lundi 23 octobre 2023

The forgiven de John Michael McDonagh par Mohammed Bakrim

 


L’impossible pardon

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« À cause de l’orientalisme, l’Orient n’a jamais été et n’est pas un sujet de réflexion libre ».

E.W. Said

 

Pourquoi s’intéresser à ce film aujourd’hui alors qu’il était déjà passé quasi inaperçu lors de sa sortie commerciale ? D’abord et certainement parce que sa star principale, Jessica Chastain, revient au Maroc pour cette fois présider le jury du FIFM. Ensuite pour l’importance de la présence des comédiens marocains dans le cast du film. Et enfin, the last but not the least pour interroger l’image que le film véhicule du Maroc avec la problématique de la représentation de la culture de l’autre. Car c’est bien un film inscrit dans une image orientaliste, disons-le d’emblée.

Mais de quoi s’agit-il d’abord ? En deux mots, c’est l’histoire d’un couple britannique, David (interprété par le très shakespearien Ralph Finn) et Jo (Jessica Chastain) qui fait le voyage au Maroc profond pour assister à un mariage très « particulier » vu le lieu qui l’abrite et le couple concerné. En route, un accident de voiture, mortel, va changer la donne et marquer définitivement le destin des uns et des autres. C’est l’adaptation d’un roman éponyme de Lawrence Osborne. Les échos du roman sont meilleurs que ceux du film. Le film est signé John Michael McDonagh, réalisateur, scénariste Irlandais-Britannique. Il a à son actif une dizaine de films dont certains ont eu du succès notamment L’Irlandais (2011) dans le genre policier et surtout Les Banshees d’Inisherin (2022) dont j’ai apprécié l’interprétation du comédien Brendan Gleeson et l’atmosphère étouffante malgré les grands espaces ouverts d’une Ile irlandaise. L’Ile renvoyant à une sorte d’enfermement et à la difficulté de reconstruire une amitié soudainement détruite. Sans mobile apparent. D’une Ile nordique à un désert du sud, McDonagh reconstruit un espace pour traduire des questions existentielles. The forgiven est porté par cette vaste ambition mais desservie par une mise en scène en dents de scie, bancale pour tout dire ; traitement caricatural d’un sujet grave nourri par le catalogue de clichés qui accompagne ce voyage vers l’autre. Le film, même s’il ne prétend pas à une dimension cinéphilique se prête cependant à une approche culturaliste dans le sillage des travaux de l’intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Said. Son ouvrage fondateur, L’orientalisme demeure d’une grande pertinence pour nous offrir les outils d’analyse d’un regard qui demeure impérial dans son rapport à l’Orient. L’orientalisme tel que le définit Said est un savoir et un imaginaire issus d’une position de puissance. Ce savoir et cet imaginaire ont été institutionnalisés et construits discursivement pendant des siècles par l’Occident. Ils traduisent une vision dichotomique qui oppose un « nous », référence de toutes les valeurs et un « eux », appelé Orient, qui se distingue par une altérité excessive. Le film en est une illustration presque clinique poussant « cet impérialisme » jusqu’à faire célébrer un mariage homosexuel au sein d’un paysage, d’un décor et d’un univers humain qui demeurent les signes d’une culture spécifique. Une sorte d’agression culturelle qui rejoint métaphoriquement l’agression coloniale. Ce « mariage » dans ce contexte est « un divorce » entre deux cultures. Une violence douce, fortement arrosée à l’égard d’un système séculaire. Dans une scène révélatrice, on voit Jo lire l’immoraliste d’André Gide où il est question aussi d’homosexualité dans un contexte oriental (africain) ; roman par ailleurs analysé par Edward Said !!!



Mais c’est un Orient nous dit Said qui est une création de l’Occident. Tel le Maroc du film de McDonagh qui n’a rien à voir avec le Maroc « réel » car c’est un pays extrait de l’imaginaire occidental. Le film nous renseigne moins sur le Maroc que sur l’imaginaire de ses auteurs. Le film s’ouvre sur une séquence « carte postale » sur l’arrivée à Tanger vue de la mer. Le premier mot prononcé est Afrique. Les couleurs vives annoncent le prochain dépaysement ; il sera psychique plus que culturel. En découvrant le couple à Tanger on ne peut ne pas penser à une autre arrivée qui ouvre un film. Celle mythique du Thé au Sahara de Bertolucci. Sauf que chez Bertolucci et l’auteur du roman, Paul Bowles, les éléments qui forment le paysage renvoient au monde intérieur des protagonistes. Ici, la rencontre avec cette partie de l’Afrique se fait sous le signe du cliché avec la réaction de David face au retard de la livraison de la voiture. Cette voiture qui lui sera fatale plus tard. Sa femme Jo, durant tout le trajet en fait, tente de rectifier le propos et d’en atténuer le relent raciste implicite.  Le départ vers le sud donne lieu à une carte imaginaire où les noms des villes et des sites (Taza-Errachidia…) dessinent une carte qui est une carte de la fiction prolongeant l’artificialité du propos. L’élément déclencheur arrive avec cet accident nocturne et un enfant indigène comme victime.  

