jeudi 29 octobre 2015

Ben Barka de Simone Bitton

BENBARKA: Une affaire de cinéma



Il ya cinquante ans, disparaissait Mehdi Benbarka. L’occasion de trouver certyaines pages encore obscures de l’histoire contemporaine du pays. Des rencontres et des hommages sont au programme. Mais Ben Barka c’est aussi une affaire de cinéma ! Le cynisme de l’histoire a fait que la disparition du leader en exil de l’opposition marocaine disparaisse au moment où il avait rendez-vous avec un cinéaste pour le tournage d’un film. Ben Barka était-il cinéphile ? Entre les mathématiques et la politique y avait-il encore une place disponible dans son « disque dur » pour la culture, les loisirs et autres plaisirs de la vie ?  Son destin est porteur d’interrogations sans réponses, auxquelles nul ne peut répondre catégoriquement ; ce qui est certain c’est qu’il était conscient du rôle que peut jouer le cinéma dans la panoplie de moyens qu’il mobilisait dans son combat international contre l’impérialisme. La preuve s’il en faut, c’est son acceptation de venir à ce rendez-vous parisien dans le but justement de discuter du projet d’un long métrage consacré au mouvement de libération dans le tiers monde avec son apport comme figure emblématique de ce mouvement.  Projet qu’on lui a présenté légitimé par des noms prestigieux du cinéma français : Marguerite Duras était pressentie pour l’écriture et Georges Franju pour la réalisation. Franju (1912-1987) auteurs de plusieurs films dans la lignée de ce que Truffaut avait appelé la qualité française, basés notamment sur l’adaptation de grands titres de la littérature française comme La tête contre les murs ou Thérèse Desqueyroux. Ce sinistre vendredi du 29 octobre 1965, il était attablé à la brasserie Lipp du Boulevard St Germain. Il avait rendez-vous justement avec le leader marocain venu spécialement de Suisse pour parler du film. On sait ce qu’il en adviendra : Ben Barka ne franchira jamais le seuil de la brasserie. Interpellé par des gaillard qui se sont présentés avec des cartes de la police française, confiant il les suivit pour ne plus jamais réapparaître.
La légende rapporte que Franju a depuis lors cessé de prendre de l’alcool, Ben Barka a été arrêté presque sous ses yeux,  exprimant ainsi un malaise qui n’est pas seulement le sien. Mehdi a disparu, enlevé à cause du cinéma.
L’image manquante
Une dette qui explique certainement que Ben Barka soit devenu un objet de désir cinématographique et/ou audiovisuel. Cette page tragique, empreinte d’ambigüités et de complexités a été revisitées par le cinéma et la télévision…avec des bonheurs divers. L’intérêt n’étant pas toujours inscrit dans la transparence de la recherche historique et du témoignage artistique. A une exception près, l’excellent documentaire Ben Barka une équation marocaine de Simone Bitton, on peut dire que si Mehdi Ben Barka demeure une énigme politico-policière entre le Maroc et la France, il reste fondamentalement le titre de l’image manquante de notre imaginaire collectif. Une lacune à combler dans le sillage du travail politique, social et culturel de réhabilitation de la mémoire collective, entamé et inachevé avec le début du nouveau règne.
Si toute une recherche approfondie reste mener, un bref  flashback nous apprend que le cinéma s’est intéressé  très tôt à ce qui a été convenu d’appeler « l’affaire Ben Barka. Au début des années 70, tout ce que le Maroc comptait comme intelligentsia était animé à son arrivée à Paris d’une grande curiosité, découvrir un film devenu mythe car il était interdit de sortie marocaine, L’attentat d’Yve Boisset (1972). On chuchotait sous le manteau qu’il y avait un film qui traitait de Mehdi Ben Barka. Le film en fait s’est inspiré de l’événement encore « chaud » pour élaborer ce que la critique appelait à l’époque « une fiction de gauche » et dont Yves Boisset était un parfait spécimen : des idées généreuses de progressisme portées par une forme cinématographique « hollywoodienne » : récit transparent, stars…Le film faisait allusion indirectement à « l’affaire » en racontant l’enlèvement à Paris d’un dirigeant progressiste du sud, Sadiel, interprété par Gian Maria Volonte ; en fait tout le monde comprenait qu’il s’agissait de Ben Barka. En face il y avait Michel Piccoli dans le rôle trop proche de l’allusion à Oufkir. C’est ce que les services de la censure marocaine avaient vite compris  et le film fut interdit…créant un mythe et excitant la curiosité des cinéphiles et des politiciens. Tout le monde s’accordait cependant à dire que le film (ou le roman) de Mehdi était encore à venir.
« J’au vu tuer Ben Barka » (2005) de Serge Le Perón, ne répond non plus à cette attente mais apporté des indices significatifs sur la vision du sujet de la part des autorités marocaines. D’abord c’est une co-production maroco-française, le film bénéficiant même de l’apport du fonds d’aide relevant du Centre cinématographique marocain. L’Etat n’hésitant pas à financer un film sur un sujet tabou. Ensuite ce sont des comédiens marocains que l’on voit interpréter des protagonistes célèbres de l’affaire, Abdellatif Khamouli dans le rôle de Dlimi par exemple. Le fil centre son récit sur le point de vue d’un sujet français à savoir Georges Figon qui est justement censé produire le fameux film sur la décolonisation qui va finalement s’avérer un piège tendu au leader marocain.
