jeudi 29 mai 2014

Zéro de Nour Eddine Lakhmari par Mohammed Bakrim

Zéro de Nour-Eddine Lakhmari
Par Mohammed Bakrim
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Au-delà du réel, le cinéma
L’affiche situe bien l’horizon d’attente du nouveau film de Nour-Eddine Lakhmari, Zéro, en précisant « par le réalisateur de Casanégra ». Elle situe ainsi le film dans une perspective bien précise. Une démarche de marketing qui aspire en toute légitimité commerciale à capitaliser à partir du succès inouï du précédent film de Lakhmari ; mais nous sommes aussi face à une indication révélatrice, porteuse de sens autre que celui du premier degré. Casanégra, le film est devenu en somme une référence ; une signature ouvrant sur un ensemble de références qui déterminent un style, une manière de faire, donc un cinéma. Et un cinéma qui marche puisque les dernières statistiques nous informent que près de 70 000 spectateurs sont allés voir Zéro lors de s deux premières semaines de son exploitation.
La dynamique ouverte par la référence à Casanégra a donc bien fonctionné. Le spectateur a retrouvé des repères qui ont conforté son attente. Il y a en effet plusieurs éléments communs aux deux films : une écriture cinématographique moderne mettant en avant le visuel au détriment du factuel ; une dramaturgie urbaine qui met la principale ville du pays, Casablanca, au cœur du dispositif filmique et un système de personnages bien ancré dans une certaine contemporanéité : Amine Bartal « héros » de Zéro est le cousin de Adil et karim de Casanégra ; même s’ils n’appartiennent pas socialement au même groupe ; lui, il est flic, les deux amis de Casanégra sont des jeunes désœuvrés, des losers permanents. Ils offrent cependant un même profil existentiel puisque ils sont en conflit ouvert avec leur environnement ; il est symptomatique par exemple de relever le rapport avec la figure du père qui pèse comme un paradigme. Ils se caractérisent aussi par le rapport dramatique et esthétique qu’ils entretiennent avec l’espace, l’espace de la ville,  en l’occurrence l’espace de Casablanca.
Cependant Zéro ne se lit pas comme une suite, ou un nouvel épisode de la saga de Casanégra. Le récit du troisième long métrage de Nour-Eddine Lakhmari se concentre sur un personnage central, celui de Zéro, alias Amine Bartal ; flic en rupture de ban avec son milieu, doublement écrasé par un père paralytique et néanmoins despotique, vivant sur les vestiges d’une aura et d’une autorité révolues ; et par un supérieur hiérarchique, un commissaire véritable ripou, qui sévit dans la ville et transforme ses subalternes ne sbires et marionnettes sauf Zéro qui persiste à jouer solo ; à mener ses petites combines ici et là…jusqu’au jour où il décide de remettre de l’ordre dans tout cela. Ce qui était un élément nul, un zéro, va alors se transformer devant nous avec l’évolution du drame : mort du père (la symbolique de la chaise vide !), la rencontre avec une fille ou plutôt la photo d’une fille…constitueront les facteurs de cette métamorphose. Amine Bartal va passer à l’action et aller jusqu’au bout de son choix ; rétablir un certain équilibre symbolisé par le désir de retrouver la jeune Nadia égarée dans les méandres de la ville ; en fait, pratiquement enlevée par un réseau –protégé par le commissaire- spécialisé dans la prostitution de luxe.
Le film dévoile ainsi son programme esthétique ; il affiche son apparenté cinéma de genre ; notamment le fim noir qui a fait les beaux jours de Hollywood de l’âge d’or. Mais c’est le film noir revisité par les monstres sacrés des années 70 qui intéressent Lakhmari, celui de Scorsese et Abel Ferrara. Le film est ainsi truffé de références sous forme de clins d’œil cinéphiliques.  Si la volonté de débarrasser la ville de sa chienlit évoque moult films noirs, il y a une référence explicite à Travis, personnage emblématique de taxi driver, c’est le billet de banque froissé. Dans le film de Lakhmari, Zéro reçoit un billet de 200 dhs, complètement froissé de la main de Rafik Boubker alors qu’il vient de sauver des filles, en fait des protégées du réseau. Dans le film de Scorsese, Travis, reçoit un billet vert froissé de la part d’un macro. Les deux personnages garderont ce billet comme symbole d’une humiliation. Le jour venu, ils le jetteront à la figure de ceux qui les avait humiliés.
Cette circulation d’objet symbolique entre les films est une composante essentielle de la cinéphilie et fondamentale pour la réception de tout un courant de la cinématographie marocaine notamment le cinéma de Faouzi Bensaidi, de Hicham Lasri…dans cette perspective, on ne peut pas réduire le film de Lakhmari à la simple débauche d’effets de langage. Il y a une ambiance visuelle, un parti pris stylistique, une perte de repères qui indiquent que nous sommes en présence d’un cinéma qui refuse de dire le monde selon le modèle du récit classique. Une stylisation par le bais de la lumière, des couleurs et des cadres qui confinent à l’abstraction…Ce qui nous ramène à la fameuse question de l’horizon d’attente d’une œuvre artistique. Trois facteurs déterminent la réception d’une œuvre, en l’occurrence un film : l’expérience préalable que  le récepteur a du genre auquel se réfère le film ; la forme et la thématique dont le film présuppose la connaissance ; l’opposition entre le langage artistique et le langage quotidien.
A partir de ces présupposés théoriques, on peut comprendre que la réception des deux films de Lakhmari a été porté davantage par « l’horizon d’attente social » en vogue dans les temps qui courent ; d’où une certaine approche moralisatrice qui reste à la surface du film. Alors que le film s’inscrit dans une démarche cinéphilique aux dimensions multiples.
Avec ce parti pris cinématographique, son cast et sa direction d’acteurs (magnifique prestation des principaux acteurs Majd , Bouab et Dadass…), ses inventions visuelles, le sens de la maîtrise du rapport à l’espace, aux décors…on peut parler d’un second grand film de Lakhmari. Non, Casanégra ne va plus être considéré comme un coup d’éclats sans lendemain…