Ce sera le face à face sur la voie d’une quête qui connaîtra des rebondissements. Notamment au moment de l’arrivée du père de l’enfant tué qui demande que David l’accompagne pour assister comme le veut la tradition au cérémonial de l’enterrement. « Il doit payer » dit-il au personnel marocain qui s’occupe du mariage et font le lien avec les « indigènes ». Je passe sur les aspects invraisemblables et à peine crédibles pour camoufler l’accident aux autorités marocaines et tout le discours réducteur sur l’ambulance, la morgue…pour s’intéresser à l’échange entre le père et David avec l’intervention d’un personnage relais entre les deux mondes, Anouar (Said Taghmaoui). Le père (excellent Smail Kanater qui crève l’écran) développe une attitude ambiguë face au chauffard qui cherche la rédemption et à se faire pardonner. Mais le film n’approfondit pas cette dimension et préfère retomber dans le culturalisme. Le discours ambigu du père est remis en doute par la scène où il remet un pistolet à son autre enfant avec dans l’air un certain message de complicité. Le touriste britannique revient chez lui presque rassuré. En fait c’est de la part du scénario une manière d’enfoncer le clou : « ces gens » là n’ont pas de parole. Malgré leurs apparences, ils finissent par être violents. Je renvoie à la scène parodie du western où des promeneurs à cheval dont David sont attaqués, subitement, par des enfants comme les indiens sous d’autres cieux. Là encore, le film développe un discours « orientaliste » : la représentation de l’autre se fonde sur la « fixité » ; immuable dans ses caractéristiques. Le sujet « orientaliste » apparaît figé dans le stéréotype, en l’occurrence ici, la vengeance. L’impossible pardon.  

Ceci dit, aujourd’hui, le film devient subitement intéressant grâce au festival de Marrakech. Le film en effet nous présente une des multiples facettes de l’immense talent de la présidente du FIFM 2023. Un talent porté par une valeur constante dans la prestation variée de Jessica Chastain. Celle d’un jeu sobre et distancié. Un jeu d’interprétation qui permet de lire les rôles comme incarnés par des personnages qui « cachent leur jeu ». Que ce soit Maya, agent de la CIA et sa quête épique de Ben Laden dans Zero dark thirty (Kathryn Bigelow ; 2012) ou la tueuse d’élite dans Ava (Tate Taylor, 2020) ou encore l’infirmière Amy confrontée à un tueur en série en blouse blanche dans Meurtre sans ordonnance de Tobias Lindholm (2022) …Chastain développe un personnage évoluant dans des milieux hostiles auxquels elle fait face par un investissement essentiellement intellectuel et mental ; exprimé par un jeu de regard (une sorte de signature désormais) et des silences qui en disent long. Elle est rarement bavarde dans ses films. Des personnages qui sont des personnalités avec une intense vie intérieure. Dans The Forgiven (que l’on peut traduire par le pardonné) elle incarne une épouse aux apparences dociles qui expriment plus une sorte de fatalité. Elle suit son mari dans ce voyage vers le désert marocain, un peu pour échapper à une situation d’échec professionnel en tant qu’écrivaine pour enfants et certainement parce qu’elle voit dans l’image du désert, l’horizon, l’aboutissement logique d’un vide métaphysique où se débat son couple et que son mari tente de combler par un excès de consommation d’alcool. Cet ailleurs va la marquer définitivement puisque son ultime issue étant de se retrouver seule dans la nuit face à la mort. Ce rapport compliqué à l’espace d’altérité la comédienne l’exprime dans une approche personnelle lors de son contact avec le Maroc pendant le tournage : « Dans certaines régions dans lesquelles nous filmions, parfois un jour de congé, j’allais sur certains marchés ou autres, et j’avais vraiment l’impression que les gens me regardaient », a déclaré Chastain. « Avoir les cheveux roux dans ces régions peu peuplées du Maroc vous donne l’impression que les gens en sont élogieux, mais vous avez certainement l’impression de ne pas pouvoir vous infiltrer. » C’est une réflexion spontanée qui est une autre manière de résumer le film et l’impossible communication.

 

vendredi 20 octobre 2023

My Land de Nabil Ayouch

 


Palestine – Israël : Champ /contre-champ

 


« J.-L. Godard : Palestiniens et Israéliens : fiction et documentaire

Dans son film, Notre musique, Jean-Luc Godard déclare : « le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire…

Champ : Les Israéliens marchent dans l’eau vers la terre promise / Contre-champ : les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade.

Les Israéliens sont sur Tf1, c’est la télé réalité. Et les autres sont dans un film de Fréderic Wiseman » …

 

Que peut le cinéma face aux bruits du monde ? Peut-être remettre la pensée à l’honneur. Il ne peut se substituer à l’analyse géopolitique ; ni prôner des solutions « prêt à porter ». Témoigner, capter des moments furtifs d’humanité au sein du chaos. Prôner la juste distance pour mieux voir le juste. Comme le note l’historien et politologue spécialiste du Moyen Orient, Hamit Bozarslan : « A l’inverse des sciences sociales qui se sont interdit toute vocation d’éveiller les consciences ou de les soulager, la création artistique ne se charge pas d’exprimer une mémoire déchirée, à la fois collective et fragmentée, mais en lui offrant un espace de médiation, elle invite encore à garder vive la douleur du passé pour prévenir celle de demain ».