  Le film cherche à cerner l'évolution psychologique et dramatique de ce personnage énigmatique qui est George Figon ; c’est un récit subjectif : son corps ouvre le film et sa voix en porte la narration ; un héros tragique qui finit par rencontrer un autre héros d'une tragédie historique, Ben Barka. Dans sa dramaturgie, le film emprunte d'ailleurs à la tragédie sa progression avec un prologue, trois actes et un épilogue. Son esthétique est marquée par une double référence : au film noir dans sa variante française tendance Jean-Pierre Melville et au documentaire notamment dans le traitement des archives d'époque.
Le titre du film induit une hypothèse qu'il ne vérifie pas : on ne voit personne voir tuer Ben Barka. Cela se passe hors champ. Figon suit effectivement la voiture qui enlève Ben Barka, arrivée à la villa-prison, il reste au rez–de-chaussée avec les ripoux français qui ont enlevé Mehdi. On entend du bruit (en quelque sorte les Marocains entre eux), Figon a même eu un malaise (c'est l'intellectuel qui sommeille en lui qui se réveille au bruit de l'horreur ? Métaphore de la conscience française devant le drame qui s'accomplit ?). Figon ne verra rien et nous non plus. Ce choix de privilégier le hors champ ne sera pas adopté dans l'épilogue où le film reconstitue la liquidation physique des principaux acteurs de la disparition de Ben Barka y compris pour montrer l'explosion de la voiture de Dlimi, annoncé pourtant officiellement comme étant victime d'un accident de circulation.
Le documentaire sauve l’honneur
La télévision, française notamment,  s’est emparée bien sûr du sujet.  Le traitement réservé au sujet est révélateur des mœurs  en vogue dans le PAF. Peut-être que le titre du dernier reportage en date, L’obsession (France 3, 2015) résume bien l’angle d’attaque qui guide les soi-disant enquêtes menées autour de l’affaire : une obsession les anime, celle de s’en prendre au régime monarchique marocain au détriment des faits historiques et de la complexité des imbrications multiples que l’affaire suppose. Un règlement de compte attisé par les déboires enregistrés par le journalisme d’investigation à la française suite au scandale Laurent-Graciet. Le « film » de France 3 diffusé le premier octobre, anticipant les célébrations du cinquantenaire de  la disparition Mehdi Ben Barka est la preuve des limites de ce pseudo-journalisme d’investigation animé d’emblée d’un parti pris flagrant. Le fait même qu’il s’ouvre sur des images volées le décrédibilise et le situe dans la logique de ceux qu’il est censés dénoncer.
Un film, un vrai, sauve l’honneur  du genre (le documentaire)  et du média (Arte) qui le produit. Le film, Ben Barka, l’équation marocaine de Simone Bitton (84 mn ; 2001), avec Zakya Daoud comme consultant historique et la très belle voix off de Souad Amidou. Le film est construit autour de l’articulation réussie de témoignes de personnalités politiques, de la famille de Ben Barka, d’images d’archives, et du commentaire.
« Je voulais retrouver l’image tragique et lumineuse d’un homme que ses assassins avaient voulu non seulement éliminer, mais effacer de l’histoire. Et à travers cette image, je souhaitais apporter ma contribution à l’œuvre de défrichage historique à laquelle s’attelle aujourd’hui toute une génération de Marocains» nous dit Simone Bitton. La sortie du film coïncide en effet avec les premières années du nouveau régime marquées notamment par un important effort de réhabilitation de la mémoire collective à travers ses signes les plus marquants. L’ouverture du système politique a été accompagnée d’initiatives visant la réconciliation nationale avec l’action menée notamment par l’instance équité et réconciliation. Le film de Simone Bitton apporte sa contribution à ce mouvement d’une manière spécifique en mettant en avant principalement un regard et une démarche artistique. Le film est et reste une œuvre d’auteure. Une marocaine qui tient à témoigner par l’outil qu’elle maîtrise, le cinéma. On est dans les règles du genre, le documentaire historique. Mais ce n’est pas une écriture neutre, c’est un regard et un point de vue, sans a priori sauf celui de l’humanisme, de l’empathie et de la transparence. Les témoignages sont filmés avec distance et retenue. Les plans des trois sœurs de Ben Barka Zoubida Zhor et Saïda –toujours filmées ensemble- sont tout simplement sublimes tant ils nous disent cette marocanité qui s’exprime sans emphase ni discours formaté ; la spontanéité et l’humilité. A l’instar des larmes versées par des militants chevronnés, filmés avec dignité : le dirigeant communiste, Feu le camarade Abdellah Layachi, ému quand il rapporte les massacres lors de la grève de solidarité avec Ferhat Hachad…ou encore les larmes de Mohamed Frej,  militant ittihadi et compagnon de Mehdi Ben Barka. Dès les premiers plans le film revendique son ancrage dans un terroir, dans un environnement qui est le sien. L’espace de la ville et la musique populaire accompagnent cette visite dans la mémoire ; une mémoire enfin libérée. Les plans sur les enfants, récurrents dans le film, sont un hymne à l’avenir.