Zéro positif
 « Je hais la violence, mais je sais qu’elle est en  moi, et en vous, et je veux l’explorer  »
Martin Scorsese
Le projet était déjà là,  énoncé en filigrane de son deuxième long métrage, Casanégra ; il le souligne encore aujourd’hui dans le programme narratif et esthétique de son deuxième long métrage, Zéro et il le confirme explicitement dans l’entretien qu’il nous a accordé : Nour-Eddine Lakhmari place Casablanca au cœur d’un travail sur la ville sous forme d’une trilogie dont le troisième volet s’intitulera Mazlout. Casanégra, dès la forme imagée du titre, renvoyait,  effectivement,  à la présence particulière de la métropole marocaine dans le film ; c’était plus qu’un décor, un véritable actant contribuant à la construction du drame. L’approche esthétique mettait en valeur tout un pan de la mémoire architecturale de la ville blanche devenue en la circonstance Casanégra, la maison noire exprimant ainsi, sur un plan scénaristique, l’une des dramaturgies urbaines les plus réussies de la cinématographie marocaine. Des personnages en fuite face un destin qui les écrase. La ville, censée être un lieu d’épanouissement fonctionnant comme un lien de sociabilité se révèle finalement un espace d’enfermement où chacun rêve d’un ailleurs : un ailleurs social, une sorte de promotion dans la hiérarchie sociale par tous les moyens (le personnage de Karim) ou un ailleurs géographique, la recherche d’un eldorado mythique qui peut s’appeler Malmoe (le personnage de Adil).
En inscrivant son drame dans une configuration urbaine, très marquée esthétiquement, Lakhmari renoue avec une forte tradition qui a influencé tout le cinéma international et en partie la filmographie marocaine notamment autour de ce que l’on qualifierait « les cinéastes de la chaouia » : essentiellement les frères  Dekaoui, feu Reggab, en partie Saad Chraibi, Hakym Noury et Hassan Benjelloun. Et surtout avec  Lagtaâ qui avec Un amour à Casablanca avait, en quelque sorte, lancé l’ancêtre dramatique de Casanégra y compris en termes de réception publique et de polémique autour de certaines scènes ou de certains propos.
Le cinéma et la ville,  c’est une vielle histoire concomitante à l’histoire du cinéma. On ne peut comprendre Zéro sans le restituer dans cette filiation, présente en termes de choix stylistique dans le film et que Lakhmari revendique explicitement. Casanégra et Zéro en attendant Mazlout,  sont la confirmation d’une thèse déjà confirmée par le cinéma : le cinéma se nourrit de la ville, mais le nourrit également. Art urbain par excellence, le cinéma est né dans une ville. A  Lyon, la ville des frères Lumière, une rue porte le nom de la Rue du Premier film. Les premières images du cinématographe sont des images du centre de Paris. La ville moderne va accompagner le développement du cinéma ; et le destin du cinéma sera inscrit dans le destin des villes. Les mutations qui touchent l’une vont concerner de très près l’autre. On s’interroge par exemple si la situation actuelle du cinéma n’est pas le pendant de la crise de l’urbanité : le succès de Casanégra a des explications sociales profondes qui vont dans ce sens. Il n’y a plus de ville au sens de l’urbanité qui veut dire la civilité. A la dilution de la ville dans un vaste paysage urbain, correspond la dilution du cinéma dans le paysage dit audiovisuel…où le cinéma se cherche une identité face à la multiplication des écrans et des supports.
La force de Zéro émane d’abord de ce background qui lui offre une profondeur cinéphilique indéniable. Mais de quelle ville il s’agit ?
La séquence d’ouverture se laisse voir comme un épilogue prometteur ; des fenêtres ouvertes avec des rideaux secoués par une légère brise et un personnage se livrant à un exercice de nettoyage. Les lumières sont douces et dégagent une certaine impression de sérénité dans un univers paisible même si les gestes nerveux et le regard fuyant du personnage nous en disent long sur son caractère.
C’est ce que nous ne tarderons pas à découvrir. Il s’agit en effet, de Amine Alias Zéro celui-là même qui donnera son titre au film.
En sortant de ce havre de paix,  le récit va nous mener vers un univers impitoyable, celui de Casablanca de la nuit, des circuits parallèles et des trafics de l’ombre. Nous découvrions que Amine est un jeune policier, il fait partie grosso modo des flics dits  « les ripoux ». Mais c’est un « ripou » au cœur d’or. La caractérisation du personnage se fera graduellement à travers un contexte et une série d’actions et de comportements. Amine évolue entre la sphère privée (familiale)  et la sphère publique (professionnelle) : en fait,  les sphères changent mais c’est quasiment le même traitement subi ici et là. Chez lui, il est écrasé par un père despote, aigri, nostalgique : une très forte scène nous le montre quasiment chauvin, vitupérant contre les joueurs de l’équipe nationale de football  à qui il reproche, dans un langage hyper violent, le fait de ne pas connaître par cœur l’hymne national marocain. Mais l’image du père se lit comme une parabole ; avec un père nostalgique et paralysé, c’est tout un discours social qui est épinglé par le film. La figure du père récurrente dans les deux films de Lakhmari offre une lecture complexe, exprimé d’ailleurs par l’évolution des rapports entre Amine et son père. L’identité de soi, la finalité du drame, ne se réalise que dans un rapport de forces.