Comment le cinéma marocain a, dans ce sens, capté ce que l’on appelle dans le jargon diplomatique « la question palestinienne », omniprésente dans l’espace public à travers la récurrence de manifestations de soutien sous différentes formes. Y compris, il y a quelques temps, l’organisation des journées de cinéma palestinien par le mouvement des ciné-clubs. Journée ayant connu un franc succès populaire notamment à l’orée des années 1980, au moment de l’invasion du Liban. Invasion qui a eu pour conséquence l’occupation de Beyrouth, les massacres de Tell Zaatar et l’exil marin vers Tunis des résistants palestiniens. On peut affirmer sans risque d’erreur que la Palestine, comme thème a été abordée différemment d’une manière explicite ou implicite dans plusieurs films marocains (dans divers formats et genres). Notamment par le groupe de Casablanca (Lagtaâ, Chraïbi, les frères Derkaoui, Benjelloun, Hakim Noury). Le moment dramatique de la guerre du Liban, par exemple, a été capté par des films qui étaient en plein tournage et l’ont intégré à leur récit via la bande son, lors de la phase de la post production. Je pense notamment à ces deux bijoux : Les beaux jours de Shéhérazade de Mostafa Derkaoui (1982) et Le coiffeur du quartier des pauvres de Mohamed Reggab (1982). Le recours à la voix de la radio pour ramener et insérer une tragédie humaine au sein du récit d’un drame local. Dans le film de feu Reggab, la citation radiophonique de la guerre  arrive dans une très scène édifiante où l’on voit le fquih Si Allal (inoubliable Omar Chenbout), métaphore de l’intellectuel opportuniste, se mettre à terre au service d’une bourgeoisie dépravée.

Face à cette thématique qui appelle une investigation approfondie, un film en particulier mérite un arrêt sur image en ces moments douloureux que traverse notre sphère géoculturelle. Il s’agit de My Land de Nabil Ayouch (Maroc-France ; 2012 ; 82 mn). Film qui intègre en toute cohérence la démarche du cinéaste. De la fiction « documentée » : Ali Zaoua ; Chevaux de Dieu ; Much loved…des films qui sont l’émanation d’un scénario fortement référencié en termes de personnages et de lieux : les enfants de la rue ; Sidi Moumen ; Marrakech ; les attentats du 16 mai…Au documentaire « fictionnalisé » : My Land, documentaire en termes institutionnels ayant recours aux outils de la fiction : personnage principal, narrateur omniscient, musique off …

Globalement, c’est un cinéma porté par des personnages voyageurs, itinérants, condamnés à l’errance vers une certaine utopie. Des sujets condamnés à subir ; donnant l’impression de se retrouver là où il ne faut pas et qui se voient transformés par une rencontre, par un hasard. C’est le cas du couple de Mektoub, de Lola, et des enfants de Sidi Moumen, aussi bien ceux de Ali Zaoua que ceux de Chevaux de dieu…ou ceux encore et d’une manière plus positive de Haut et fort.

 Un programme narratif tracé explicitement dans son premier court métrages, Les pierres bleues du désert (1992). Programme que l’on retrouve en filigrane dans les autres films : un personnage central en rupture de ban, exclu d’une forme de communauté et qui se retrouve sur une voie qui mène vers une utopie, en l’occurrence les pierres bleues (un mirage, un mythe, une illusion pour les autres mais un cap pour le héros de Ayouch). Ces pierres bleues vont se décliner différemment dans le corpus filmique global. La fuite du couple de Mektoub pour le rétablissement d’une certaine vérité. Le désir d’altérité de Lola (illustré éloquemment par la danse orientale) et qui se traduit par un voyage au propre et au figuré vers l’autre. Le contrat symbolique des enfants amis de Ali Zaoua pour lui assurer un enterrement digne…la quête de l’absolu céleste pour les « chevaux de Dieu », la recherche d’une visibilité sociale pour les jeunes rappeurs de Haut et fort : les pierres bleues changent de couleur ou de désignation mais elles sont là d’une manière ou d’une autre pour nourrir le récit d’une vie.

On peut d’ailleurs poser ce postulat pour aborder le « documentaire » My land à travers le double registre du document sur une vie, celle du narrateur/ auteur, en l’occurrence Nabil Ayouch : la voix off inaugurale ouvre sur une piste autobiographique ; on apprend ainsi qu’il est de père musulman et de mère juive. Et de document sur des vies brisées, d’une manière ou d’une autre (celles des Palestiniens des camps de réfugiés et celles en contre-champ des Israéliens).

Le film s’ouvre sur une voix off (le son avant l’image) qui accompagne le trajet vers un horizon incertain (aucun panneau de signalisation sur la route qui porte la voix que l’on entend).  Le recours à la voix off interpelle les auteurs du documentaire. Dans la pratique moderne, les cinéastes du documentaire fuient délibérément l’usage de la voix off par crainte de verser dans une forme de didactisme. Dans ce sens, le refus de la voix off cherche à tirer le documentaire du côté du cinéma et l’éloigner du reportage. Tout est question cependant de l’usage que l’on en fait. Sa présence n’est pas condamnable dans l’absolu ; elle offre des possibilités du renouvellement du genre. Elle s’inscrit dans une double fonction : narrative et subjective.

C’est le constat que l’on peut dégager du recours mesuré à la voix off dans le film de Ayouch. On peut parler d’une fonction subjective qui débarrasse le récit de l’anonymat du narrateur omniscient ; avec la voix de Ayouch on passe du « nobody’s point of view » à « sombody’s point of view ». Elle est autant narrative (elle guide notre regard d’un point « a » vers un point « b ») et subjective puisqu’elle permet de restituer une expérience personnelle. C’est donc une voix off = voix-je, voix du cinéaste. Elle relève de l’intimité (restitution d’un état d’esprit, d’une émotion). Elle contribue également à la narration : elle organise le récit ; elle retranscrit un itinéraire physique (la route) mais aussi spirituel. La voix-je de l’ouverture de My land est celle d’un cinéaste qui se raconte ; elle s’inscrit dans un questionnement existentiel qui est aussi politique. Le projet du film étant la reconstitution d’une mémoire ; elle donne lieu à un exercice de subjectivité assumé par la voix off sur un fait historique dans un geste qui l’opposerait au discours politicien ou à l’objectivité des historiens.

