samedi 28 juin 2014

Traitors de Sean Gullette

Deux femmes, un destin


C’est Thelma et Louise, version tangéroise ! Malika et Amal, deux jeunes femmes qui décident de rompre le cercle infernal et de donner à leur destin un autre tournant ! Et si le film de Ridley Scott était la confirmation de deux stars, Susan Sarandon et Geena Davis, au faîte de leur gloire ; le film de Sean Gullette confirme deux valeurs montantes de notre paysage cinématographique, Chaimae Benacha et Sofia Issami.
La première était la révélation de Malak de Abdeslam Kelai, décrochant pour ce premier essai le prix d’interprétation à Tanger ; la seconde n’est autre que Badia, la bombe en mouvement de Sur la planche de Leila Kilani et qui a tellement bouleversé le jeu classique de nos comédiennes que les Cahiers du cinéma lui ont consacré un texte se demandant ce qu’elle était devenue.
Le film de Sen Gullette, « Traitors », n’est pas « traître » à cette double filiation. Il est émaillé de clins d’œil à Malak et à Sur la planche. Lors de leur retour, en duo de la périlleuse mission, voyage qui a conforté leur complicité féminine, Amal (Sofia Issami) raconte à Malika (Chaimae Benacha) son histoire d’amour et lui confie surtout qu’elle est enceinte. Ce qui donne lieu à un tournant dramatique du récit quant Malika, en caméra rapprochée lui demande ardemment de garder son bébé et pour ce faire de quitter « cette poubelle », de fuir : pour le cinéphile averti, il a l’impression que c’est Malak du film éponyme qui revient pour rapporter son expérience à Amal. Malika/Malak : une anagramme portée en outre par la même comédienne !
Autre clin d’œil cette fois à Sur la planche avec le personnage central de Badiaâ interprétée par Sofia Issami et qui est Amal dans Traitors. Chargée, avec Malika, de ramener de la drogue cachée soigneusement dans différentes parties de la voiture, lors de cette opération de camouflage, Amal en profite de temps en temps pour sniffer à l’abri des trafiquants…Mais c’est ne pas connaître la puissance d’Alhaj (Driss Roukhe), le big boss, qui s’en aperçoit en cours de route, fait sortir Amal de la voiture, lui assène des coups devant Malika terrifiée et surtout l’arrose d’eau pour débarrasser son corps de toute odeur compromettante…une opération de lavage comme le rituel quotidien de Badiaâ dans Sur la planche : un bain chaque soir  pour débarrasser son corps des odeurs. Ici les crevettes ; là, la poudre blanche…avec le même résultat, le corps féminin, suspect, incriminé. Le corps qui contribue à l‘écriture de la dramaturgie du nouveau cinéma marocain et que confirment Malika et Amal de Traitors.
Le parcours de Malika est orienté par des rencontres essentielles. Lors d’une belle scène d’exposition, on la découvre comme leader d’un groupe de musique punk-rock qu’elle radicalise dans le sens social en puisant dans la thématique du quotidien. Il y a de quoi ! Elle-même appartient à une famille en détresse sociale, un clin d’œil aux classes moyennes inférieures écrasées par les différentes échéances et les charges nées des mutations violentes qui secouent le corps social. Le film brosse à ce niveau un tableau poignant de la jeunesse urbaine perdue dans ce marasme généralisé. La première rencontre fondatrice dans le programme narratif de la jeune héroïne  a lieu avec la productrice ; elle aime la musique du jeune groupe « mais elle n’est pas un guichet automatique » ; pour accompagner le groupe, enregistrer un album il faut une avance pour les frais de studio à Casablanca. Où trouver la somme nécessaire ? Premier obstacle qui va fonctionner comme élément déclencheur et révéler la personnalité de Malika ; quand ses amies proposent de faire des économies sur leurs maigres salaires, elle penche plutôt pour autre chose. Car il y a urgence. Elle s’aventure dans une arnaque qui n’aboutit pas mais qui sera l’occasion de la deuxième rencontre fondatrice, celle avec Samir. C’est lui qui va lui proposer un contrat risqué mais juteux. Ayant découvert ses talents de mécanicienne, il lui propose de conduire une voiture pour ramener « de la marchandise précieuse ». Un voyage qui lui permet de boucler la liste de ses rencontres avec sa complice Amal. Un aller-retour au pays de la contrebande et du trafic de drogue qui se déroule comme un examen de passage pour ses deux jeunes femmes acculées à l’extrême pour enfin être elles-mêmes : Amal quitte le giron de ses pseudo-protecteurs pour aller rencontrer son destin et Malika sauver sa famille et réaliser son rêve de produire un album.
Ce programme « féminin » sauve le film et l’empêche de se réduire à un catalogue de clichés sur le Tanger by night.
Mohammed Bakrim