Trois questions à Simone Bitton


Le film de sa vie
Simone Bitton est née à Rabat en 1957 ; après un séjour en Israël avec ses parents, elle s’installe à Paris. Après des études cinématographiques à l’IDHEC, elle mène une brillante et riche carrière de cinéaste documentariste. Elle enseigne le cinéma (Esav Marrakech). Ses films disent son engagement pour la paix dans la justice en Palestine comme ils expriment  des coups de cœur culturels (portraits de chanteurs arabes, de Mahmoud Darwich…) ou politiques. Mur (2004) et Rachel (2009) sont de véritables chefs d’œuvre. Ici elle nous parle de Ben Barka, l’équation marocaine (le film est programmé en projection hommage en présence de la réalisatrice lors des prochaines JCC).
Comment  tu as été amenée à réaliser un film long métrage sur Mehdi Benbarka et comment le situes- tu dans ta démarche de documentariste ?

J’ai porté ce film en moi pendant de nombreuses années avant de pouvoir le faire. Il me tenait énormément à cœur car je voulais me pencher sérieusement sur l’histoire contemporaine du Maroc  avec les outils qui sont les miens dans une grande partie de mon travail documentaire : le témoignage, l’archive, le texte et le montage. Avec Patrice Barrat, qui en est le producteur et dont les liens familiaux avec le Maroc sont très forts ( il est le fils de Robert Barrat, l’auteur de « Justice pour le Maroc) nous avons proposé le projet plusieurs fois aux chaînes de télévision et nous sommes heurtés à des refus répétés mais nous avons persévéré pendant une dizaine d’années, jusqu’à ce que la direction des documentaires d’Arte finisse par accepter de le financer dans le cadre de l’émission « les mercredis de l’histoire » . La RTBF et Canal Horizons ont suivi, et j’ai pu travailler dans des conditions qui étaient à hauteur de nos ambitions. En particulier, j’ai pu faire une longue recherches d’archives sur place, car l’image de Ben Barka avait été comme effacée par sa disparition, en même temps que son corps : les agences d’images n’avaient rien, ou presque rien. Il a fallu fouiller jusque sous les lits des gens pour trouver de vieilles bobines , des photos et des documents dont la force constitue je crois l’un des atouts du film.   Avec le recul, je me dis que ce film  a été pour moi le moyen de contribuer – en tant que marocaine- au formidable mouvement de réappropriation de la mémoire et de la parole  qui s’est déclenchée au Maroc à la fin du règne de Hassan II. Cet élan a été très fort pendant plusieurs années, et j’ai aujourd’hui le sentiment pénible qu’il s’est enrayé. A l’époque,  nous en avons bénéficié tout en y participant.
Tu as privilégié une approche historiciste mettant en avant la valeur et la dimension politique de l’homme dans un contexte national et international ; on peut dire que c’est un film sur Mehdi Benbarka  plus que sur l’affaire Benbarka ?
Bien sûr, ce n’est absolument pas un film sur l’affaire Ben Barka. Pour parler clairement, ce n’est pas un film sur sa mort, mais sur sa vie, et en ce sens, c’est une démarche de lutte symbolique contre les assassins. Car le crime politique n’est réussi que lorsque l’histoire et les idées que la victime représente disparaissent en même temps que lui.  La biographie de Ben Barka est porteuse d’énormément de choses que sa mort a malheureusement fortement contribué à engloutir, et en premier lieu c’est un condensé extraordinaire d’un demi-siècle d’histoire politique marocaine. A travers l’histoire de sa courte vie, j’ai pu relater les grandes lignes de la fin du protectorat et des débuts de l’indépendance ,  les rôles respectifs de la monarchie et du mouvement national dans la décolonisation , la formation de la gauche marocaine, etc … L’enjeu principal étant bien sûr de poser les bases de la compréhension de la fameuse « équation » qui est toujours à mon sens la meilleure grille de lecture de la politique marocaine : c’est l’équilibre, ou le déséquilibre des pouvoirs entre les politiques et le palais . Le destin tragique de Ben Barka  a fait de lui le héros et le martyr d’une certaine idée de cet équilibre, qui se cherche toujours. 
Le film ne manque pas de grands moments d’émotion (les témoignages de la famille Benbarka, du militant communiste Abdellah Layachi…) ; le documentaire transcende alors le témoignage historique pour capter des moments d’humanité
Sans émotion, il n’y a pas de cinéma.  Je ne peux pas concevoir de faire un film historique qui ne serait basé que sur des entretiens avec des spécialistes par exemple.  Ca, c’est le travail des historiens, des journalistes, pas celui des cinéastes documentaristes. Même lorsque j’interroge des hommes politiques, je les mets en situation de témoins et non d’analystes ou de commentateurs. Je m’intéresse à leurs gestes, à leurs silences, a leurs regards, à leurs rires et à leurs larmes, pas seulement à leurs mots. Le témoignage de Layachi, mais aussi celui de Kadiri  et d’autres sont très forts parce qu’ils me racontent leur jeunesse, et que la confiance et la durée de l’entretien les replongent dans la pureté de leurs idéaux et de leurs luttes passées.  C’est ça pour moi le témoignage historique. Il est parfois légèrement imprécis, car la mémoire a travaillé – mais le commentaire est là pour éventuellement encadrer les choses, les mettre en perspective. Quant aux merveilleuses sœurs de Ben Barka, le film leur doit énormément : elles sont la chair de sa chair, et elles sont le peuple.
Interviewée par Mohammed Bakrim