My land s’ouvre sur une séquence fortement codée, celle d’un dispositif qui assure au documentaire un horizon de vraisemblance (un ensemble de conventions partagées par le documentariste et son spectateur) avec un modèle d’ouverture qui oscille entre le modèle du documentaire classique et le reportage. D’emblée, des signes iconiques, verbaux indiquent que nous sommes en présence d’une subjectivité, un documentaire à la première personne. L’auteur se présente sous la figure de l’enquêteur à la recherche d’une explication. Ayouch s’intègre à son film, montre qu’il en fait partie et que ce n’est pas seulement le cinéaste qui parle mais aussi l’homme qu’il est. C’est lui qui fait le choix de confronter le regard des uns et des autres sur la même problématique. C’est lui dont on entend le premier la voix et que l’on découvre dès les premières images face au paysage palestinien. Du coup le film ne peut être réduit à une compilation de témoignages. Ce n’est pas uniquement un documentaire, c’est aussi l’expression d’une volonté, d’un point de vue politique. C’est la voix d’un cinéaste qui veut dire quelque chose. Il prend position à l’égard de l’injustice que subit le peuple palestinien ! Une œuvre faite de différentes voix : celles des palestiniens de l’exil, jeunes, vieux, enfants et des Israéliens de différentes générations.

On retrouve ici une convention du documentaire politique, pratiquée notamment par Jean-Louis Comolli dans sa série politique sur Marseille. Sauf qu’avec My land c’est l’auteur lui-même et non un journaliste comme chez Comolli, qui nous sert de guide pour élucider une question : le partage de la Palestine entre deux communautés. Nous voyons avec ses yeux tandis qu’il nous permet de comprendre ce que nous voyons. Un montage alterné permet une entrée dans le sujet et une appréhension de la complexité inhérente à la quête de vérité-justice. Le cinéaste rejoint ici, l’historien ou le chercheur en sciences sociales. Si la quête de vérité du cinéaste et du chercheur et les résultats de leurs enquêtes offrent quelque coïncidence, les désirs du chercheur et du réalisateur de cinéma diffèrent sensiblement. L’un (le chercheur) veut révéler des faits à partir d’hypothèses définies. L’autre (le documentariste) recherche, en plus et au-delà de l’exactitude, des innovations dans les façons de décrire la complexité, l’ambiguïté, l’ambivalence des relations entre deux communautés qu’un fossé sépare. My Land est dans ce sens « un cinéma de la complexité » pour paraphraser Edgar Morin, le père de cette théorie.

Complexité car le film implique de faire confronter une mémoire à une absence de mémoire. La mémoire des réfugiés palestiniens est un temps arrêté (grosso modo autour de la fin des années 1940), c’est le temps de La Naqba. C’est une sorte de présent éternel dans la mémoire des grands-mères et des grands-pères. Ces gardiens de la mémoire, filmés dans un camp du sud Liban restituent parfois avec moult détails leur passé(les maisons, les arbres, les voisins juifs avant l’arrivée de sionistes…), le passé du film qui est la Palestine perdue. Une « mémoire fertile » pour reprendre le titre du documentaire (1980) du cinéaste palestinien Michel Khleifi. La configuration de l’espace filmique restitue ce conflit. Une configuration qui dit une rhétorique de cette compétition de récits mémoriels. Dès la scène d’ouverture le film instaure une dichotomie entre un espace du présent incarné par la route moderne que traverse le personnage narrateur et un espace de mémoire incarné par des ruines et un paysage délaissé. Dichotomie exacerbée par la dualité des lieux qui accueillent les témoignages des uns et des autres. Les Palestiniens sont doublement enfermés ; dans leurs souvenirs qui nourrissent l’espoir d’un retour et enfermés physiquement dans un espace exigu, souvent fermé, sans horizon et des ruelles encombrés qui ne mènent nulle part. Ils sont souvent filmés en plans serrés. En contre-champ, les Israéliens sont filmés dans des espaces ouverts, verdoyants, captés parfois en plan américain renvoyant à un rapport harmonieux avec l’espace où ils évoluent. En outre, il y a beaucoup d’horizons, du mouvement et de l’animation. D’un enferment l’autre. Ici, le discours reste enfermé dans le storytelling des pères fondateurs sionistes. Les plus jeunes acculés par les images des réfugiés que leur ramène le cinéaste développent une panoplie de réactions variées qui assurent au film sa dimension humaine. Le montage final renvoie à une certaine impasse illustrée par les silences, les hésitations des uns et des autres. Voire une certaine fragilité de l’édifice bâti sur une usurpation. Le jeune israélien revenu blessé et handicapé de son service militaire offre au film un grand moment d’émotion. Il demande à voir, à comprendre. C’est l’alter ego du jeune palestinien qui montre son fils encore bébé à la caméra et dit au cinéaste : « comme ça il sera vu en Palestine grâce à ton film ».