Dehors, Amine devient Zéro, nul…ou plutôt redevient car c’est un sobriquet qui lui a été imposé par son supérieur hiérarchique. Un commissaire, sans vergogne. Sans foi ni loi. Transformant la brigade dont il dispose en un outil de pouvoir personnel pour sauvegarder son propre réseau. Zéro, le dérange parce qu’il est atypique. Parce que c’est un solitaire, quelqu’un qui joue « Solo » pour reprendre le langage du commissaire. Entre son « père » et ses « pairs », zéro passe d’un enfer à l’autre. Néanmoins, il y a un entre deux qui donne qui permet au récit de respirer, donnant aussi plus de consistance au personnage et de la profondeur au scénario. Amine a une petite amie, Mim,i avec qui il monte ses propres coups, consistant à tendre de pièges à des « voyous » respectables,  en simulant des situations de détournement de mineur, Mimi étant l’appât idéal. Il y a en outre son son bar au nom emblématique «  Le refuge ». Et il y a ce policier qui part à la retraite,  image furtive d’un père de substitution qui offre à Amine des moments de pause, hors tension. Et puis il y Nadia, celle qui va tout changer. Elle commence par entrer dans la vie d’Amine par une photo. Cette grande absente déclenchera la dynamique narrative et offre à Amine une raison d’être. Il change alors de statut. Il entre dans un nouveau processus, celui de la quête et de la rédemption.
Le système des personnages élaboré par Zéro nous offre en fait une démarche dynamique qui nous rappelle ce que les théoriciens du relationnel appellent « un triangle tragique ». Nous avons  le pôle du persécuteur, le pôle de la victime et le pôle du sauveur. Ce n’est pas un schéma figé. En effet, le protagoniste part de l’un des pôles ; l’antagoniste de l’un des deux autres…Les personnages se déplacent sur le triangle, changent de rôle, entrent en interaction avec un sauveur éventuel.
Zéro commence par nous offrir l’image d’un Amine victime face à un pôle de persécuteur où alternent le père, le commissaire, les agresseurs dans la rue… son évolution dramatique aiguisée ici par la rencontre avec les personnages féminins l’amène au statut de sauveur. Le programme narratif étant le sauvetage de Nadia, le démontage du réseau du trafic de la chair blanche. Nadia étant une vraie apparition dans le ciel sombre du personnage : sa mère arrive chez lui au commissariat pour l’inscrire comme disparue ayant été happée par la grande ville. Nadia, sera ce tournant attendu et qui sera renforcé dramatiquement par la disparition du père…d’où le retour à ces images de mise à plat du personnage par la métaphore du nettoyage de sa maison. Des images qui viennent relancer le récit ; une nouvelle étape commence dans la vie de Zéro. Cet anti-héros scorsesien va au terme d’épreuves initiatiques reprendre le cours de sa vie. En nettoyant son entourage immédiat, il annonce son intention. La ville a besoin d’un coup de torchon. C’est une évolution portée par une démarche et un style qui revendiquent franchement une adhésion à l’héritage cinéphilique dont la figure de proue peut-être Martin Scorsese même si le personnage du « bad » policier renvoie explicitement à Abel Ferrara. La violence urbaine, l’ambiance nocturne où les corps sont mis à mal dans un perpétuel mouvement de brutalité et de fracas ; torturés, violentés et qui finissent par se déchaîner dans une rhétorique violente à la fois iconique et verbale. Il ne faut pas, en effet,  réduire les répliques des uns et des autres (le père, le commissaire, Mimi…) à une formulation des dialogues gratuite, au contraire, c’est une composante inhérente à la nature des personnages. Cette violence verbale dit et prolonge la violence qui caractérise les rapports sociaux et que le cinéma de Lakhmari réussit à rendre en l’inscrivant dans une tradition cinématographique. L’univers de Lakhami est un univers dual : la nuit/le jour ; l’extérieur/l’intérieur ; le haut /le bas…le vice/la vertu y compris dans chaque être. Car nous ne sommes pas dans un système manichéen comme dans un mélodrame classique. Nous sommes dans la complexité du film noir qui par ses images en clair-obscur, son atmosphère de l’entre deux…nous propose des situations en perpétuelle évolution et des personnages qui ne maîtrisent pas leur destin…Amine subit, agit mais pour finir en victime expiatoire…
Cet univers n’est pas opaque ; il est traversé de moments lumineux comme ce bar-refuge où l’on peut insulter le monde entre adultes  désabusés et prostitués aguerries,  au grand cœur. Là où le film nous offre l’une de ses scènes les plus mémorables quand Amine - Zéro ramène une très belle femme, le médecin (Kenza) qui vient justement de soigner son père : cette beauté qui fait irruption dans le milieu des bas-fonds est  une exaltation de la volonté de changer la vie et de statut pour ceux qui n’ont pas le droit au rêve. Les femmes ou plutôt les figures féminines offrent un champ symbolique qui encadre le personnage et lui permettent de réussir son passage à une nouvelle étape. Mimi, cette jeune prostituée est là comme amie, adjuvant, alliée et n’hésite pas à jouer la protectrice ; Kenza est le trésor caché qui se révèle par petites touches jusqu’à l’extase et le bonheur sublime et Nadia est une forme d’appel pour clore le désenchantement du monde ; elle est au rendez-vous comme la figure ultime de la rédemption accomplie : alors,  la caméra de Lakhmari souffle un peu et nous offre des cadres plus éclairés,  des images plus apaisées, des couleurs moins sombres et un sourire illumine le visage de Amine. Zéro devient tout simplement un héros. Non pas parce qu’il est un superman mais simplement parce qu’il est allé jusqu’au bout. Marqué par une blessure physique (la balle qu’il reçoit) et les blessures intérieures qu’il a accumulées.