Traitors de Sean Gullette, Maroc – Usa, 86 mn, 2013 ; avec Chaimae Benacha, Sofia Issami, Driss Roukhe, Salah Ben Salah, Mourade Zguendi, Nadia Niazi…
Distribué par Najib Benkirane

mardi 24 juin 2014

Khouribga 2014, le palmarès

Ousmane Sembene reste au Maroc

Timité Bassoré (au centre) président du jury avec Omar Salim (membre du jury) et Mohammed Bakrim
C’est un palmarès presque sans surprise, au niveau de son grand prix dans tous les cas, qui a clôturé la 17ème édition du Festival du cinéma africain de Khouribga (14 – 21 juin). C’est, en effet, le film Sotto voce du marocain Kamal Kamal qui a décroché la consécration suprême, le Prix Ousmane Sembene. Le film étant porté par une grande ambition artistique et par un effort de production original. « Pour moi, cette récompense est dédiée à l’ensemble de mes collaborateurs et aux comédiens notamment ; c’est une reconnaissance du travail accompli et de leur générosité », nous dit Kamal Kamal juste après avoir appris son succès. Le jury n’a pas manqué d’ailleurs de relever la qualité de la prestation des comédiens en décernant le prix du meilleur second rôle masculin au comédien Mohamed Choubi, dans une interprétation sobre et émouvante.
Une autre distinction pour le Maroc avec le prix du scénario attribué au film Adios Carmen du jeune Mohamed Amin Benamraoui ; un retour cinéphilique sur la découverte du cinéma dans le Nador du milieu des années 70 avec en filigrane la découverte de l’altérité pour un jeune enfant qui se voit séparé de sa mère obligée de rejoindre son mari en Belgique avant que lui-même ne quitte sa ville natale ; c’est le récit de la perte de l’innocence et l’initiation à la vie. Mohamed Amin Benamraoui est une des valeurs montantes de notre paysage cinématographique.
Le prix du jury est allé à la jeune cinéaste camerounaise Françoise Ellong  pour son film (c’est son premier), W.A.K.A qui traite de la condition féminine à travers la figure d’une jeune mère acculée à la prostitution pour subvenir aux besoins de son enfant…l’amour sera cependant au rendez-vous pour offrir au récit une issue de rédemption mais au prix fort.
L’Afrique du sud est reparti avec le prix de la réalisation attribué à Durban poison de Andrew Worsdale, un thriller poignant qui part à la poursuite de la trajectoire tragique d’un couple d’amoureux criminels, un peu à l’image de Bonnie and Clyde avec en particulier un travail sur la mémoire autour de l’interrogation : qui a tué qui ?
Le prix d’interprétation féminine est allé à Prudence Mydou, la comédienne du film sénégalais Dakar Trottoirs de Hubert Lada Ndao ; et l’égyptien Khalid Abou Naga a obtenu le prix du meilleur rôle masculin pour son jeu de composition dans La villa 69 de Eytan Amin.

vendredi 20 juin 2014

fédération africaine de la critique cinématographique

trois membres fondateurs de la fédération africaine de la critique cinématographique;
                                  Mohammed Bakrim - Baba Diop - Clement Tapsoba

entretien avec Kamal Kamal

« Pour faire un film, il faut d’abord le rêver »

Avec Kamal Kamal à Khouribga

Sotto voce est le troisième long métrage de Kamal Kamal ; il a signé Taif Nizar en 2002 et La symphonie marocaine en 2006. Artiste polyvalent ; il est venu de la musique qu’il continue à chérir et à mettre en scène dans son cinéma. Sotto voce a obtenu le Grand prix du festival national du film. Il est en compétition officielle à Khouribga dans le cadre de la 17ème édition du festival du cinéma africain. Il nous parle ici de son film