Une scène me semble emblématique de tout le propos du film. Celle de la rencontre avec Eschel Shpiro (84 ans), universitaire retraité américain qui a choisi de venir vivre au Kibboutz Sasa, à la frontière avec le Liban, suivant en cela ce qui lui a été dicté par les idéologues du sionisme. Il avoue lui-même être touché par les images des réfugiés Palestiniens mais reconnait qu’il est impossible de revenir en arrière. « Cette terre a déjà connu d’autres occupants, c’est à nous de l’occuper maintenant », se justifie-t-il en mobilisant une fiction historique. Il dirige alors le cinéaste vers un endroit pour lui montrer une clé en fer rouillé, accroché au mur. Elle est en elle-même la symbolique de tout le drame qui se joue. Ne dit-on pas dans la presse que « la question palestinienne » est la clé de la solution de la crise du Moyen-Orient ? Détenir une clé, c'est avoir un droit légitime sur la porte qu'elle ouvre et sur le lieu auquel elle donne accès. Or, c’est une clé palestinienne. Elle n’a pas été restituée à qui que ce soit. Son propriétaire l’a laissée là, étant sûr qu’il allait revenir ; chassé de chez lui mais son chez lui reste. Celui qui détient la clé à le pouvoir d'en accorder ou d'en refuser l'usage. Dans son sens symbolique, la clé ouvre à la compréhension, dévoile un mystère.

 

jeudi 19 octobre 2023

Born in Gaza

 


La guerre à l’innocence


 

« La violence engendre la violence » disait le grand dramaturge grec, Eschyle, l’un des maîtres de la tragédie. Face à la tragédie qui est devenue un menu quotidien, il sied de revenir aux fondamentaux. Et la plus grande violence qui s’exerce à l’égard des victimes de la violence est sa banalisation. Transformer le nombre de victime en statiques comme les cours de la bourse ; la bourse de l’horreur. Ou encore revoir les images macabres de la destruction massive en un simple flux, actualisé au gré des communiqués. Trop d’informations tue l’information. Nous en avons, chaque soir, que dis-je ? chaque minute, une nouvelle preuve. Alors que des centaines de milliers d’innocents subissent un déluge de feu et d’acier, les experts de salon et les stratèges du dernier quart d’heure spéculent sur l’opportunité d’une offensive terrestre. Le spectacle de la violence comme une nouvelle addiction. Les mots finissent par devenir des abstractions. A l’instar de Gaza et des Gazaouis. A -t-on une idée sur ce qu’est ce territoire, son histoire, sa population…réduits à des indicateurs anonymes sur la carte des calculs géopolitiques. Oui, Gaza existe bel et bien comme entité humaine avec une spécificité forgée dans la rencontre violente de la géographie et de l’histoire. Il faut savoir que cette entité qui vient de créer l’événement majeur de cette décennie a une superficie d’à peine 365 km2. Elle porte bien le nom de la bande avec une longueur de 41 kms et une largeur qui oscille entre 6 et 12 kms. Sur ce morceau de terre entre le désert et la mer vivent plus de deux millions d’habitants dont plus de deux tiers sont des réfugiés. C’est la région du monde qui connait une très forte densité avec plus de 6000 habitants au km2 (contre 450 en « Israël » !). Gaza connaît aussi une très forte progression démographique ; le taux de fécondité chez les Gazaouies est de 3,34 contre 2,9 en Israël (c’est une autre bataille silencieuse qui se déroule à ce niveau !). C’est une population très jeune comme on le constate indirectement dans les images de la guerre que nous recevons : 40% des gazaouis ont moins de 14 ans !  Plus intéressant encore, l’âge médian de la population est de 18 ans. A peine 3 % de la population sont âgés de plus de 65 ans.

C’est cette jeunesse ; ce sont ces enfants qui sont les cibles des attaques israéliennes : les fanatiques sionistes étant conscients que c’est là une force de frappe qui va déterminer et dessiner la configuration de l’avenir.

Ne pas réduire cette enfance assassinée en une simple donne statistique, il y a un film qui témoigne et du coup réhabilite l’honneur des images, Born in Gaza de Hernán Zin.

Zin a une carrière atypique. A l’image de sa biographie elle-même originale : c’est un correspondant de guerre, écrivain, producteur et cinéaste d'origine italo-argentine basé à Madrid, en Espagne. Depuis 1994, il a parcouru le monde en réalisant des films documentaires, en écrivant des livres et en contribuant à des médias.

Born in Gaza (2014) est une œuvre de témoignage, pleine d’empathie à l’égard du sujet qu’elle aborde, celui des enfants de Gaza victimes de la guerre d’Israël dans sa variante de juillet 2014. Le style poétique et imagée transcende la dimension journalistique pour faire œuvre de cinéma. Démarche consacrée par un élogieux accueil critique et professionnel. Le film a obtenu notamment le Prix Goya du meilleur documentaire.

Le cinéaste arrive à Gaza suite à la guerre de juillet 2014 qui a laissé 507 enfants morts et 3598 blessés. Il filme la ville pendant le siège : les pêcheurs n’ont pas le droit d’aller au-delà d’une zone limitée à 9 kilomètres. Une ville en ruines qui fait de celles des images d’aujourd’hui du déjà-vu. L’angle choisi est celui de suivre un groupe de jeunes enfants et comment ils subissent les vicissitudes de la guerre. Ils sont une dizaine : Mohamed, Oudei, Mahmoud, Soundouss…Rajaf fils d’ambulancier assassiné par un obus au moment où il est allé sauver des familles : « oui mon père est un héros plus que cela c’est le héros des héros ». Dialoguant avec le cinéaste avec une sérénité et faisant preuve de maturité précoce.