Entretien avec Nour-Eddine Lakhmari
Le récit d’une rédemption

1)     Comment sort-on d’un grand succès public et critique pour entamer un nouveau projet ? tu as fait le vide dans ta tête ou tu étais déjà dedans en plein Casanégra ?
Pour moi les choses sont très simples : je ne m’enferme jamais dans un succès ou un échec parce que je me dis toujours que le meilleur est à venir ; chaque film  est perçu comme une expérience sur cette voie ; je me protège en quelque sorte en me remettant en question. Je ne me dis absolument pas que cette fois c’est bon, au contraire je m’amuse comme avec Casanégra à chercher les défauts et les lacunes…pour me rattraper dans le prochain. Et crois-moi, c’est la meilleure façon de se protéger et de continuer à s’améliorer
Je pense que c’est une bonne thérapie car on ne peut pas rester éternellement sur le film qu’on vient de faire ; c’est le cas pour zéro, le film que je viens de terminer ; je me dis c’est bien, j’ai avancé un petit peu mais l’essentiel, le meilleur est à venir. En outre, je crois que  dès qu’un film sort, il ne nous appartient plus ; il est la propriété du public, des critiques et des journalistes.
2)     Est-ce que cela veut dire que tu t’es mis à écrire Zéro très tôt ?
En fait quand j’ai commencé à préparer Casanégra mon rêve, mon ambition était de réaliser une trilogie sur la ville de Casablanca ;  c’est toujours le cas, mais je n’osais pas en parler par modestie devant cette métropole ; une trilogie entièrement urbaine…ce n’est pas évident. Mais ma conviction est faite et le schéma est clair dans ma tête en trois phases comme dans Brèves notes (1) ; avec Casanégra, c’est l’histoire de  l’amitié de ces personnages perdus dans un labyrinthe. Le deuxième volet c’est Zéro ou le récit d’une rédemption ; le troisième volet ce sera Mazlout qui va traiter de la solitude…toujours avec comme espace de référence Casablanca. Une ville où on est seul, livré à nous-mêmes. Ce sera différent de Zéro où le héros seul, subissant son entourage mais cherche néanmoins la rédemption. Dans Mazlout ce sera un personnage qui cherche plutôt à fuir son entourage
3)     Pour rester dans le parallèle Casanégra/ Zéro, la séquence d’ouverture de Casanégra met en scène des poursuivants et des poursuivis…la caméra (donc le récit filmique) va se concentrer sur les poursuivis laissant en quelque sorte les poursuivants dans le hors champ…mais qui reviendront dans le champ de Zéro qui choisit comme univers celui des flics ?
C’est exact. Scorsese disait tout le temps, il y a ce qui est enregistré sur la péllicule, que l’on voit et il y a tout ce que nous ne voyons pas. Dans Casanégra, les protagonistes sont ceux qui sont poursuivis, chassés…dans Zéro, le protagoniste est  au contraire celui qui poursuit ; en l’occurrence, un policier. Mais c’est un policier particulier qui est dans la situation de la quête ; il se cherche lui-même et cherche à donner sens à sa vie. Dans Casanégra, on ne voit pas les policiers de près…ici, on s’approche de leur univers pour connaître, un peu, leur histoire, leur monde qui est aussi très dur. Pour moi, c’est une autre façon de sortir de Casanégra pour s’approcher des milieux qui ont du pouvoir ou croient avoir du pouvoir. On découvre alors des gens qui sont aussi des victimes d’une société arriviste où dominent les rapports marchands
4)     D’où un personnage central qui focalise toute cette situation ?
Oui, un personnage central mais il s’agit d’un anti-héros parce que je n’ai pas voulu instaurer un rapport de force…j’ai cherché au contraire à ce que le spectateur marocain s’identifie à ce personnage qui n’est pas un super héros mais au contraire quelqu’un qui souffre, qui vit difficilement les relations avec son environnement aussi bien familial que professionnel. Il est terrorisé par son père, véritable despote et par son supérieur hiérarchique. Celui qui est censé nous protéger paie le prix fort sur cette voie…
5)     Le casting a encore une fois été une des options majeures y compris pour ce rôle central ?