samedi 3 octobre 2015

La représentation de la femme dans le cinéma marocain

Entre stéréotypes et dimension symbolique
Dans un monde parfait, le festival des films de femmes de Salé aurait programmé une séance de projection spéciale pour le film Much loved de Nabil Ayouch, il l’aurait aussi présenté en opening night avec, éventuellement, une rencontre débat autour des images et du discours qu’il véhicule. Mais le monde n’est pas parfait ; il est même imparfait voire mal portant et le festival opte pour la sagesse et se donne une ouverture romantique et mélancolique avec un film sur Ismahane alors que much loved, lui, est toujours interdit de territoire. Il est condamné à vivre en exil en immigré culturel ; même si c’est un exil doré. Le film de Ayouch tel un exilé syrien bénéficie en Europe de toutes les sollicitudes ; passant d’un festival à un autre, glanant des prix, avec la promesse de distributions commerciales ici et là. On parle même d’une possible incursion dans la rive sud de la méditerranée puisqu’il est question de le voir programmé dans les prochaines Journées cinématographiques de Carthage. Cela reste fort probable au moins pour deux raisons. D’abord, Ayouch jouit d’un fort capital de sympathie là-bas pour ses films notamment Ali Zaoua et il est en outre un peu tunisien du côté de sa mère. Ensuite parce que nos frères tunisiens aiment nous taquiner et n’hésitent pas quand ils peuvent à nous tacler…S’ils optent pour Much loved lors des prochaines JCC, ce qui est une bonne chose du point du vue du cinéma et du film, la meilleure façon de leur rendre la monnaie de leur pièce est de diffuser / distribuer la Palme d’or « tunisienne », La vie d’Adèle de Abdellatif Kechiche. Dans son intégralité s’entend. Un film qui avait mis dans l’embarras les autorités tunisiennes ; à la fois disant leur fierté du succès d’un cinéaste qui affiche ses origines tunisiennes mais incapables d’affronter les images d’amours féminines. Il a fallu retoucher le film, « le corriger » du point de vue de la morale dominante pour discuter toute possibilité de le montrer au public, censé être adulte et vacciné !