Deux moments forts dans le film : quand le récit est interrompu pour insérer les noms des enfants victimes des bombardements comme le générique d’une tragédie.

Et puis la séquence des enfants qui ont survécu à une attaque sur la plage : avec les mots d’enfants ils racontent comment ils ont perdu des frères des cousins, des amis…comment ils portent dans différentes parties de leur corps des fragments de bombes : « les médecins ont peur, ils n’ont pas voulu m’opérer, j’espère un jour aller à l’étranger pour l’enlever ce morceau de fer de ma poitrine » nous raconte l’un d’eux. Un autre montre les doigts de sa main qu’il ne peut plus faire bouger. Ou encore cette jeune fille qui s’interroger pourquoi on l’a bombardé alors qu’elle n’a ni armes ni bombes.

Tous.tes sont filmé(e)s avec dignité et parlent sans haine et sans colère. Comme Bissan qui refuse qu’on lui parle du drame qu’elle a subi (ses parents sont morts) et jouent avec sa copine. Tous rêvent d’un métier, d’un rôle : pêcheur, professeur d’anglais…Dans leur regard une détermination et un amour de la vie.

Dans le film, ils ont entre dix et quinze ans. C’était en août 2014. Que sont-ils devenus dix ans après ? Des héros anonymes du 7 octobre 2023 ?

 

lundi 9 octobre 2023

Le Haut Atlas filmé par André Zwobada

 


Symphonie berbère

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C’est une figure atypique du cinéma dit « colonial ». André Zwobada (1910 - 1994), producteur (il produira en 1966, le premier film d’Afrique noire, la Noire de …de Sembene Ousmane !), a travaillé comme assistant réalisateur et comme acteur avec Jean Renoir. Arrivé au Maroc début des années 1940, il adopta le pays. Le pays comme une société riche de son patrimoine et comme une culture authentique. Il arrive au moment où les autorités coloniales voulaient lancer un embryon de cinéma « local » pour concurrencer le cinéma égyptien qui commençait à être perçus dans sa symbolique politique plus qu’un loisir par les spectateurs des salles de la Médina…Zwobada contribua activement au projet mais à partir de son point de vue ; celui de mettre en valeur une culture. Il réalise ainsi La septième porte (1947) dans deux versions (française et arabe). Le cinéaste marocain, Feu Ahmed Bouanani lui rendit hommage en intitulant son livre sur l’histoire du cinéma au Maroc « La septième porte ». L’approche « culturaliste » non européo-centriste, préconisée par Zwobada ne va pas susciter l’intérêt des financiers européens. Et c’est une société de production marocaine, « Studio Maghreb », de Mohamed Laghzaoui qui va produire son film suivant, Noces de sable (1948) dont le commentaire a été écrit et dit par Jean Cocteau.

Outre ses films ses longs métrages de fiction, Zwobada va réaliser de nombreux documentaires dont Symphonie berbère (1947) où il filme le Haut Atlas à partir de la route nationale 203.



Après un court générique présentant le film comme une coproduction maroco-française, trois plans en ouverture donnent le ton de ce qui sera l’atmosphère du film. Des plans qui permettent de signifier le lieu et d’annoncer le programme : d’abord, le plan de la Koutoubia majestueuse ; ensuite le Haut Atlas avec ses cimes enneigées comme horizon et le troisième plan s’arrête devant la Mamounia, célèbre et prestigieux palace de la ville ocre. On est dans la carte postale, image idyllique renforcée par le commentaire en voix off. Des protagonistes font leur apparition ; un jeune couple européen, suivi d’un responsable de l’hôtel. Les premiers marocains sont en costume traditionnel de garçons d’hôtel. Ils portent les bagages pendant que le maître d’hôtel offre un bouquet de fleurs à la jeune femme. Le système des personnages, le jeu de la caméra assignent déjà les rôles aux uns et aux autres. Une hiérarchie est instaurée. Le regard est orienté pour privilégier un point de vue précis sur les homes et les lieux

