samedi 25 juin 2016

Alyam ! Alyam (Ô les jours) de Ahmed Maanouni (1978)




Le film débarqua sur les écrans du pays en 1978, des écrans saturés de mélodrame et de série B, comme un OFNI : un objet filmique non identifié. Alors que le cinéma marocain était à la recherche de sa voie, tiraillé entre la tentation commerciale (Abdellah Mesbahi) et les velléités prometteuses d’un cinéma d’auteur (voir Wechma de Hamid Bennani), Alyam ! Alyam ! d’Ahmed Maanouni inaugure une nouvelle approche au sein de la diversité de ce cinéma d’auteur. D’emblée il a été taxé de documentaire rural. Le film en effet suit quasiment en temps réel la vie quotidienne d’un jeune paysan dans la région de Casablanca. Abdelouahed, petit propriétaire agricole qui pour subvenir aux besoins de sa famille (son père est décédé) travaille aussi comme ouvrier agricole. Entre son labeur dans les champs, la vie de sa famille, les courses dans le souk, les rencontres avec ses camarades de travail, la vie de Abdelouahed est portée cependant par un seul désir celui de partir : rejoindre la France, la Belgique ou la Hollande. Nous sommes encore sous le régime de l’immigration contractuelle : le temps des haragas n’est pas encore arrivé, et le film de Maanouni est l’un des premiers à aborder cette dimension de rupture avec l’espace originel du héros : le cinéma marocain était encore marqué par une dramaturgie de l’exode intérieur autour de la dichotomie ville / campagne. Tout un scénario marocaine été construit autour de départ du héros vers la ville. Avec Alyam ! Alyam commence la vague des films sur le désir d’un ailleurs autre, l’immigration. Mais la force du film de Maanouni réside dans la captation des signes du réel qui forme l’environnement du héros et l’amène à faire du choix de l’immigration pratiquement une litanie qui scande le récit. Pour ce faire, le film s’inscrit dans une esthétique de la représentation qui neutralise les ingérences du dispositif cinématographique dans l’énoncé filmé. La récurrence du plan fixe, du plan séquence avec une caméra réduisant son autonomie au strict minimum en sont les principales expressions. On est en effet dans la logique du plan construit avec un cadre statique couvrant un champ dynamique : car si la caméra ne bouge pas, les sujets qu’elle suit bougent et surtout parlent beaucoup. L’approche du cinéaste dans Alyam ! Alyam ! est d’inspiration ethnographique. Le cinéaste étant, grâce à un dispositif allégé, immergé dans l’environnement de son sujet. A l’écoute. A l’instar de la situation ethnographique décrite par les anthropologues. Ahmed Maanouni rapporte dans une interview à la revue CinémAction que le sujet s’est imposé à lui au fur et à mesure qu’il accumulait les éléments de son enquête. « Je suis resté, précise-t-il, sur place trois mois et j’ai écrit une première structure que je suis retourné confronter à la réalité ». Le film dans sa structure finale est né de ce va et vient entre le réel et sa scénarisation en quelque sorte par le cinéaste. La séquence initiale ouvre une brèche dans la dimension documentaire dans laquelle on a enfermé le film. Sur un fond sonore qui relève de la transe défilent des images issues du patrimoine visuel populaire : on est dans une filiation mythologique ; les plans vides, à l’aube, des différents lieux qui forment un souk populaire de la campagne marocaine, avec images portées par le chant nostalgique de Nass Elghiwan, instaurent une dimension qui transcende le réel pour interroger en fait les mutations qui bouleversent tout un système ancestral. Les scènes du souk, devenus animé, sont une confirmation de cette approche : multiplication de signes authentifiant (la halqa, les jeux forains, le thé sous la tente, le bureau de poste...).  Maanouni filme un monde qui s’en va. Le récit d’Abdelouahed se lit alors comme une figure métonymique qui autorise à penser que le film peut se lire comme une « fiction réelle » : d’une part sa dimension fictionnelle est illustrée par les ruptures non pas avec le réel mais avec la réalité : j’en donne pour preuve le voyage de Abdelouahed à Casablanca et l’apparition d’une star de la comédie populaire feu Benbrahim) qui accentue cette dimension fictive nouvelle ; voir également la simulation des films d’art martiaux par une jeunesse désœuvrée ; alors que la structure réaliste qui anime l’ensemble de la démarche résorbe :bloque sans cesse cette tentation fictionnelle. Une syntaxe narrative qui n’enferme pas le film dans une lecture unilatérale.