Much loved se situe un peu dans le sillage de La vie d’Adèle.  Avec la différence que le film de Kechiche est un scénario français, une histoire de France avec des jeunes d’aujourd’hui. Much loved lui est ancré dans une réalité marocaine, les personnages sont issus de milieu socio-culturel défini comme marocain. Les deux films, dont les versions « piratées » ont bien sûr inondé un marché parallèle florissant et qui se moque bien des décisions des commissions de censure, remettent à l’ordre du jour un débat inachevé et une problématique ouverte.
Le cas des images de Much loved aurait donc mérité d’être étudié et analysé dans un festival où la problématique majeure est en principe la représentation de la femme au cinéma. Mais les images de Much loved dérangent, font peur, je cite la philosophe Marie José Mondzain : « Dans un monde où règne la peur, plus encore où la peur est le règne, les industries de l’image que je préfère nommer industries du visible, sont les ministres et les artisans de la peur ».  En même temps ce sont des images qui fascinent (tous le monde les a vues !). Elles sont l’incarnation d’un double malaise, celui que notre société entretient avec les images en général et avec les images de la femme en particulier.
Le scénario qu’écrit le cinéma marocain n’échappe pas à ce programme. La filmographie marocaine trahit d’une manière directe ou en filigrane de son propos, ce rapport problématique. C’est en même temps, un atout et un handicap. Filmer la femme est le test de passage vers la création et la créativité. Des films ont su porter leur voix (image) singulière, d’autres se sont contentés de reproduire la doxa.
La représentation de la femme navigue alors entre des images contrastées. Marquée par une certaine récurrence, très tôt le cinéma marocain à l’instar de l’ensemble du cinéma africain, a trouvé dans la figure de la femme un moteur dramatique essentiel. Tout un  cinéma a fait de l’image de la femme un vecteur narratif. Le bilan passe alors d’une utilisation qui relève du stéréotype à d’une forte charge symbolique. Des figures simplistes figées frisant la caricature (grosso modo dans le cinéma commercial) ou inscrite dans une fonction métaphorique transcendant la fable(le cinéma d’auteur à partir des années 70).
Cette récurrence peut-être constatée à partir d’un survol historique de la filmographie marocaine riche de quelques trois cents films à partir d’une entrée simple. Celle du titre des films. On distingue ainsi des films qui portent directement un prénom féminin inscrivant la femme d’emblée dans le statut du protagoniste principal. Il faut attendre ainsi 1980 pour voir un prénom féminin à l’affiche avec Amina de Mohamed B.A Tazi. Un film qui apparaît aujourd’hui moderne dans sa démarche, celle de mettre en scène un personnage nouveau dans l’échiquier dramatique (l’étudiante célibataire) et prémonitoire dans sa thématique sociale (la grossesse hors mariage). Sur un registre tout à fait différent, un autre prénom  fait son apparition c’est celui de Hadda (1984) dans l’énigmatique film de Mohamed Abou Alwakar, co-écrit avec Tijani Chrigui. Les deux auteurs viennent de la peinture abstraite et n’ont pas hésité à donner à leur film une dimension picturale et symbolique pour dire la même violence qui s’exerce sur le corps féminin, métonymique d’un corps social empêtré dans ses contradictions (Amina) ou victime d’un pouvoir patriarcal quasi féodal (Hadda).