Les fleurs pour le couple aident à comprendre qu’il s’agit d’un voyage de noces. D’une image l’autre : on est dans l’héritage romantique de la fin du XIX siècle.  La rencontre de deux mondes est renforcée par la présence de l’automobile qui va traverser la Médina sur la route de la montagne, inscrite au programme. La présence de la voiture à la place de la calèche célèbre pour découvrir la ville de Marrakech instaure un rapport de forces culturel qui va être décliné le long du parcours. Comme le souligne le commentaire très volubile, au cœur de la médina où les autochtones sont des silhouettes mobiles, le bourriquot cède le chemin à son concurrent mécanique ; commentaire redondant avec ce que nous montre les images. La sortie de la ville sur la route de Tizi N’test le plus haut col d’Afrique du Nord, offre l’occasion à un clin d’œil au génie civil français qui a ouvert la voie vers ces contrées reculées dans le temps et l’espace. Des plans larges nous montrent des montagnes somptueuses et une route qui monte en lacets réduisant la voiture à un minuscule objet roulant vers des contrées et des paysages inédits. Contrées inaccessibles au point que le jeune couple se voit dans l’obligation de laisser la voiture pour terminer l’exploration à dos de mules. On aperçoit ainsi un célèbre gite sur la route de Tizi N’Test, « Au sanglier qui fume », situé du côté d’Asni. Il est resté longtemps comme un site agréable pour des haltes/pauses, avant d’affronter la montagne. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques traces…Les deux touristes seront guidés à travers la montagne par des « berbères ». Le mot revient à plusieurs reprises. Le film en effet est dédié au peuple amazigh, familier de ces montagnes farouches. Le regard du couple est le prétexte pour organiser une découverte d’une communauté à travers des rites et des mœurs. Trois séquences vont être présentées : le souk hebdomadaire, la chasse et la célébration d’un mariage. Le regard est tantôt sociologique avec un brin d’ethnographie ; c’est le cas du souk où la caméra montre ce que le commentaire ne dit pas ; notamment quand elle s’arrête sur les métiers exercés par des juifs, décrits à partir de signes religieux mais parfaitement intégrés. Ou encore un regard purement touristique avec la scène de chasse et puis carrément folklorique avec le montage de plusieurs danses berbères relevant de plusieurs genres ; mais apparemment réunies ici pour justifier le titre du film, « Symphonie berbère ». La bande de son est loin d’être synchrone avec les musiques jouées. Mais ce n’est pas là le but ; la caméra est prépondérante ; elle est plutôt documentaire et construit une vision à travers l’accumulation de détails, ici des pieds nus, là un regard…l’ensemble inséré dans des plans larges qui disent une harmonie séculaire.  On ne voit plus le couple, prétexte narratif initial, il cède le champ à l’imagerie coloniale pure.

Aujourd’hui, le Haut Atlas, depuis le 8 septembre est devenu un objet iconique et médiatique de prédilection. Une profusion d’images qui appellent une remise en ordre pensée et construite…comme une œuvre cinématographique que nous appelons de nos vœux. Je rappelle un cas de figure historique, celui du cinéaste syrien Mohamed Oussama qui, exilé à Paris pour des raisons politiques, a réalisé un film bouleversant, Eau argentée, sur la violence qui a ravagé son pays. Film monté, en collaboration - virtuelle avec une jeune Kurde de Homs, à partir des vidéos postées sur les réseaux sociaux par des dizaines et des dizaines de « cinéastes » amateurs.

Le Haut Atlas attend son film. 

 

lundi 2 octobre 2023

Reconstruire le Haut Atlas

 

Des enjeux politiques, esthétiques et éthiques




A la mémoire de Paul Pascon.

Oui, la phase cruciale commence. Celle du jour d’après. Le mot d’ordre étant reconstruire ; à comprendre au sens large du mot. Le Souverain impliqué dès le premier jour a dessiné le cap. Il faut faire preuve de sérieux, d’esprit d’imagination, de générosité dans l’effort. Le grand philosophe français, Régis Debray (la France ne produit pas seulement des « petits » politiques) avait publié un livre plein d’enseignements et au titre incitant à la réflexion : Du bon usage des catastrophes. Dans cette perspective, disons alors que la terrible nuit du 8 septembre aura permis de tirer la sonnette d’alarme et de braquer les caméras sur une région d’un Maroc authentique mais oublié ; le Maroc du Haut Atlas. J’avoue que dès les premières images du séisme et dès les premières informations sur les villages anéantis de la célèbre route qui relie Marrakech à Taroudannt j’ai pensé à une éminente personnalité intellectuelle qui a beaucoup donné à cette région et qui lui a consacré ses recherches et ses travaux. C’est bien sûr Paul Pascon. Pour moi, c’est indéniablement L’enfant béni du Haouz ! les jeunes et les moins jeunes cadres investis aujourd’hui dans le vaste chantier de reconstruction des régions dévastées devraient s’inspirer de sa démarche impliquant une philosophie de l’action : il a appris l’arabe et le tachelhit ; il privilégiait l’action sur le terrain n’hésitant pas à parcourir des dizaines de kilomètres à pied. Et principalement, il ne se contentait pas d’appliquer des schémas importés/imposés. Son action sur le terrain était animée par le souci de « saisir son objet », la société marocaine, à travers une dialectique : agir pour connaître / connaître pour agir. Très tôt il avait pointé du doigt, « La grande maladie du Maroc, c’est la greffe des modèles et l’absence d’innovations ».

Pour contribuer à ce chantier national de réflexion sur le projet de reconstruction, je propose un passage par le cinéma avec deux films marocains ; deux courts métrages des années 1960 qui apportent un éclairage sur les enjeux qui traversent la question de la reconstruction. Celle-ci ne se réduit absolument pas à la seule dimension technique. Avec retour en Agadir de Mohamed Afifi (1967 ; 12 mn) nous avons une approche poétique des choix architecturaux qui ont été privilégiés lors de la reconstruction de la ville martyre. Des architectes généreux, altruistes ont fait des propositions marquées par une certaine expérimentation ; par beaucoup d’innovation. Le résultat est une prouesse technique mais la ville avait perdu son âme. L’esthétique a manqué d’éthique. Un film à voir absolument aujourd’hui.

L’autre film, Sin agafaye (les deux canaux) de Latif Lahlou (1967 ; 22 mn) est une lettre d’amour au peuple amazigh. Le documentaire suit avec empathie comment une tribu du Haut Atlas gère selon ses traditions, son savoir-faire ancestral la question de l’eau. A voir également pour mieux connaître afin de mieux agir. L’éthique a porté l’esthétique. D’où notre conclusion : la reconstruction est une politique (les moyens) où l’esthétique (les matériaux les lignes, les couleurs) se nourrit d’éthique (la culture, l’histoire, les traditions).