Je pars toujours de l’idée qu’il faut une certaine fraicheur aussi bien dans le traitement visuel des personnages que dans le choix des acteurs qui incarnent ces personnages. Pour le premier rôle j’aurai pu prendre un acteur connu mais  j’ai opté pour une autre démarche. Et comme tu l’as remarqué, dans tous mes films, y compris ceux de la période norvégienne, tous les premiers rôles sont incarnés par des visages nouveaux, jeunes…inconnus. Un choix que je vis comme un challenge : est-ce que je peux réussir ce passage qui n’est pas celui de l’acteur mais du réalisateur lui-même. Une façon de mettre de la fraicheur dans mon propre travail de mise en scène. Ce n’est pas un  rejet des autres mais c’est une forme d’énergie qui me vient de ce nouveau visage et qui me stimule dans ma recherche de direction d’acteurs. J’en profite d’ailleurs pour dire que plus je vais à la recherche de nouveaux visages plus je me rends compte qu’il y a beaucoup de talents dans ce pays d’où ma philosophie en la matière que j’assume pleinement : le problème chez nous n’est pas dans celui qu’on filme mais dans celui qui filme ! Dans la manière de placer la caméra, dans l’angle choisi. Bref, nous avons des acteurs, il s’agit de savoir comment en tirer le maximum ! Dans tous les cas, c’est ma conviction !
6)     Cela nous amène à poser la question de la direction d’acteurs notamment pour certaines scènes très particulières, je pense notamment à la scène très forte du suppositoire de Mohamed Majd et la scène du nu avec Said Bey
Cela a demandé beaucoup de travail, beaucoup de préparation. Mohamed Majd, Said Bey, Aziz Dadas sont de grands acteurs avec de fortes personnalités. Déjà les intégrer au reste de l’équipe où il y a des nouveaux a été un véritable défi. Mais on a réussi ensemble grâce à un travail de préparation et d’entrainement qui a permis de voir tous ces acteurs s’approprier le scénario, le film. On a eu une réunion où par exemple les acteurs ont non seulement défendu leur rôle mais l’ensemble du film. Avec Mohamed Majd on a beaucoup parlé, je lui ai montré beaucoup de films…c’est la première fois que je travaille avec lui, c’est quelqu’un de très attentif, très observateur…mais après il se donne entièrement. La même chose avec Saïd Bey à qui j’ai demandé beaucoup et a été à la hauteur de mes attentes : il a accepté parce qu’il a été convaincu. C’est un peu ce qui s’est passé aussi avec Driss Roukh pour Casanégra…On a beaucoup discuté autour de l’interrogation « le pourquoi de cette scène » et cela m’a permis moi aussi d’avoir mon argumentaire et de défendre mes choix qui sont devenus à la fin nos choix communs.
7)     Le film est porté par un grand travail au niveau de l’image ; la dimension visuelle est omniprésente…
Je pars du principe qu’un film c’est d’abord un travail au niveau du plan…Kubrick parle de perspective quand il aborde son plan. Pour ma part, j’essaie de créer une atmosphère c’était d’autant plus important qu’il fallait sortir de Casanégara dont les observateurs attentifs ont relevé tout le travail sur la ville, son architecture, tout le style art déco. Cette fois-ci même si c’était toujours la même ville et toujours la nuit, j’ai demandé à mon photographe une nuit avec prépondérance du bleu, une nuit froide pour accentuer la solitude psychologique du personnage. On ne retrouve les couleurs chaudes avec du rouge notamment que vers la fin quand il parvient à sauver la jeune fille ; à rencontrer son amour. Tout le film c’est du bleu argenté et c’est une décision que j’avais prise juste après Casanégra pour parvenir à une nouvelle ambiance. Cela au niveau de la lumière mais aussi au niveau du cadrage puisque on passe à un recentrage sur le personnage : l’environnement est là pour mettre en exergue sa solitude et sa souffrance
8)     Les cinéphiles ne manqueront pas de relever des références à des films cultes y compris au niveau  du personnage principal qui n’est pas sans rappeler Bad Lieutenant…
Oui bien sûr ; moi, je n’ai pas l’habitude de cacher mes références et j’aime dire qu’il ne faut pas hésiter à s’inspirer des autres surtout quand on aime le cinéma, quand on est cinéphile. Je regarde tout, d’Abel Ferrara à Béla Tarr le hongrois…et je rêve de faire un film à la Théo Angeloupolos. Je n’ai aucun complexe à ce propos d’autant plus que j’ai un goût très diversifié. Avec mon projet de trilogie sur Casablanca, je suis dans le genre noir, et il faut respecter les codes du genre. Et il se trouve que j’aime ce genre avec toute son esthétique faite d’ombre et de lumière et je pense que Casablanca mérite d’être filmée dans les règles du genre. Oui, il faut être original mais cela c’est dans le traitement, dans le regard qui reste marqué par notre société, par notre culture. Je ne filmerai jamais d’un point de vue folklorique pour être original. Nous avons nos problèmes spécifiques et qu’on peut aborder à travers un langage universel qu’est le langage cinématographique.
Entretien  réalisé par Mohammed Bakrim à Casablanca
(1)    Brèves notes, le premier court métrage de Nour-Eddine Lakhmari
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Pourquoi je hais les indifférents