Entre les deux films, j’aurai pu citer le premier film de Driss Mrini, Bamou (1983) qui a inscrit le récit de son film dans la période de la lutte pour l’indépendance en mettant en avant l’héroïsme d’un couple issu du petit peuple et confronté à des événements d’envergure. Lalla Chafia (1982) joue sur la symbolique de ce prénom issu de la mythologie populaire pour offrir une radioscopie de la femme rurale ouvrant la voie à une figure qui va s’imposer comme l’un des stéréotypes inhérents à la représentation de la femme, la paysanne en l’occurrence à la fois dans sa dimension visuelle, y compris au niveau des comédiennes qu’on va retrouver dans ce rôle (Souad Saber, Rachida Machnoue…) ou dans son potentiel narratif. 
Des prénoms d’inspiration diverses vont venir enrichir ce tableau indicatif et non exhaustif. La comédie sociale Lalla Hobi de Abderrahmane Tazi,  Rahma de Omar Chraibi, Sara de Said Naciri ; le drame historique Mouna Saber de Abdelhay Laraki, Jawhara de Saad Chraib, Juanita de Farida Belyazid… les personnages historiques avec Zayneb de Farida Bourquia ; kharboucha de Hamid Zoughi. Des prénoms inspirées de la mythologie Andromane de Alaoui Mharzi ; Yakout de Jamal Belmejdoub ; Kandisah de Jérôme-Cohen Olivar . Le drame social Yasmine et les hommes de A. Lagtaâ, Malaka de Abdeslam Kelaï…les contes amazighes avec Tilila de Mohamed Mernich ; Itto titrit de Mohamed Abbazi.   Taounza de Malika Almanoug…
D’autres films ont choisi de faire un clin d’œil indirect ou d’une manière imagéeà la présence de la femme dans le récit ou à l’inscription de leur film sous le signe d’une figure féminine. Le plus beau choix dans ce sens est celui de Mostafa Derkaoui avec Les beaux jours de Shéhérazade (1982). L’histoire d’une rose de Majid Rchich, femme et femmes de Saad Chraibi, Femme écrite de Lahcen Zinoun, L’amante du rif voire Les yeux secs de Narjiss Nejjari, Adieu mères de Mohamed Ismail, Deux femmes sur la route ou encore sous un registre très poétique, Le cri de jeunes filles des hirondelles de Moumen Smihi
On peut parler alors d’une véritable consistance référentielle. D’une omniprésence. Cette présence multiforme autorise à formuler une première hypothèse à savoir que la représentation de la femme dans le cinéma marocain apparaît comme un terrain d’investigation propice afin d’approffondir certaines notions dramatiques dont le développement confine au stéréotype. Le stéréotype étant perçu non pas dans un sens négatif mais comme agissant comme fondement narratif, comme une méta-catégorie se présentant sous plusieurs aspects. Nous sommes ainsi face à un corpus où il s’agit grosso modo d’un regard résolument masculin où la femme est assignée à des fonctions dramatiques déterminées, récurrentes voire figées. J’en ai relevé quatre : l’épouse soumise, la mère dévouée, la jeune femme rebelle et la prostituée. 



