jeudi 22 mai 2014

Une esthétique de l'errance



Ahmed Bouanani


"Il n'y a pas de meilleur projet d'avenir pour un cinéaste que de participer avec ses petits moyens à la transformation radicale et systématique de sa société pour la construction d'un monde qui ne soit pas traumatisant" A. Bouanani

Il est venu au cinéma (lauréat de l'IDHEC en 1963) par la voie royale, celle du montage. C'est-à-dire le fondement même du langage cinématographique et un des éléments qui fondent la spécificité du cinéma ; et c'est on ajoute à tout cela qu'Ahmed Bouanani est un poète, un homme de lettres, un romancier et scénariste on comprend alors que l'on est devant une figure historique du cinéma marocain ; un cinéaste qui lui a donné ses lettres de noblesse en réalisant et en écrivant des films : son premier long métrage Mirage (1980) est une référence. Face à un cinéma de la saturation et de la surcharge thématique, un cinéma d'assignation à résidence du sens et où le spectateur est condamné à une posture de réception, Ahmed Bounani ouvre la voie sur la pluralité d'approches, l'ambiguïté, la quête. Il avait situé la barre, donné le ton, tracé la voie et annoncé le programme avec son premier court métrage Tarfaya ou la marche d'un poète (1966). Un programme qui prendrait comme titre générique l'errance esthétique : des personnages désaxés, perturbés par une rencontre, aimantés par une lueur /un leurre à l'horizon qui les mène sur un parcours initiatique : Mirage bien sûr mais nous pensons aussi aux films qu'il a scénarisés notamment Adieu forain.


L'ouverture de Mirage est une formidable séquence pédagogique d'apprentissage de scénario : la mise en place du système des personnage avec au centre l'énigmatique Mohamed Ben Mohamed (interprété par l'excellent Habachi), décrit en une série de scènes tantôt statique tantôt dynamiques ; puis l'élément perturbateur (la découverte des billets de banque dans un sac de farine) qui va déclencher l'évolution du récit… mais les films/textes de Bouanani ne sont pas classiques donc ne sont pas lisibles selon les canons de l'écriture dominante ; ils sont traversés de failles où s'immiscent le doute, l'incertitude, le mythe. Il fait des films comme il écrit des poèmes, voir le très beau Quatre sources (1977). Parlant avec Nour-Eddine Saïl de son court métrage Mémoire 14 (1971), il fait référence à la poésie : "Mémoire 14 est à l'origine un poème que j'ai écrit en 1967, et dont certains passages sont d'ailleurs utilisés dans le texte qui accompagne le film…". Interrogé sur son rapport au mythe : "c'est à travers des mémoires anachroniques, des mémoires nourries de mythes que j'essaie de recomposer "la réalité" de mes personnages et de leur univers…Même quand la mémoire - une parmi d'autres- se représente l'image idéalisée de la situation culturelle et économique d'avant la colonisation…elle ne peut ignorer, rejeter la réalité de cette société régie par la féodalité dont le masque se dégage de lui-même à travers cette imagerie exubérante de l'âge d'or… Je ne comprends pas que l'on puisse parler de fuite devant le réel dans un film entraîné tout entier dans le réel et dont chaque plan est une similigravure de la réalité et du fantastique, avec un agencement linéaire de l'histoire et des évènements" Sur la réception du film lui-même : " et si le spectateur marocain se sent agressé par Mémoire 14, cela ne provient pas d'une manœuvre quelconque du cinéaste, mais bien du sujet lui-même. C'est après tout l'histoire d'une agression. Et d'une agression dont nous subissons malheureusement encore aujourd'hui les conséquences…".

Mémoire 14 avec d'autres titres de Bouanani relèvent de l'âge d'or de la jeune cinématographie marocaine, notamment pour le court métrage des années 60 et 70. Bouanani a connu une traversée du désert à l'instar des cinéastes de sa génération mais en tant que monteur et surtout en tant qu'auteur scénariste, il a mis son savoir et son savoir faire au service d'autres cinéastes ; sa collaboration, par exemple, avec Daoud Oulad Syad a donné lieu à de véritables chefs-d'œuvre.
Cependant, son silence définitif résonne malgré tout, tel un cri qui déchire le linceul de l'ingratitude.

Mohammed Bakrim





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