Antonio Gramsci


L’indifférence est le poids mort de l’histoire


Je hais les indifférents. Je crois comme Friedrich Hebbel que « vivre signifie être partisans ». Il ne peut exister seulement des hommes, des étrangers à la cité. Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. L’indifférence c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.
L’indifférence est le poids mort de l’histoire.  C’est le boulet de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes les plus resplendissants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poitrines de ses guerriers, parce qu’elle engloutit dans ses remous limoneux les assaillants, les décime et les décourage et quelquefois les fait renoncer à l’entreprise héroïque.
L’indifférence œuvre puissamment dans l’histoire. Elle œuvre passivement, mais elle œuvre. Elle est la fatalité; elle est ce sur quoi on ne peut pas compter; elle est ce qui bouleverse les programmes, ce qui renverse les plans les mieux établis; elle est la matière brute, rebelle à l’intelligence qu’elle étouffe. Ce qui se produit, le mal qui s’abat sur tous, le possible bien qu’un acte héroïque (de valeur universelle) peut faire naître, n’est pas tant dû à l’initiative de quelques uns qui œuvrent, qu’à l’indifférence, l’absentéisme de beaucoup. Ce qui se produit, ne se produit pas tant parce que quelques uns veulent que cela se produisent, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté, laisse faire, laisse s’accumuler les nœuds que seule l’épée pourra trancher, laisse promulguer des lois que seule la révolte fera abroger, laisse accéder au pouvoir des hommes que seule une mutinerie pourra renverser. La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est pas autre chose justement que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne surveille, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Mais les faits qui ont mûri débouchent sur quelque chose; mais la toile tissée dans l’ombre arrive à son accomplissement: et alors  il semble que ce soit la fatalité qui emporte tous et tout sur son passage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre dont nous tous serions les victimes, celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, qui avait agi et celui qui était indifférent. Et ce dernier se met en colère, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait qu’il apparaisse clairement qu’il n’a pas voulu lui, qu’il n’est pas responsable. Certains pleurnichent pitoyablement, d’autres jurent avec obscénité, mais personne ou presque ne se demande: et si j’avais fait moi aussi mon devoir, si j’avais essayé de faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il arrivé ce qui est arrivé? Mais personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence, de son scepticisme, de ne pas avoir donné ses bras et son activité à ces groupes de citoyens qui, précisément pour éviter un tel mal, combattaient, et se proposaient de procurer un tel bien.
La plupart d’entre eux, au contraire, devant les faits accomplis, préfèrent parler d’idéaux qui s’effondrent, de programmes qui s’écroulent définitivement et autres plaisanteries du même genre. Ils recommencent ainsi à s’absenter de toute responsabilité. Non bien sûr qu’ils ne voient pas clairement les choses, et qu’ils ne soient pas quelquefois capables de présenter de très belles solutions aux problèmes les plus urgents, y compris ceux qui requièrent une vaste préparation et du temps. Mais pour être très belles, ces solutions demeurent tout aussi infécondes, et cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lueur morale; il est le produit d’une curiosité intellectuelle, non d’un sens aigu d’une responsabilité historique qui veut l’activité de tous dans la vie, qui n’admet aucune forme d’agnosticisme. et aucune forme d’indifférence.
Je hais les indifférents aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me fatiguent. Je demande à chacun d’eux de rendre compte de la façon dont il a rempli le devoir que la vie lui a donné et lui donne chaque jour, de ce qu’il a fait et spécialement de ce qu’il n’a pas fait. Et je sens que je peux être inexorable, que je n’ai pas à gaspiller ma pitié, que je n’ai pas à partager mes larmes. Je suis partisan, je vis, je sens dans les consciences viriles de mon bord battre déjà l’activité de la cité future que mon bord est en train de construire. Et en elle la chaîne sociale ne pèse pas sur quelques uns, en elle chaque chose qui se produit n’est pas due au hasard, à la fatalité, mais elle est l’œuvre intelligente des citoyens. Il n’y a en elle personne pour rester à la fenêtre à regarder alors que quelques uns se sacrifient, disparaissent dans le sacrifice; et celui qui reste à la fenêtre, à guetter, veut profiter du peu de bien que procure l’activité de peu de gens et passe sa déception en s’en prenant à celui qui s’est sacrifié, à celui qui a disparu parce qu’il n’a pas réussi ce qu’il s’était donné pour but.
Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais qui ne prend pas parti. Je hais les indifférents.
11 février 1917
(Traduit de l’italien par Olivier Favier).



lundi 26 mai 2014

cinéma d'auteur, le grand vainqueur

Cannes 2014



Une femme cinéaste à la tête du jury de Cannes ouvrait sur de nombreuses hypothèses, notamment autour de la question de «  genre », mais Jane Campion est restée dans le genre au sens générique du mot, propre à l’esthétique et à la mise en scène. La cinéaste new-zélandaise, auteure du très beau La leçon de piano et de l’inoubliable Bright star, a concocté, avec ses collègues du jury,  un palmarès aux résonnances cinéphiliques indéniables. Vu d’ici et en attendant, confirmation en visionnant les films, on peut dire que le cinéma d’auteur est sorti vainqueur de cette 67ème édition cannoise. Le triomphe de Soleil d’hiver de Nuri Bilge Ceylan vient confirmer une constante et une courbe ascendante chez l’un des cinéastes les plus doués de ces dernières années. C’est une Palme qui vient aussi conforter le cinéma de l’image contre celui du scénario (on schématise pour les besoins de l’expression). Nuri Bilgé Ceylan est un auteur qui croit en ses outils. Son cinéma très dramatique (le couple, l’incommunicabilité, la solitude existentielle) est porté par un travail plastique au niveau de l’image. Privilégiant les grands espaces enneigées de sa belle Anatolie, les scènes à ciel ouvert se révèlent finalement et très vite de véritables huis clos.
Né en 1959, Nuri Bigle Ceylan a une formation scientifique avant d’entamer des études de cinéma à Istanbul. Très cinéphile, c’est un grand adepte de Bergman (on retrouve cette tendance chez lui dans la construction des caractères, la psychologie des personnages) et d’Ozu (repérable dans l’économie des mouvements d’appareil et le soin accordé à la construction des plans). Auteur complet : il écrit lui-même, réalise, monte et supervise la production. Soleil d’hiver et son septième long métrage. Il était déjà venu au Maroc qu’il connaît très bien ; et les cinéphiles marocains l’ont découvert très tôt notamment avec ses deux premiers  films, Kasaba et Uzak à Tétouan notamment…Les autres films ont été vus à Rabat et Marrakech. Très ému par la Palme d’or, même si c’est un habitué de la Croisette où il repartait avec des prix de reconnaissance artistique (comme le prix de la mise en scène). Là, c’est la consécration suprême qu’il ‘a pas hésité à dédier « aux cent ans du cinéma turc et à la jeunesse turque !). 
Cinéma d’auteur toujours, y compris dans sa version radicale avec le prix du jury ex aequo accordé à J.L.Godard pour son Adieu au langage et au canadien Xavier Dolan. C’est aussi la récompense du vétéran, JLG a 84 ans et Dolan en a 25 !!!
Signalons que cette édition sera la dernière à être présidée par Gilles Jacob, poste qu’il occupe depuis 1999 et après avoir été Délégué général du festival pendant 22 ans.
Mohammed Bakrim