Regard féminin
Quand des femmes filment des femmes, au cinéma, cela ouvre-t-il sur des images spécifiques ? En d’autres termes, l’image de la femme dans le cinéma fait par des femmes se distinguent-ils par des spécificités que l’on ne retrouve pas dans les films portés par un regard masculin ? On peut lancer une boutade pour résumer autrement la problématique : y a-t-il des personnages féminins méchants dans des films réalisés par des femmes ? Certainement. Mais la question ne se réduit pas au système des personnages qui fondent une dramaturgie mais touche à l’ensemble de l’esthétique. Le rendu d’un directeur de photo dirigé par une femme se distingue-t-il de celui dirigé par un homme ? Y a –t-il une touche féminine dans le traitement de l’image de la femme ? Très tôt la question a été abordée.
 Et la réponse qui nous vient de l’histoire du cinéma nous dit que le regard le plus chargé d’empathie pour la femme est signé…de Bergman, Fellini, Truffaut…des hommes qui ont si bien rendu le moment intime ou tout simplement si bien  éclairer un visage féminin d’une manière sublime et qui transcende la distinction de genre (Inoubliable gros plans de Renée Falconetti incarnant Jeanne d’Arc de Dreyer). Margareth Von Trotta, la cinéaste allemande, l’une des cinéastes qui ont su justement adopter un tempo original quand il s’agit de filmer des causes féminines avoue sa dette à…Bergman qui l’a mise sur la voie de la création artistique : « "Ce cinéaste est mon maître absolu. C’est vraiment avec ses films que je me suis éveillée au cinéma et que mon désir d’en faire a pris forme ». En 1983, elle obtient la consécration suprême à Venise pour Les années de plomb où elle met face à face deux sœurs, l’une journaliste, l’autre terroriste. « Deux personnages peuvent être nécessaires pour décrire une seule personne. Pour faire voir toutes les contradictions d’une personnalité, on peut la dédoubler au cinéma ( …) C’est un thème classique de la littérature romantique », précise-t-elle. En termes de choix esthétiques, c’est dans le rythme et le montage des séquences qu’une femme ressent et expriment le rapport au temps : filmer le gestuel d’éplucher des pommes est ainsi un choix de montage qui dit un regard.
Au Maroc, deux films offrent une synthèse magnifique de la gestion du temps féminin dans un cinéma féminin. C’est L’enfant endormi de Yasmin Kessari et Sur la planche de Leila Kilani. Deux longs métrages parmi les plus forts de la filmographie marocaine. En fait j’aurai aimé aussi y ajouter un court métrage fort prometteur, Leur nuit de Narrimane Yamna Faqir (2013). Trois films, trois figures féminines radicales : Halima (Rachida Brakni) ; Badia (Sofia Issami) et Rkya (Amale Alatrach)


Badia, la protagoniste de Sur la planche a fait irruption dans notre paysage cinématographique comme une météorite. A elle seule, elle est tout un programme dramatique et esthétique. Avec ses trois autres amies, elles nous offrent une image d’une rare violence, donc d’une rare vérité sur l’état de notre fausse modernité (il y a un trafic de Smartphones en arrière fond du drame) ;  dans un prégénérique lapidaire, elle se charge  d'énoncer, face caméra, en gros plan, leurs cinq commandements : "Je ne vole pas : je me rembourse. Je ne cambriole pas : je récupère. Je ne trafique pas : je commerce. Je ne me prostitue pas : je m'invite. Je ne mens pas : je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne."
Yasmine Kessari, Laila Kilani, Narrimane Faqir, trois regards, trois mises en scène du regard dans un temps propre. Un temps féminin comme le décrit Barthes dans Fragment d'un discours amoureux. Un temps immobile ou répétitif.
 Le temps immobile de l’absence dans L’enfant endormi ; Zineb et Halima confrontées à la séparation (conséquence de l’immigration masculine) sont filmées au quotidien. Le corps reclus face à un espace désertique. La caméra de Yasmine Kessari capte les détails qui disent la blessure intérieure avant que le corps déclenche sa propre révolte (les crises de Halima)
 Le temps dichotomique de Badia dans Sur la planche. Une vie en deux temps : le temps du jour, à l’usine, en plan large parmi les crevettes ; le temps de nuit, celui de la ville western, en plan serré.  Et enfin le temps dilaté et brisé par la rupture de Rkia, l’héroïne du court métrage Leur nuit où nous retrouvons une Amale Al Atrach comme jamais filmée. Un regard féminin ?



