépendance du pays (1956-1966) fut la
première expression de la modernité dans son expression culturelle.
Souffles
a, en effet, fait date comme mouvement littéraire, artistique et intellectuel,
en réunissant autour de son projet la plupart de ceux qui sont ensuite devenus
les grands noms de l’art et de la pensée au Maroc et au Maghreb : les
écrivains Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissabouri, Mohammed Khaïr-Eddine, puis
plus tard Tahar Ben Jelloun, les peintres Farid Belkahia, Mohammed Chabâa, Mohammed
Melehi, l’écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani etc. C’est un groupe qui s’est
enrichi en quelques années par le bouche à oreille (et bien avant Internet et
les réseaux sociaux), jusqu’à rassembler plus d’une centaine de signatures
venues du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, du Liban, de Syrie, de Palestine,
d’Angola, du Mozambique, de Haïti, de Martinique etc. La revue a frappé par la
force de sa ligne éditoriale, qui proposait un projet ouvertement moderne et
progressiste, et elle n’a pas manqué de saluer dans certains de ses aînés,
comme Driss Chraïbi, cette vision partagée.
Tu
appartiens aux jeunes générations, tu es née quand Souffles n’était plus
là : comment alors tu as découvert la revue et qu’est-ce qui a animé ta
volonté à en faire un travail de recherche universitaire et un livre ?
C’est grâce au
travail d’universités publiques américaines que j’ai eu accès à Souffles, et je tiens à rendre hommage à
Anne George et Thomas Spear qui ont numérisé l’intégralité des 22 numéros en
français dès la fin des années 1990. Cela m’a permis de découvrir cette revue,
car à l’époque, les exemplaires de la Bibliothèque générale de Rabat avaient
été mal conservés, et même pillés. Et j’ai eu un coup de cœur pour la liberté
de ton de ces numéros, pour la force et la pertinence des idées qui y étaient
exprimées sur la décolonisation, le rôle des intellectuels dans un pays du
Tiers-Monde, la langue nationale, l’héritage amazigh et juif, etc. Comme j’ai
été frappée par la beauté des textes littéraires et des œuvres reproduites. Au
fil de mes recherches, je me suis rendue compte de l’importance qu’avait eue Souffles dans la mémoire collective, en
raison de son évolution politique. C’est pour cela qu’après ma thèse, j’ai pris
un an pour transformer en livre ce travail académique, car je m’étais rendue
compte que les jeunes générations ignoraient cette histoire et qu’il était
nécessaire de la transmettre.
Peut-on dire que tout
a commencé par la poésie et la peinture ? quels sont les premiers noms qui
ont contribué autour de Laâbi à la concrétisation du projet ? Quel profil
socio-culturel se dégage de cette bande qui a choisi de monter « à
l’assaut du ciel » ?
Souffles
a été créée à l’initiative de jeunes poètes principalement francophones, donc
Abdellatif Laâbi, qui en est devenu le directeur, et Mostafa Nissabouri, qui
étaient très proches des artistes peintres qui enseignaient alors à l’École des
Beaux-Arts de Casablanca. C’était un groupe de jeunes citadins, issus des
classes moyennes, et qui appartenaient à l’infime minorité à avoir fait des
études supérieures. A l’époque, moins d’1% de la population arrivait au bac.
Eux faisaient partie des premières promotions de la jeune Université marocaine
(créée en 1959), ou de ceux qui avaient eu des bourses pour étudier à
l’étranger, notamment les artistes.
Il y a un nom qui
mérite un arrêt sur images, c’est Mohammed Khaïr-Eddine ; quel était son
apport à Souffles et quelle image tu gardes de lui à travers cette
expérience ?
Mohammed Khaïr-Eddine
a fait partie de la préhistoire de Souffles,
en lançant avec Mostafa Nissabouri le manifeste Poésie toute en 1964 et la revue Eaux vives. Il a fait partie du groupe initial de Souffles, même s’il est parti
s’installer en France avant la publication du premier numéro en mars 1966. Il a
ensuite envoyé quelques poèmes, mais il a surtout contribué à faire connaître Souffles dans les milieux littéraires
français.
Quelle réflexion
t’inspire le fait que ce soient la poésie et la langue française qui ont été
les premiers porteurs d’une certaine modernité littéraire marocaine ?