Encadré
-Palme d'or : Winter Sleep, du Turc Nuri Bilge Ceylan
- Grand Prix : Le Meraviglie, de l'Italienne Alice Rohrwacher
- Prix d'interprétation féminine : l'Américaine Julianne Moore, pour son rôle dans Maps to the Stars, du Canadien David Cronenberg
- Prix d'interprétation masculine : le Britannique Timothy Spall, pour son rôle dans Mr. Turner, du Britannique Mike Leigh
- Prix de la mise de scène : l'Américain Bennett Miller pour Foxcatcher
- Prix du scénario : les Russes Andreï Zviaguintsev et Oleg Negin pour Leviathan
- Prix du jury ex æquo : Mommy, du Québécois Xavier Dolan et Adieu au langage, du Suisse Jean-Luc Godard
- Caméra d'or : Party Girl, des Français Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis

- Palme d'or du court-métrage : Leidi, du Colombien Simon Mesa Soto

jeudi 22 mai 2014

la revue Nejma et Ahmed Bouanani

Le poète qui côtoya la mort


La revue tangéroise, Nejma, éditée par la librairie des Colonnes a consacré son numéro 9 (printemps 2014) au cinéaste marocain Ahmed Bouanani (1938-2011). C’est un choix pensé de la revue de revenir sur des auteurs, oublié ou peu à la mode, souligne le directeur de la revue, Simon-Pierre Hamelin, dans son texte introductif. Dans ce rayon, Bouanani retrouve Mohamed Choukri et son ami Mohamed Khair-Eddine.
On ne cesse en effet de (re) découvrir Ahmed Bouanani. Cinéaste, monteur, si l’on veut à tout prix lui attribuer une « case » professionnelle, mais comme le confirme le numéro spécial de Nejma, l’homme est multidimensionnel ; le cinéma bien sûr, la poésie, le roman, la culture populaire, le dessin…tous les continents de la création l’ont accueilli et ont vu traverser ses pérégrinations, à l’image de ses personnages de fiction, le cavalier téméraire des Quatre sources ou Mohamed Ben Mohamed de Mirage, celui qui refuse de signer (Wua Massaniiiiiiiiiiich  dit-il à hachemia son épouse dans une scène célèbre)…ou encore des personnages de référence historique comme Sidi Hmad Oumoussa, le poète du désert.
Le numéro de Nejma est co-dirigé par Touda Bouanani, la fille qui a repris le flambeau et s’est engagée sur la voie de la réhabilitation de la mémoire. La mémoire du père. Une mémoire blessée au destin tragique confrontée à la bêtise humaine illustrée par les obstacles de la bureaucratie et de la jalousie maladive ou encore subissant les aléas de la vie comme cet incendie qui va pratiquement ravager une partie de l’appartement familial et des traces de la mémoire. La démarche de Touda rejoint ainsi le projet de vie de son père celui qui consiste à restituer une mémoire ; celle du pays avec le souci de « remonter » les images pour réécrire une histoire émancipée des clichés nés du regard « culturel » de l’autre…mais aussi la mémoire du cinéma avec le projet inachevé, hélas, du livre-somme sur l’histoire du cinéma au Maroc avec un tire mythologique, « La 7ème porte » et titre aussi aux allures de clin d’œil  à l’une des figures du cinéma colonial, André Zwobada. Ce livre ambitieux ne verra jamais le jour, faute d’éditeur intrépide ! Peut-être qu’aujourd’hui avec le contexte actuel, Touda devrait relancer le projet.
Cette idée d’inachèvement pèse d’ailleurs comme une malédiction sur l’œuvre de Bouanani…y compris aujourd’hui sur le numéro de Nejma qui lui est consacré. En effet, malgré tout le soin accordé à la qualité de la mise en page et à l’iconographie, le numéro est sorti amputé de plusieurs pages concernant la filmographie et la biographie de Bounani et la filmographie et la biographie de Naima Bouanani ; les pages 199 à 202 sont annoncées dans le sommaire mais absentes du contenu ; un autre « incendie » une autre « censure » ont été en embuscade pour marquer la sortie de ce numéro qui n‘en demeure pas moins « historique » avec les témoignages émouvants de Touda (quel beau prénom amazigh !) ; la reprise des certains entretiens accordés par Bouanani comme l’interview réalisé par Nour-Eddine Saïl en juin 1974, du temps où il était critique de cinéma à Maghreb Informations…ou encore et surtout les textes de Bouanani lui-même comme celui qu’il avait consacré à Mohamed Osfour, celui qui est parti « à la recherche du trésor perdu ». c’est un hommage anti-intellectualiste qu’il rend à cet autodidacte ; ce fils du peuple qui ayant découvert le cinéma dans les quartiers européens de Casablanca s’est dit « pourquoi pas moi ? » et entama un vaste projet qui va durer plus de quarante ans ayant démarré à l’âge de 17 ans avec des sketches filmés dans la banlieue casablancaise et qui trouveront une forme d’aboutissement avec le célèbre Le fils maudit en 1958 que la profession du cinéma a décidé en 2008, sous l’impulsion de Nour-Eddine saïl, d’honorer comme le premier film marocain. Bouanani lui consacra, en outre, un film de huit minutes « Petite histoire en marge du cinématographe » inséré dans la rubrique magazine des actualités cinématographiques de l’époque ; Bouanani précise cependant : « … mais le véritable film sur Osfour, ou plus exactement sur la mythologie faubourienne de Casablanca, reste à faire ». Il est parti très tôt avant de le voir s'élaborer. L’idée reste d’une grande pertinence.
Parmi les témoignages retenus par le dossier de Nejma, le récit de Ali Essafi, le documentariste qui prépare un film sur le défunt et qui rapporte comment la rencontre avec les films de Bouanani, qu’il a découvert tardivement, a changé sa vision du cinéma ; son texte contient cependant des inexactitudes historiques notamment quand il parle des influences qui ont marqué le cinéma de Bouanani. Essafi cite Vertov et son Homme à la caméra alors que Bouanani, préfère citer plutôt Mohamed Afifi son ainé de quelques années ; cinéaste lauréat de l’IDHEC en 1957 alors que Bouanani est lauréat de 1963. A ce propos, il n’y a pas de risque de confusion avec le grand comédien qui a incarné Othello et qui s’appelle Mohamed Said Afifi (voir par ailleurs le nom de l’artiste sur l’affiche du film Mirage qui figure dans la revue, page 76 et où il incarne Ali Ben Ali). Le cinéaste Mohamed Afifi a réalisé, contrairement à ce qui est avancé dans la note 5 de la page 57, De chair et d’acier en 1959 et Retour à Agadir presque dix ans plus tard, en 1967. Le montage de ce film peut donner, effectivement,  l’impression d’une proximité esthétique avec le montage de Six et douze (1968) ; on peut relever aussi la plasticité de l’image en noir et blanc, la fonction contre-point de la bande son. Une analyse plus fine est nécessaire dans ce sens. Les deux films reflètent, somme toute, une ambition artistique réelle ; limitée par le manque de moyens, certes,  mais légitimée et reconnue par l’histoire.
Mohammed Bakrim