Parle-nous du processus d’écriture de Sotto voce ; quel a été l’élément déclencheur : un souvenir familial ; une note musicale ou le désir de filmer Jihane Kamal ?...
Ma mère aimait raconter sa vie, et l’histoire de son passage d’Algérie vers le Maroc en 1958, à travers la ligne Morice ; elle revenait souvent avec des détails qui me laissaient clouer à mon siège à visualiser cette aventure à couper le souffle. Mon rêve de devenir cinéaste était toujours alimenté par ce matériau qui aiderait un jour à faire  un bon film. Bien sûr, pour fabriquer un film, il faut d’abord le rêver. Mais en rêvant, l’air de la chanson de « Bakhta », une vieille chanson de Blaoui Houari, chantée plus tard par Khaled, accompagnait malgré moi les images qui défilaient dans ma tête. Ainsi, j’eus l’idée d’arranger la chanson et la faire interpréter par le philharmonique de Budapest et son fameux pupitre de chœurs. Cet air, ainsi arrangé, m’inspira plusieurs scènes dans le scenario et m’imposa, surtout, la façon de les réaliser.
La musique est une composante essentielle des tes films ; ici elle est un élément de la dramaturgie au point de donner son titre au film…la structure est proche d’un opéra en trois actes.
Pour moi un film, comme une pièce théâtrale, un opéra ou une symphonie, est composé de trois actes. Souvent dans les films, la musique est un élément qui donne d’autres dimensions à l’œuvre, adoucir le passage d’une scène à une autre ou extérioriser une émotion. Pour moi, c’est un élément dramatique qui fait avancer l’action et qui donne, par sa valeur intrinsèque, certaines informations  et matérialiser certaines sensations que le langage parlé ou le langage du corps ne peut pas faire. J’ai utilisé une version instrumentale de la chanson « je crois entendre encore » de Bizet, vers la fin du film. Beaucoup, qui ne connaissent pas les paroles vont la prendre pour une musique qui accompagne l’image. Pour les gens avertis, c’est une musique porteuses d’informations et surtout d’espérance  pour cette fille qui s’est vu balafrer le visage. «  Je crois entendre encore caché sous les palmiers. Sa voix douce et sonore comme un chant de ramiers »
La présence de l’opéra, de la neige…sont des éléments insolites dans notre filmographie : on ne voit pas beaucoup d’opéras dans nos films : la neige non plus ; comment tu as géré ces deux dimensions essentielles, en termes de production et de montage.
Ce sont les deux éléments qui ont « bouffé » la plus grosse partie du budget du film, vu le coût élevé des décors, des costumes de la figuration dans l’opéra ainsi que la neige artificielle que nous avons dû importer de France pour couvrir de larges espaces au milieu de la forêt. Bien sûr que le budget alloué au film ne supportait pas d’importer la neige artificielle, construire une scène d’opéra, enregistrer les musiques avec le philharmonique de Budapest, engager un ténor et une soprano de renommé etc… Le film n’existerait pas sans ses éléments et je n’étais pas prêt à faire des concessions. Mais heureusement pour moi, j’ai eu la chance de rencontrer un membre de la famille Rahal  qui par sa générosité légendaire a assuré la bonne fin du film. Je ne saurai jamais la remercier.
Ton film est d’une manière ou d’une autre un hommage aux comédiens ; on les voit dans des plans sublimes.
Ce sont des gens qui ont toujours travaillé avec moi et que j’aime beaucoup. Cette relation d’amour devient un moteur puissant qui nous propulse vers l’avant. Elle devient un stimulant qui nous fait oublier nos douleurs et nos souffrances au point de nous sacrifier pour ce rêve collectif qui est notre film. Nous nous aimons et nous regardons dans la même direction.
Le contexte historique du film est fondamental pour saisir certains enjeux « politiques » implicites mais réels du drame ; cependant tu n’as pas donné suffisamment d’éléments dans ce sens : quelques allusions dans les dialogues, l’extrait d’un journal affiché sur un mur…tu ne voulais pas surcharger le texte où tu as cherché à privilégier la dimension universelle de la tragédie qui se dessine.
Le cinéma est universel. Il est là pour défendre l’homme là où il est. La ligne Morice et la révolution algérienne ne sont qu’un prétexte qui sert la dramaturgie. La mort à bon marché  est du ressort des révolutions dans le monde entier. Les gens simples sont son bois d’enfer.  Je souligne tout ça dans l’une des scènes de la fin du film mais j’ai préféré rester subtil en privilégiant des signes par analogisme à la parole. 

Ton troisième film renvoie au premier Taif Nizar autour de la question de la vérité et de la relation de faits historiques. Dans Sotto voce, il y a la présence du violoncelle brisé puis reconstitué morceau par morceau comme une mémoire qui se souvient par bribes avec certainement des trous de mémoire.
Nous sommes le fruit de notre histoire. Nous sommes blessés partout sans qu’on le sache. Les politiques, après une révolution, ne parlent et ne veulent surtout pas raconter les horreurs  engendrées par ces révolutions qu’ils ont déclenchés eux même. Ils ne parlent et ne louent que ses gloires. Nous ne pouvons nous guérir de nos maux que si nous nous penchons sur notre vraie histoire, la critiquer puis l’accepter pour partir sur de bonnes bases et surtout pour ne plus tomber dans les pièges de la guerre  et de ses horreurs. L’Homme peut régler ses problèmes sans être violent pour autant.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim

(Khouribga, juin 2014)