Les historiens de la
littérature font remonter cette date à 1954, à la parution du Passé simple de Driss Chraïbi, en
pleines luttes pour l’indépendance, ce qui avait fait scandale. Souffles a apporté un renouveau au
niveau de la poésie, avec le vers libre et le poème en prose. Mais elle s’est
aussi ouverte aux plumes d’auteurs arabophones, comme Mohammed Berrada, Driss
El Khoury, Mohammed Zafzaf, etc., qui expérimentaient aussi d’autres formes
d’écriture. Je retiens de Souffles
(entre autres) que la modernité n’est pas une date, mais un processus…
Très vite Souffles a
établi des connexions entre les différentes formes d’expression autres que
la poésie ?
Oui, parce qu’elle
avait une vision globale de la culture. Si elle a été surtout animée par des
poètes et des artistes peintres, elle était sensible aux problèmes du théâtre,
du cinéma, des arts populaires… En fait, ses animateurs se connaissaient et
étaient à l’écoute de ce que faisaient les uns et les autres. Souffles a donc porté un mouvement
culturel transdisciplinaire, qu’on regarde aujourd’hui avec admiration, en
raison du cloisonnement qui existe aujourd’hui entre les différentes
expressions artistiques.
Le cinéma a été
abordé très tôt par la revue Souffles et dès le numéro 2 de l’année de sa
création (1966), un important dossier a été consacré au cinéma avec des cahiers
de doléances sous forme de mémorandum adressé aux responsables et surtout une
table ronde animée par Laâbi lui-même et réunissant de grands cinéastes
marocains dont notamment Ahmed Bouanani qui collaborait aussi à la revue avec
des textes poétiques ?
Le dossier cinéma est
en effet un des premiers dossiers publiés par Souffles, et contribue à la propulser comme une véritable revue
culturelle. Le premier numéro ressemblait en effet à une plaquette de poésie,
avec quelques (très forts) poèmes, et le prologue-manifeste de Abdellatif
Laâbi. Dès le numéro suivant, la revue se structure et présente à la fois des
créations (poèmes ou reproduction d’œuvres d’artistes contemporains), et une
partie critique, avec des comptes-rendus, des dossiers, des analyses sur
différentes problématiques liées à la culture, etc. Le dossier cinéma
rassemblait Ahmed Bouanani, Idriss Karim, Mohammed Sekkat, Mohammed Abderrahman
Tazi et Abdallah Zerouali, dont aucun n’avait encore eu la possibilité de
réaliser un long métrage. Ce débat montre déjà la singularité de chaque
démarche, et souligne les problèmes structurels auxquels tous étaient
confrontés (manque de moyens, obligations administratives en tant que
fonctionnaires du CCM…)
Un ami cinéaste m’a
confié que la table ronde s’est déroulée dans la maison de Abraham Serfaty et
que Laâbi avait collaboré à un court métrage documentaire, Sin Agafaye de Latif
Lahlou en signant le beau texte de la voix off par un pseudo (Abdellatif
Yassin) son prénom et celui de son fils ainé je pense ?
Vous me
l’apprenez ! Ce qui est passionnant avec l’histoire de Souffles, c’est que mes recherches ne
sont jamais finies et qu’il m’est arrivé souvent, depuis la publication de mon
livre, de recueillir encore des anecdotes et des témoignages. A l’époque,
Abraham Serfaty était directeur de la recherche à l’OCP et disposait d’une
villa de fonction où il recevait intellectuels, militants, artistes, étudiants…
C’est lors d’une de ces réunions que Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty se
sont connus, ce qui a été le point de départ d’une grande amitié et a influé
aussi sur le cours de Souffles.
Quelles sont les
principales tendances que tu as relevées dans l’apport culturel de la première
phase de la vie de la revue ?
Pendant ses trois
premières années, Souffles a évoqué
de nombreuses questions importantes : la question de la langue nationale,
le rôle des intellectuels, la politique culturelle et les structures et
circuits culturels au Maroc. Elle a formulé une forte critique du mouvement de
la négritude, dans lequel elle voyait une forme de racialisation de la pensée.
Cette période est profondément marquée par l’œuvre de Frantz Fanon, notamment Les Damnés de la terre, qui réfléchissait
au lien entre les intellectuels et le peuple dans un contexte post-colonial. Souffles s’est aussi penchée sur le
rapport à la masse documentaire produite par la « science
coloniale », qu’elle invite à réviser, pour conserver la trace d’un
patrimoine menacé ou disparu, tout en produisant des analyses moins connotées.