vendredi 17 juin 2016

Le silence de Mostafa Derkaoui

Le silence pour dire…la  détresse

Qu’est-ce qui peut réunir Touria Jabarne, Najat Atabou, Fatéma Loukili et Touria Hadraoui ? Seul un cinéma polyphonique, tel celui de Mostafa Derkaoui peut imaginer une telle combinaison, un tel « montage »   de figures artistiques et médiatiques, de  personnalités fortes et imposantes par leur charisme, leur prise de position et leur défense des valeurs humanistes. C’est le secret de ce casting inédit du film court métrage, Le silence, qui sera présenté dans la cadre de l’hommage à Mostafa Derkaoui à l’initiative de l’espace cadres du PPS à Casablanca. C’est un événement exceptionnel dans la mesure où le film n’est pas très connu, n’ayant pas bénéficié à l’époque d’une distribution particulière. Le silence est un court métrage qui représente un segment d’un long métrage collectif produit par le grand et sympathique producteur tunisien Ahmed Bahaedine Attia, Hmayed pour les intimes. Nous sommes au début des années 1990, le monde arabe vient d’être terrifié par les horreurs de la guerre du Golfe et l’invasion de l’Irak : les intellectuels et les artistes, notamment, sont abasourdis par les images de destruction qui ont renvoyé à l’âge de la pierre le pays qui a vu l’invention de l’écriture. Attia décide de faire quelque chose dans son domaine, le cinéma. Il choisit cinq cinéastes du monde arabe et leur donne carte blanche pour réagir à leur manière à la catastrophe qui s’est abattue sur cette région. Cela va donner, un long métrage, La guerre du Golfe…et après ? Où nous retrouvons des cinéastes, les plus doués de leur génération qui signent chacun un épisode : C’est Shéhérazade qu’on assassine de Nouri Bouzid (Tunisie) ; A la recherche de Saïma de Nejia Ben Mabrouk (Tunisie) ; Eclipse d’une nuit noire de Borhane Alaouié (Liban) ; Hommage par assassinat dElia Suleiman (Palestine) ; et du Maroc, c’est Mostafa Derkaoui qui participe avec Le Silence.

Pour les nouvelles générations qui vont le découvrir, ils auront un aperçu éloquent de la démarche du cinéaste : une écriture transversale qui convoque différentes formes d’expression avec comme élément déclencheur une quête. Ici aussi c’est une double quête, une équipe de film qui cherche à aller en Irak pour filmer le jour d’après et une journaliste qui mène une enquête sur la prostitution dans les milieux fréquentés par les riches du Golfe. Un emploi qui bouscule les codes du genre, on y découvre Najat Atabou dans ce qui est son meilleur rôle et puis des images qui crient la détresse, l’impuissance et la colère. 

Mostafa Derkaoui, l’affranchi


abderrahim bansar, mohammed bakrim avec mostafa derkaoui chez lui

Mostafa Derkaoui et le cinéma, c’est un récit de vie passionné et passionnant : il s’identifie au cinéma et le cinéma s’identifie à lui. Le rapport de Mostafa Derkaoui a avec la caméra est en effet un rapport d'appropriation. Ce n'est pas un outil que l'on manipule ; c'est une partie de soi ; qui parle au nom de soi ; le prolonge. Elle est l'expression d'un projet ; d'un projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens comme un itinéraire, à l'image du voyage odysséen, pour user d'une image qu'il affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert sans cesse revu, remanié, revécu dans l'angoisse des interrogations de l'écriture.
Mostafa Derkaoui est une figure marquante de la cinématographie marocaine. Il en est tout simplement l’un des emblèmes. Après des études de cinéma à Lodz en Pologne, il rentre au Maroc en 1973. Comme un certain nombre de ses collègues, jeunes lauréats de grandes écoles de cinéma européennes, il rejoint le CCM. Mais dans son cas,  ce fut pour une courte durée. C’est déjà un indice sur un caractère et une personnalité. Il fait le choix du cœur et non de la carrière.  Il fonde alors une société privée  de production qui va lui permettre d’entamer la réalisation de son premier long métrage, De quelques événements sans signification (1974).
Le projet portait donc déjà les limites de l'époque qui l'a vu naître: le rêve confinait à l'utopie. Mais cela n'a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des personnages, un travail pointu sur l'image avec le recours (risqué d'un point de vue de la réception) aux images nocturnes, et un découpage polyphonique de l'espace narratif. Polyphonie conviendrait d'ailleurs comme un titre générique de l'œuvre de Derkaoui qui est riche d’une dizaine de longs métrages. Un chiffre qui le situe en très bonne position par rapport à ses autres confrères.
Fidèle à lui-même, Derkaoui nous propose œuvre qui n'obéit à aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C'est une œuvre affranchie au sens où l'on dit un Affranchi chez les Grecs de l'antiquité. Le cinéma de la modernité dont se réclament les films de Derkaoui instaure un système de référence à la littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le pari de Derkaoui est d'assurer cette cohérence par les seules vertus du langage cinématographique.
Il serait utile aujourd’hui de faire revivre cette mémoire dans des copies correctes pour opérer un échange avec les nouvelles générations de cinéastes et de cinéphiles.



Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...