mercredi 18 juin 2014

cinéma africain Khouribga

Entre le marteau et l'enclume, Sotto voce


Les projections du festival du cinéma africain de Khouribga, se suivent et se distinguent par leur démarche, leur ambition artistique et/ou didactique…Elles se ressemblent dans leur programme générique celui de nous faire voyager dans l’imaginaire collectif des sociétés africaines d’aujourd’hui.
Le premier film à ouvrir les projections de la compétition officielle nous vient du Congo, Entre le marteau et l’enclume de Amog Lemra. Jeune cinéaste qui raconte-t-il a eu la passion du cinéma…au Maroc lorsqu’il est venu travailler comme figurant dans la superproduction hollywoodienne La chute de faucon noir de Ridley Scott, tourné principalement dans les régions de Salé. Avec Entre le marteau et l’enclume, il nous propose une radioscopie accablante de la nouvelle bourgeoisie africaine qui pollue nos villes par son amour des 4X4 et surtout par ce luxe arrogant, sa cupidité…à travers la figure de Pascal, un riche entrepreneur qui change de partenaires féminines comme il change de chemise. Cette dimension sociologique ouvre le récit sur les multiples facettes de l’urbanité qui est l’expression éloquente de l’échec d’un modèle de développement hybride si ce n‘est bâtard où la culture de l’argent transforme le corps en simple marchandise.
C’est un registre mi-épique mi tragique que choisit le cinéaste marocain Kamal Kamal pour son troisième long métrage Sotto voce. Le titre situe déjà un aspect fondamental du film, celui de la présence de la musique non plus comme simple composante de la bande son mais comme élément structurant de la dramaturgie. Si Le récit démarre avec une indication spatio-temporelle, Casablanca, 2011, pour accentuer une allusion réaliste, mais c’est très vite pour s’embarquer dans un voyage dans le temps à partir 1954 et surtout 1958 et dans l’espace pour nous situer à la frontière maroco-algérienne. La frontière un élément éminemment dramatique, un entre-deux propice à générer la tragédie née de la confrontation de deux mondes. « J’aime les frontières et je n’aime pas les douaniers » dixit J.-L. Goddard. La frontière nous accule à nous révéler…mais ici c’est une frontière qui se révèle une frontière entre la vie et la mort. Kamal Kamal raconte en effet le drame d’un groupe de jeunes sourds-muets risquant la condamnation à mort par les tribunaux des colonialistes et que leur protecteur veut faire passer au Maroc à l’instar des militants de la révolution algérienne qui viennent trouver refuge dans les zones orientales du Maroc. C’est d’ailleurs à travers l’un des réseaux de la révolution que le groupe tente la traversée. Le film revient sur les enjeux explicites, le risque et le danger physique symbolisé par les mines, et implicites qui relèvent de la grande politique, celle qui finit par broyer autant que les mines. Le film ne se réduit pas à cette dimension historique ; il est porté par une narration en abyme avec l’irruption de séquences d’opéra, écrites et réalisées par le cinéaste lui-même ; Kamal Kamal est un homme de musique…séquences éloquentes  qui évitent au film d’être ramené à un simple film d’aventure. Une manière distanciée de s’approcher d’un fait historique encore trouble. La scène d’ouverture nous offre une indication majeure à ce propos : si le film démarre  avec un plan large de la ville de Casablanca, la narration elle-même commence à partir d’un lieu indéfinissable, une sorte de pension habitée par des fantômes et où émerge la figure du narrateur qui restitue un pan de l’histoire à partir de la mémoire individuelle. La figure du violoncelle brisée et reconstitué morceau après morceau est une belle métaphore de la mémoire qui raconte par bribes. Le lieu lui-même renvoie à un temps en ruine, celui animé par des cadavres ambulants et qui portent des blessures tues. C’est la beauté et l’art qui jouent comme élément déclencheur de restituer la mémoire dans sa dimension tragique car rien n’est sûr ; à l’image de l’opéra de Bizet qui a inspiré  Kamal Kamal, et intitulé « je crois entendre encore ».  Avec son troisième film, porté par une belle image, une prestation magnifique des comédiens…Kamal Kamal envoie des clins d’œil à son premier film avec la question de la vérité historique et à son deuxième long métrage en suivant de près le destin d’une communauté condamnée à prendre son destin en main, sans garantie sur le résultat final. Le destin collectif étant tributaire de choix individuels, ceux des leaders et des meneurs d’hommes. Kamal Kamal choisit explicitement de confier cette tâche à l’art.


mardi 17 juin 2014

le cinéma est encore possible

Cinéma africain à Khouribga
Le cinéma est encore possible !