                             Agadir : une critique esthétique de la reconstruction



Retour à Agadir de Mohamed Afifi occupe une place de choix dans la filmographie marocaine du point de vue cinéphile. Il fut, par exemple, l’un des premiers films marocains à être primé dans un grand festival international ; en l’occurrence Tanit de bronze à Carthage. Le film est une œuvre de cinéma qui transcende les genres ; difficilement classable, images de la ville détruite puisées des archives ; images de la ville reconstruite ; prédominance d’une bande son en contre-champ des images ; on peut parler d’un documentaire de création ; le cinéaste lui-même prolonge cette incertitude : « Retour à Agadir, n’est pas un documentaire, encore moins un film touristique. Si je devais le raconter, je dirais qu’il s’agit de la brève course d’une mémoire présentée sous l’apparence d’une statue en plusieurs mouvements. Si cela paraissait insuffisamment clair, j’ajouterais que les strophes qui composent « Retour à Agadir » constituent un ouvrage fermé ». Pour accéder au film, il faut passer par la poésie qui émane du montage des images (entre elles), des sons (entre eux) et des sons avec les images qui se prolongent se complètent et invoquent le silence, le bruit, les réminiscences pour une rhétorique nouvelle. Ici, un très beau texte de la revue Souffles qui dit éloquemment cette richesse visuelle : « …Le bruitage est là pour nous permettre d'établir la relation. Nous savons qui ils étaient, et quelles étaient leurs conditions de vie, leurs préoccupations quotidiennes.

     Les longs travellings de la séquence évocation créent un lourd silence, une quiétude anachronique. C'est dans cette séquence, où l'ordre des choses est rompu, que Afifi nous invite à une promenade à travers un décor absurde où les rues ne mènent nulle part, où les portes s'ouvrent sur l'absence et le chaos. C'est dans cet Agadir déstructuré qu'il nous invite à chercher le début et la fin, l'entrée et la sortie, bref une image de nous-mêmes dans un miroir brisé…Et puis le temps s'est arrêté. Nous arrivons à ce qui fut une mosquée. Une lampe à filaments de tungstène pend au bout d'un long fil électrique qui descend du ciel. L'illusion est rétablie. Nous retombons dans le monde des farces et attrapes. Il n'est plus nécessaire de chercher un raccord, un lien entre le passé et le présent, point n'est besoin de s'inquiéter pour l'avenir.

     Nous retournons en Agadir par le biais de la nouvelle mosquée en béton et acier symbolisant la survivance de l'ordre établi, le passé dominant le présent. Rien n'a changé. Et pourtant, tout a été fait pour créer cette illusion architecture délibérément avant-gardiste importée à la hâte. L'homme d'Agadir en reste absent, renié, réduit à l'état d'un simple objet. » (Souffles, 13-14, 1969).

Sin agafaye : l’esprit inventif des paysans amazighs



C’est un des titres emblématiques de l’âge d’or du court métrage et du documentaire au Maroc, Sin Agafaye (les deux canaux, en langue amazigh). Sin agafaye aborde une réalité complexe, celle de restituer un rite ancestral, relatif au partage communautaire de l’eau, en mettant en relief, par le travail de l’image accompagné d’un beau texte de commentaire off, l’apport de l’investissement humain dans le dur labeur qu’imposent les conditions de vie à la campagne. Le film est le résultat d’une collaboration fructueuse entre le cinéaste et une figure de proue de la sociologie marocaine, le regretté Paul Pascon (1932-1985). Latif Lahlou rapporte à cet effet : « au cours d’une discussion, Paul Pascon grand spécialiste du Haouz de Marrakech me raconta une légende mise au point par les habitants de la région de Lalla Takerkoust pour établir et sacraliser une entente entre eux pour éviter les disputes qui survenaient toujours à l’occasion de l’utilisation des eaux d’irrigation… ».

Le film accompagne en effet l’action des paysans dans leur projet collectif, loin de toute intervention extérieure pour organiser un partage équitable de l’eau en s’inspirant à la fois de l’héritage mythologique (la légende rapportée par les ainés) et du sacré (c’est une prière collective qui vient consacrer l’accord et bénir le résultat obtenu). Aucun artifice n’est introduit ; les gens sont filmés dans leur geste quotidien ; le film donne l‘impression positive que la mise en scène émane des gens eux-mêmes. Les personnages seuls ou ensemble prennent en charge l’organisation de leur présence à l’écran. Il ne s’agit plus de guider mais de « suivre ».  La caméra de Lahlou finit par intégrer la communauté en toute discrétion, suivant et rapportant les différentes phases de préparation et de réalisation des deux canaux d’où jaillira équitablement l’eau bienfaitrice vers les deux parties du village séparées par la vallée. Le film apparaît alors comme un hommage à cette communauté amazighe, pratiquement recluse du haut atlas, ce que n’a pas manqué de souligner le réalisateur : « le génie de nos paysans qui ont su, par cet acte collectif de Sin agafaye (les deux canaux) éviter toute intervention extérieure coercitive et sauvegarder leur liberté d’action et l’indépendance de leurs mouvements en garantissant une harmonie sociale entre eux ».

La pierre de partage est pour le cinéaste l’illustration de « l’esprit inventif » de ces populations ; elle se laisse lire aujourd’hui au-delà de sa fonction pratique comme le symbole d’une valeur sociétale amazighe majeure, l’esprit d’indépendance et l’autonomie d’action.

 

 

 

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...