jeudi 1 octobre 2015

Rif 58-59 de Tarik El Idrissi

Contre le silence, réhabiliter la mémoire

Rentrée sous le signe de l’émotion et de la mémoire pour l’association des rencontres méditerranéennes du  cinéma et droits de l’homme (ARMCDH) qui inaugure ses séances du jeudi avec un film emblématique de l’esprit du temps, « Rif 58-59, briser le silence » du jeune réalisateur Tarik El Idrissi. Emotion, mémoire, esprit du temps…sont en effet des éléments qui peuvent orienter une approche du film. C’est un film qui revendique en outre son inscription dans un genre, celui du documentaire. Le documentaire historique de surcroît. Ce faisant, il est indissociable d’un constat relevant de ce que nous avons appelé l’esprit du temps, celui qui amène plusieurs productions artistiques à opérer un retour sur le passé, à revisiter des pans de la mémoire collective. Alors que le film historique est constitutif de la production cinématographique dès ses origines notamment chez les américains, le film de Tarik El Idrissi relève de ce que nous pourrions qualifier de cinéma mémoriel. Face à la crise de la modernité, qui s’est formée en partie contre le passé « du passé faisons table rase » était un mot d’ordre en vogue, voici venu le temps de la mémoire généralisée. Il est révélateur de constater que c’est un réalisateur de la toute nouvelle génération des cinéastes marocains qui abordent frontalement, un sujet de l’histoire récente du pays. De quoi s’agit-il en effet ?  Il s’agit d’un retour sur les événements dramatiques dont le Rif a été le théâtre au lendemain de l’accès du pays à l’indépendance. En mots plus clairs de l’intervention armée du pouvoir central pour mater un soulèvement populaire dans cette région connue pour ses traditions frondeuses. Le synopsis du film ne résume que partiellement le sujet. En fait, il ne s’agit pas « d’un soulèvement contre la création du nouvel Etat marocain ». cet énoncé est faux du point de vue du contenu du film comme du point de vue de l’histoire. En 1958, date du début de la répression, il n’y avait pas la création d’un nouvel Etat marocain ; celui-ci est beaucoup plus ancien. Il est erroné de parler de « création » de l’Etat. Il s’agit plutôt d’un conflit, aux origines sociales et culturelles indéniables, qui relevait des règlements politiques entre les forces qui se disputaient le pouvoir. Le film est basé sur des matériaux historiques, documents d’archives et surtout des témoignages poignants des survivants du massacre perpétré par les forces de l’ordre. Avec la présence de cautions savantes, notamment les interventions d’historiens confirmés. Cependant, si la visée d’un documentaire historique est souvent portée par une démarche de neutralité, ici Tarik El Idrissi affiche clairement son parti pris au bénéfice d’une mémoire longtemps refoulée. Dès le titre du film le programme est annoncé avec « Briser le silence ». Enoncé qui ne manque pas de violence « briser » pour répondre à la violence historique subie par les populations rifaines. Une double violence, celle des événements eux-mêmes (les témoins rapportent des scènes atroces de violence physique) et celle du silence qui a longtemps pesé sur cette dimension tragique de notre histoire. Déchirer le voile du silence, pour libérer la parole et ouvrir devant les images nationales tout un champ d’investigation qu’un fil a brillamment entamé, celui de Laila Kilani Nos lieux interdits.   Le rôle de la caméra est ici de corriger une omission historique. C’esy une véritable arme contre le silence. La métaphore vient d’ailleurs dans la bouche d’un témoin dans une réplique d’anthologie qui mérite de figurer dans le panthéon de notre cinéma. Lors de son récit émouvant il cite les armes utilisées et parle « de mitrailleuse porté par un trépied comme celui que vous avez ». En faisant le geste vers le trépied de la caméra. C’est extraordinaire comme échange symbolique, au-delà des supports, la violence demeure. Une violence en appelle une autre. La  violence physique et militaire ne saurait légitimer la violence de la récupération et de la manipulation des faits. D’où l’importance du travail de la mise en scène et de la mis en distance. Chaque type de mise en scène, chaque mode de montage détermine une place pour le spectateur. C’est le débat que nous aimerions engager avec le jeune réalisateur : quelle marge de manœuvre son film déploie au bénéfice d’une réflexion autonome du spectateur ? Ses choix de mise en scène posent indéniablement des questions d’ordre éthique ; en filmant ce passé, il vise à dire quelque chose sur le présent. Toute mise en scène du passé porte en filigrane des enjeux sur le présent et l’avenir. En choisissant de s’exprimer par les moyens du cinéma, il ne s’agit plus de raconter au premier degré mais de poser des questions inhérentes à la représentation.

Ce n’est pas le moindre mérite de ce film sincère, émouvant, pertinent et qui au-delà du Rif s’adresse à notre mémoire blessée et bafouée. 

Albachado de Hassan Aourid

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