Face à la rude concurrence imposée par un mondial qui démarre en trombe, la cérémonie d’ouverture de la 17ème édition du festival du cinéma africain n’a pas trop souffert et a tenu toutes ses promesses et les différents intervenants ont en profité pour envoyer des signaux à qui de droit ; y compris des intervenants  officieux comme ces militants locaux des droits humains qui ont profité de la visibilité du festival pour venir à la périphérie du complexe culturel  dire et rappeler leurs revendications…mais le tout dans une sérénité et sans entamer l’enthousiasme chaleureux de la population, à l’image du climat (cette fois naturel) qui règne sur la ville. Les aspects protocolaires et officiels du cérémonial d’ouverture ont été agrémentés cette année de la prestation fortement appréciée par les festivaliers d’une troupe locale des fameux Abidate Rma avec une touche chorégraphique initiée par notre artiste Lahcen Zinoun ; une troupe de danse ivoirienne Move Africa est venue prolonger cette ambiance du terroir et le colorier d’une touche originale. La Côte d’ivoire a été fêtée justement comme le pays invité de cette édition avec un hommage appuyé signé Nour Eddine Saïl, président de la fondation du festival du cinéma africain de Khouribga qui a rappelé les connexions entre le cinéma et la démocratie ; le dynamisme et le volontarisme des actuels dirigeants ivoiriens pour relancer leur cinéma et les relations dans ce domaine avec le Maroc montrent que « le cinéma est encore possible ». Les films sont l’expression d’une démocratie en marche et les cinéastes ont besoin de liberté pour s’exprimer et exprimer l’imaginaire de leur société et là souligne-t-il « c’est un enjeu stratégique qui transcende les personnes et même telle institution ou telle autre ; le cinéma comme enjeu d’un Etat qui construit son projet national ». Un représentant de l’ambassade de la Côte d’ivoire à Rabat, le chargé des affaires culturelles, a reçu un trophée symbolique pour sceller ces retrouvailles amicales.
La seule fausse note qui a entaché cette belle cérémonie d’ouverture étant le retrait d’une bonne partie du public de la salle, entrainé peut-être par le geste des officiels qui ont tourné le dos à la projection du film d’ouverture dédié justement à l’hommage au pays invité. A l’issue de la projection, il n y avait dans la salle qu’une poignée de cinéphiles et la délégation ivoirienne. Et pourtant ce n’’était pas n’importe quel film, Djeli de Fadika Kramo-Lanciné relève du patrimoine cinématographique non seulement ivoirien mais africain. Il a décroché en effet en 1981, « L’étalon d’or », le grand prix du Festival panafricain d’Ouagadougou. Et son réalisateur, Fadika Kramo-Lanciné, est une figure historique du cinéma de notre continent et il dirige aujourd’hui le cinéma de son pays. Djeli, un conte d’aujourd’hui (1980) est son premier long métrage. Il peut se lire aujourd’hui comme un document à double titre. Sur la société ivoirienne de l’époque et sur les conditions de production d’un film de cinéma. La démarche relève globalement d’un cinéma didactique. Le scénario relate le désir de deux jeunes ivoiriens, ayant terminé leurs études de s’unir pour la vie. Sauf que les pesanteurs des pratiques ancestrales vont se dresser comme obstacle « culturel » ; la fille appartient à une tribu de dignitaires alors que le garçon descend d’une filiation de griots. Tout le clan de la jeune fille qui loue pourtant sa réussite scolaire, va se dresser contre ce projet…sauf que le film n’est pas schématique dans ses portriats ; l’oncle de la jeune fille invité comme un ainé sage va se révéler très modéré dans ses jugemenste et attentif à l’évolution de la société. Le récit que développe Fadika Kramo-Lanciné s’inspire de la structure narrative d’un conte africain avec une scène d’ouverture en pré-générique qui dessine en filigrane les enjeux du drame qui vient. Une sorte de mise en abyme qui crée une distance et invite le spectateur à « coopérer » dans le montage du récit avec en particulier une fin en suspens…qui laisse la porte ouverte au débat. Le film accumule des indices qui offrent les images contrastées de la forme de développement en vigueur dans le pays. Une urbanité qui dit le boom économique des années 70 ; des tours qui envahissent le ciel, filmées en contre-champ des signes ostentatoires de la misère qui pèse sur la périphérie. A la verticalité des villes, où l’on se déplace dans un tourbillon de sons et de lumières, s’oppose l’horizontalité du village où l’on marche à son rythme. Cependant, ce découpage n’est pas manichéen ; au sein du village, le béton fait son apparition, et le rêve du père de la jeune fille est d’offrir à ses enfants une maison à l’image de celle des villes. Les valeurs ne sont plus figées et les jeunes subissent les faits de cette métamorphose.
L’autre rendez-vous qui a marqué les premiers jours du festival est le colloque organisé autour du thème, « le cinéma et l’Etat en Afrique ». Modéré par le président du festival de Khouribga, M. Saïl, le colloque a vu l’intervention du directeur du cinéma de Sénégal, M. Hugues Diaz et de M. Emile Bassek du Cameroun. Très vite, un consensus s’est dégagé sur le rôle stratégique de l’Etat dans la production, la promotion et la production du cinéma en Afrique. Mais à partir de là, des questions stratégiques se posent : jusqu’à quel niveau cette aide de l’Etat peut-être efficace sans se transformer en mainmise et en instrumentalisation idéologique. Comment alors dessiner le périmètre d’une politique publique en la matière ? L’une des pistes avancées est celle de l’importance de l’existence d’une profession organisée et d’un secteur indépendant. Le représentant du Caméroun a mis en parrallèle deux modèles en vigueur actuellement en Afrique : le modèle marocain porté par une politique publique d’aide au cinéma et un volontarisme affiché avec en face le modèle nigérian et l’explosion de la production privée autour des films numériques (des coûts de production très bas et un marché national et régional de plusieurs millions de spectateurs). Le Cameroun hésite ; pour trancher, il compte inviter prochainement, les représentants des deux modèles, le Maroc et le Nigéria, à en débattre dans un face à face qui sera organisé prochainement en marge du festival Ecrans noirs à Yaoundé. Un match qui promet !
Mohammed Bakrim




lundi 9 juin 2014

Ousfour chez les étudiants du cinéma

L'hommage de l'ESAV Marrakech au pionnier du cinéma marocain


Un enthousiasme chaleureux et sympathique a accueilli la soirée spéciale consacrée au pionnier du cinéma marocain, Mohamed Ousfour, par l’école supérieure des arts visuels de Marrakech, le jeudi 5 juin. Son directeur, M. Vincent Melilli a rappelé lors d’une allocution d’ouverture le contexte dans lequel intervient cet hommage, celui justement d’une semaine de découverte du cinéma marocain, maghrébin et africain ; «  chaque fois que l’opportunité nous le permet, nous présentons à nos étudiants au terme de cette semaine d’initiation à l’histoire du cinéma, une œuvre emblématique de cette quête d’expression qui a animé les pionniers, et Mohamed Ousfour en est la figure la plus représentative ».
La soirée dédiée principalement aux étudiants de l’Esav et aussi ouverte au public des cinéphiles et des chercheurs universitaires de la ville ocre, a été organisée autour de la projection du film, Le fils maudit de Mohamed Ousfour et agrémentée par la projection surprise du nouveau court métrage de Nour Eddine Lakhmari, Black screen présenté en présence de sa scénariste et son inspiratrice, Nadia Larguet…Du coup, la soirée a pris l’allure d’un vibrant et émouvant hommage au cinéma marocain et à ses hommes, les pionniers ou ceux qui se battent encore pour lui assurer une continuité et la pérennité de ses acquis.