Une des thématiques majeures de la revue est enfin l’articulation entre le
patrimoine et la création contemporaine.
Souffles rêve de construire une culture nationale moderne qui s’ancre dans
les traditions et la culture populaire, véritable matrice de modernité, et en
réinvente les formes pour se projeter vers l’universel.
A quel moment
situes-tu le passage à l’engagement politique de la revue ? Et quels sont
les facteurs déterminants sur la voie de cette radicalisation ?
Souffles
a été engagée dès le début. Parler de décolonisation de la culture, de
revalorisation des héritages amazigh et juif à l’époque où on ne parlait que
d’arabité et d’islam, parler de la place de l’arabe comme langue nationale,
c’est éminemment politique ! Mais les premiers numéros cherchaient à
réformer la société en infusant, par l’art et la réflexion sur la culture, des
éléments vecteurs de modernité. Par la suite, il y a eu une politisation plus
ouverte. A partir de 1969 et du numéro spécial dédié à la Révolution
palestinienne, Souffles estime qu’il
est urgent de s’ouvrir à des sujets plus directement politiques et considère la
culture comme « une sorte de
« luxe » ». Ce qui a amené une bonne partie de l’équipe initiale
à s’éloigner pour fonder la revue Intégral.
La raison de cette réorientation est la colère de la jeunesse face à une
politique dictatoriale et violemment répressive, et face à des partis
politiques jugés sclérosés. Dans une partie de ces jeunes militants, le
mouvement marxiste-léniniste et l’idée de la révolution se sont imposés comme
une solution.
L’apport de la
version arabe de la revue, Anfass, a été plus politique que culturel, au sens
strict du mot culture je veux dire ?
Anfas
a
été créée en mai 1971 pour toucher les militants arabophones. Elle était
mensuelle et non trimestrielle, coûtait moins cher que Souffles en français et était tirée à 5000 exemplaires (contre
mille en français). Elle a réuni une équipe nouvelle, composée essentiellement
des militants qui constituaient les organisations A et B, les futures Ilal Amam et 23 Mars qui venaient de
faire scission d’avec le PLS et l’UNFP. Il y était questions de sujets
économiques, sociétaux et politiques, tandis que Souffles a toujours continué à traiter de sujets culturels et à
publier des textes littéraires.
Tu as rencontré pour
les besoins de ta recherche les principaux acteurs de cette expérience ;
quels sentiments dominent-ils chez eux à l’occasion de ce retour auquel tu les as conviés : nostalgie ?
Regret ? Le sentiment d’avoir participé à une épopée ? Une esquisse
de critique du trop politique ?
J’ai en effet eu la
chance de recueillir les témoignages d’une trentaine d’écrivains, artistes,
cinéastes et militants qui ont contribué, de près comme de loin, à cette
aventure, dont je tiens à saluer la générosité. Tous avaient en effet le
sentiment d’avoir vécu quelque chose d’important, dont ils parlaient en effet
avec passion. C’est en effet l’époque de leur jeunesse et, pour beaucoup,
l’époque d’avant la prison et la torture… Leurs appréciations sur la
trajectoire de Souffles sont
évidemment variées, en fonction des parcours personnels des uns et des autres.
Beaucoup restent fidèles aux valeurs progressistes et humanistes portées par la
revue, même s’ils ont choisi par la suite de les défendre d’une autre manière,
en militant par exemple au sein de la société civile, ou en continuant à créer.
Tu es journaliste,
auteure impliquée dans la vie intellectuelle et publique du pays, penses-tu que
le temps des revues engagées autour d’un projet est-il révolu ? Et quelle
fonction peut – encore - jouer la culture dans un projet porté par des idéaux
de justice, de liberté et contre la haine et la violence ?
Ce qui est fascinant,
dans les revues culturelles, c’est cette articulation entre les recherches
personnelles d’artistes ou d’intellectuels mus par des questionnements
profondément individuels et un projet éditorial collectif. La réussite de ces
aventures relève d’une alchimie précieuse et, souvent, elles ne durent qu’un
temps, pour se recomposer autrement. Non, bien sûr que le temps des revues
n’est pas révolu, parce que la question du collectif ne cesse de se poser. Elle
l’est aujourd’hui de façon particulièrement aigue. Mais chaque génération
invente ses formes, et nous disposons de nouveaux outils, notamment numériques,
pour exprimer nos interrogations et partager nos propositions et nos créations…
Bref, pour donner sens à notre monde…
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