Le Fils maudit est un film de 1958 ; il a été fêté justement en 2008 comme le premier film marocain donnant lieu à une date repère de ce jeune cinéma. C’est un film qui a frappé le jeune public présent ainsi que les critiques et universitaires intervenus lors du débat, par sa fraîcheur, par la pertinence de son propos et par la prouesse de ses choix techniques réalisés dans des conditions en deçà des normes requises pour un film de cinéma. Au moment où le cinéma international a bouclé sa boucle en termes de maîtrise du langage cinématographique et offrant au public des sommités artistiques : c’est l’année par exemple, où Chahine signe son chef d’œuvre  absolu, Gare centrale ; Orson Welles avec La soif du mal, le film qu’on enseigne dans les écoles du cinéma ; c’est l’année où l’Inde nous donne Le salon de musique, le chef d’œuvre universel de Satyajit Ray et où en Farnce Jaques Tati amuse rien que par les moyens du cinéma dans Mon Oncle et je ne parle de Hitchcock et ses Sueurs froides…C’est dans ce contexte là que « Après un demi-siècle, le marocain réinvente le cinéma muet, et il essaie de le faire parler ! De quoi faire hurler le ciné-clubard. Pourquoi nous parler de cette espèce d’énergumène attardé qui ne connaît ni Eisenstein, ni Orson Welles, ni Bergman, ni Godard ? C’est vrai, Tchiquio n’est pas cinéaste. Ce n’est qu’un rêveur qui a filmé ses rêves, un révolté analphabète qui a fixé sur la pellicule l’image dérisoire de sa liberté » comme le note si bien Ahmed Bouanani, l’auteur prodige du cinéma marocain. Celui qui a aimé et apprécié à sa juste valeur l’apport inédit de Mohamed Ousfour au point de lui consacrer un court métrage de 7 minutes, projeté à l’Esav avant le film de Ousfour. Intitulé de Petite histoire en marge du cinématographe, réalisé en 1974, le filmest à l’origine, le magazine inséré dans les célèbres actualités marocaines qui  étaient projetées dans les salles de cinéma en guise de journal télévisé avant l’heure. Avec des images d’archives et d’autres reconstituées et jouées par les enfants de Ousfour, Bouanani a rendu le parcours original de cet autodidacte venu du Maroc profond vers Casablanca où il tombe fasciné du cinéma…et ne se contente pas, lui le vendeur de journaux, d’en consommer, mais décide d’en faire. Dès 1941, il « tourne » dans la forêt de la banlieue casablancaise, une série sur son héros fétiche, Tarzan…sketches qu’il présente dans des salles publiques agrémentées de combat de boxe. En 1947, il commence à collaborer à des productions internationales tournées au Maroc ; il attire tout de suite l’attention par son ingéniosité et son sens pratique qui lui permet de bricoler des « effets spéciaux » rien qu’avec les moyens de bord. En 1957 il commence le tournage de son film phare, Le fils maudit. Bouanani rapporte qu’Ousfour a réussi en même temps à faire un prologue en couleurs  où on le voyait parlant en arabe classique (doublée par la voix de Mohamed Habachi) pour demander l’indulgence du public ! Jeudi dernier à Marrakech, plus que de l’indulgence, les jeunes étudiants du cinéma, lui ont fait, à titre posthume, un triomphe. Ils ont vu dans son « bricolage » les signes précurseurs d’un cinéma local, les composantes d’un essai qui reste à transformer. La balle est dans leur camp.
Mohammed Bakrim


mercredi 4 juin 2014

Quel enseignement pour quel cinéma

Entretien avec Youssef Ait Hammou
Bakrim, Ait Hammou, Bouhoho à Marrakech, juin 2014

En cette période d’examens et de concours, il sied de jeter un regard sur l’état des lieux de l’enseignement du cinéma au Maroc. La publication du nouveau livre, L’éducation aux médias de Youssef Ait Hammou, universitaire et critique de cinéma, nous offre l’opportunité d’aborder avec son auteur les questions qui traversent le champ de la didactique du cinéma.
1   Vous venez de publier un livre sur l’enseignement et le cinéma au Maroc. Quels sont les grands axes que vous avez abordés dans votre travail ? 
A mon sens,  la relation cinéma/enseignement se présente de deux manières possibles: la première est pratique et elle consiste à former des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel, la seconde est théorique et elle porte plutôt sur la formation de théoriciens du cinéma (sociologie, psychologie, critique, enseignement…). Au Maroc, la formation aux métiers du cinéma est en avance par rapport à celle des métiers de la recherche académique. Et l’intégration des faits filmiques en milieu scolaire est pratiquement inexistante, malgré la fameuse circulaire de Abdellah Saaf, les multiples formations des professeurs à l’audiovisuel en classe, initiées particulièrement par les Instituts français du Maroc. Le Maroc souffre de l’absence d’une éducation du regard dans un monde où l’apprenant est devenu expert en matière de consommation boulimique et sauvage des images. Nos jeunes apprenants souffrent aussi de l’absence de toute rencontre avec la beauté, le sublime, la bouleversante contemplation des arts.
Mon livre « l’éducation aux médias » s’inscrit donc dans cette problématique socio-culturelle et éducative et il constitue  une modeste contribution à la réflexion sur les rapports possibles film/Ecole au Maroc, et ce, selon  quatre  axes majeurs :
-      L’intégration de la culture filmique dans le cursus de formation et d’enseignement. Etant donné que nos enfants sont immergés de manière sauvage dans la jungle des images, il est du devoir de l’Ecole de leur offrir des occasions de réflexion, d’analyse, de distanciation vis-à-vis des images et des films afin que ces derniers soient des outils d’intelligence et non des médiums de médiocrité et de bêtise… Le  décryptage des films et la verbalisation de l’expérience filmique  doivent figurer dans le socle des fondamentaux comme la lecture,  l’écriture et le calcul pour faciliter l’accès à la société de la connaissance et pour s’approprier la modernité à bon escient. Nos jeunes consomment trop d’images de manière superficielle. Ils consomment surtout de la laideur filmique (films de bas de gamme, violence, pornographie, image cadrées, mal montées…).Et le rôle de l’Ecole est justement de leur donner les meilleurs repères et  les attitudes saines pour éviter des drames psychologiques, sociaux et culturels.
-      L’utilisation des faits filmiques et cinématographiques comme outils pour un enseignement des savoirs et des langues efficace, attractif, interactif, inventif et durable. En matière d’enseignement, une image  vaut dix mille mots et le film facilite l’approfondissement des savoirs et encourage à faire du questionnement et de l’interrogation des valeurs épistémologiques et pédagogiques prioritaires.
-      Le film comme objet de réflexion théorique académique (sociologie, psychologie, psychanalyse, esthétique, historique…),
-      Le film comme composant d’un savoir intertextuel et inter- sémiotique permettant  une réelle fraternité des arts qui abolit à coup sûr l’imbécile cloisonnement des arts.
Le livre n’est ni un réquisitoire ni un pamphlet. Il se contente d’établir le constat de la faillite de notre enseignement, du primaire à l’université,  en matière d’éducation du regard, de pédagogie par l’image ;  et il propose des pistes de réflexion sur les apports de l’audiovisuel en milieu scolaire.




2)   Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’enseignement du cinéma au Maroc ? Certains observateurs n’hésitent pas à parler d’une inflation de l’offre au détriment de la rigueur qui sied à un tel projet ?
Partons du postulat selon lequel aucune école de cinéma au monde ne peut former un artiste ; elle ne peut que former aux métiers et à la culture cinématographique ou tout au plus aider, comme dirait Youssef Chahine, à révéler  l’artiste en nous. L’école de cinéma ne peut enseigner que ce qui est quantifiable, mesurable !
Contrairement à ce qu’on pense, il n’ y a pas assez d’écoles de formation aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel au Maroc. L’inflation est sans doute perceptible dans l’axe Cas-Rabat-Kénitra, mais pas dans les différentes  régions du Royaume ( comme Oujda, Nador, Khoribga, Sidi Kacem, Kelaa sraghna,, Layoune, Dakhla, TanTan). Les grandes écoles de cinéma (ESAVM, ISMAC, ISCA…) et les petites écoles d’audiovisuel de Casablanca sont incapables de répondre à la demande toujours grandissante en formation et apprentissage. Les jeunes sont donc obligés, pour « assouvir » leur soif d’apprentissage, de se rabattre sur les ateliers  offerts en extra par les  festivals  de film amateur ou sur des sites d’internet. On est en deçà du minimum quantitatif requis en matière d’écoles de cinéma et de formations académiques en audiovisuel. De plus, la culture filmique n’existe pas encore dans nos écoles publiques. Il n’ ya pas d’éducation du regard dans notre enseignement. Notre Ecole forme des aveugles  dotés de grandes oreilles sensibles uniquement aux  murmures verbaux.
Concernant la qualité de l’enseignement du cinéma au Maroc, il semble nécessaire d’insister sur trois remarques : oui, le constat est amer : de nombreux centres de formation audiovisuelle ne correspondent pas du tout aux normes internationales d’enseignement du cinéma. De nombreux  professeurs sont de simples amateurs de cinéma qui ignorent la réalité du cinéma et de l’audiovisuel, et la plupart des professionnels qui flirtent avec l’enseignement  manquent de pédagogie, de didactique. Dilemme : face à la demande de plus croissante en matière de formation au cinéma, l’offre  de formation est généralement défaillante. Et, puis, pour de nombreux jeunes le cinéma n’est pas une passion ou une addiction ; c’est plutôt un simple gagne pain comme d’autres, ou un simple hobby éphémère. Ils sont à la quête du diplôme et non pas de l’art ni de la culture. C’est décevant, mais c’st ainsi.
Nos écoles de cinéma  et d’audiovisuel manquent généralement de cinéphilie, d’ouverture sur la création artistique, de la saveur littéraire, d’épaisseur culturelle, de progression pédagogique  efficiente. La techné supplante l’arte. L’égocentrisme supplante le sentiment citoyen. Nos écoles de cinéma surfent sur un malentendu pédagogique
La meilleure école de cinéma est sans doute le plateau de tournage, les studios de montage et de mixage, les ateliers d’écriture. On ne nait pas cinéaste, on le devient ! Pour entrer dans l’Olympe du cinéma, l’étudiant de cinéma et d’audiovisuel doit nécessairement associer les bancs de l’école et la poussière des plateaux. Et puis, à quoi sert la création filmique si les produits ne sont pas visibles ? Les écoles de cinéma sont appelée à s’associer à des chaines de télévision, à des sociétés de production, à des salles de cinéma (enfin, ce qui en reste !), à de l’événementiel !



3)   Vous animez de nombreux ateliers de formation et d’initiation au scénario à travers le Maroc…notamment auprès des jeunes ; quels enseignements en tirez-vous ? Y a-t-il vraiment une crise de l’inspiration dramatique dans notre pays ?
Le cinéma est à la fois une émotion, un savoir, un savoir-faire, un savoir-être, un faire-savoir !
Malheureusement, nos jeunes, qui ignorent ces cinq composantes, manquent d’inspiration et d’idées ou bien ils ont beaucoup de difficulté à exprimer leurs émotions et leurs idées via l’image et le son. Trois raisons majeures peuvent expliquer cet état de fait : la volonté d’être original à tout prix, le mépris à l’égard de la littérature , de la philosophie et du cinéma classique, la mainmise des téléfilms bas de gamme sur l’imaginaire des jeunes, la confusion entre Tv et cinéma, l’auto-censure, la vénération de la médiocrité filmique, l’incapacité à observer le vivant et la société, la quête de la notoriété rapide et facile, l’absence de croyance et d’engagement pour les grandes causes humanitaires ou sociales . Nos jeunes ont peur de devenir Œdipe et Prométhée ! Ils ont également peur de l’enfant en eux !
Nos jeunes, n’étant pas imprégnés de chef-d’œuvre comme La Strada, Citizen Kane, Rashomon, le Salon de musique, Wechma, le mandat, le Guépard, Taxi Driver, E.T l’extra-terrestre…, ne peuvent que reproduire la médiocrité qu’ils consomment sans distance ni esprit critique sur les chaines de télévision comme MBC2, 2M, RTM… On forme des cinéastes incultes qui zappent sans état d’âme les documentaires, les genres filmiques autres que le drame social, le cinéma d’auteur, le film expérimental, les films des contrées lointaines, les films populaires exigeants…Nos jeunes sont trop consensuels et ont peur de surprendre, de choquer, de s’aventurer…
Mais, il semble nécessaire de faire un bémol à ce qui vient d’être avancé ici. Lors de mes ateliers dans les festivals d’amateurs et de jeunes, de jolies révélations émergent ça et là. Elles émergent parce qu’elles ont savouré les chefs-d’œuvre du patrimoine cinématographique  de l’humanité et du Maroc, parce qu’ils ont bénéficié d’une pédagogie qui débloque leur  qui imaginaire. Et qui les encourage à oser sans trop doser !
Le principal défaut de nos jeunes, c’est qu’ils sont incapables de raconter un film dans ses détails les plus pertinents. Ils ont beaucoup de difficulté à verbaliser leur expérience filmique. Du coup, ils ne gardent des films que de vagues bribes sans épaisseur. Et qui ne sait pas raconter un film vu, ne saura jamais ni écrire ni tourner un film à voir !
De plus, leur égo est démesuré. Au pays des aveugles, les apprentis cinéastes sont rois. Les valeurs d’humilité,  de pudeur, d’écoute, de patience, de travail collectif, de curiosité, de respect de l’autre qui sont des valeurs du cinéma) sont très  rares chez nos jeunes. Il faut dire qu’ils n’ont pas accès aux grands modèles mondiaux !
Chez eux, le cinéma est un passe-temps, un hobby et rarement une passion. Rarement un labeur qui doit respecter des règles dramaturgiques et de mise en scène avant de s’insurger sur elles.
Enfin, en raison d’un certain intégrisme audiovisuel, les jeunes refusent de se nourrir dans les autres arts (théâtre, peinture, musique, littérature, arts plastiques….). Ils dénigrent toute fraternité des arts ! Pas seulement les arts, ils sont en rupture totale avec les langues étrangères !
A mon sens, si l’on veut vraiment développer un jeune cinéma (et pourquoi pas une jeune télévision ?) qui corresponde aux normes internationales et qui révèle des artistes marocains, il semble indispensable d’exposer les jeunes, dès l’âge de 6 ans ,aux chef d’œuvre de l’humanité, de le convaincre que le cinéma est aussi une culture,   et pas simplement un divertissement pour ilotes, et que la création exige de la rigueur et du labeur presque ascétiques.  Il faut  aussi permettre une grande visibilité des films des jeunes amateurs dans nos salles de cinéma, sur les chaines de télévision, dans les textes des critiques professionnels…C’est là la condition sin que none, sinon continuons à faire du « sounima »  et de la « talfa’zadt » !
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim

(Marrakech, juin 2014)

Albachado de Hassan Aourid

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