Une esthétique de l'errance



Ahmed Bouanani


"Il n'y a pas de meilleur projet d'avenir pour un cinéaste que de participer avec ses petits moyens à la transformation radicale et systématique de sa société pour la construction d'un monde qui ne soit pas traumatisant" A. Bouanani

Il est venu au cinéma (lauréat de l'IDHEC en 1963) par la voie royale, celle du montage. C'est-à-dire le fondement même du langage cinématographique et un des éléments qui fondent la spécificité du cinéma ; et c'est on ajoute à tout cela qu'Ahmed Bouanani est un poète, un homme de lettres, un romancier et scénariste on comprend alors que l'on est devant une figure historique du cinéma marocain ; un cinéaste qui lui a donné ses lettres de noblesse en réalisant et en écrivant des films : son premier long métrage Mirage (1980) est une référence. Face à un cinéma de la saturation et de la surcharge thématique, un cinéma d'assignation à résidence du sens et où le spectateur est condamné à une posture de réception, Ahmed Bounani ouvre la voie sur la pluralité d'approches, l'ambiguïté, la quête. Il avait situé la barre, donné le ton, tracé la voie et annoncé le programme avec son premier court métrage Tarfaya ou la marche d'un poète (1966). Un programme qui prendrait comme titre générique l'errance esthétique : des personnages désaxés, perturbés par une rencontre, aimantés par une lueur /un leurre à l'horizon qui les mène sur un parcours initiatique : Mirage bien sûr mais nous pensons aussi aux films qu'il a scénarisés notamment Adieu forain.


L'ouverture de Mirage est une formidable séquence pédagogique d'apprentissage de scénario : la mise en place du système des personnage avec au centre l'énigmatique Mohamed Ben Mohamed (interprété par l'excellent Habachi), décrit en une série de scènes tantôt statique tantôt dynamiques ; puis l'élément perturbateur (la découverte des billets de banque dans un sac de farine) qui va déclencher l'évolution du récit… mais les films/textes de Bouanani ne sont pas classiques donc ne sont pas lisibles selon les canons de l'écriture dominante ; ils sont traversés de failles où s'immiscent le doute, l'incertitude, le mythe. Il fait des films comme il écrit des poèmes, voir le très beau Quatre sources (1977). Parlant avec Nour-Eddine Saïl de son court métrage Mémoire 14 (1971), il fait référence à la poésie : "Mémoire 14 est à l'origine un poème que j'ai écrit en 1967, et dont certains passages sont d'ailleurs utilisés dans le texte qui accompagne le film…". Interrogé sur son rapport au mythe : "c'est à travers des mémoires anachroniques, des mémoires nourries de mythes que j'essaie de recomposer "la réalité" de mes personnages et de leur univers…Même quand la mémoire - une parmi d'autres- se représente l'image idéalisée de la situation culturelle et économique d'avant la colonisation…elle ne peut ignorer, rejeter la réalité de cette société régie par la féodalité dont le masque se dégage de lui-même à travers cette imagerie exubérante de l'âge d'or… Je ne comprends pas que l'on puisse parler de fuite devant le réel dans un film entraîné tout entier dans le réel et dont chaque plan est une similigravure de la réalité et du fantastique, avec un agencement linéaire de l'histoire et des évènements" Sur la réception du film lui-même : " et si le spectateur marocain se sent agressé par Mémoire 14, cela ne provient pas d'une manœuvre quelconque du cinéaste, mais bien du sujet lui-même. C'est après tout l'histoire d'une agression. Et d'une agression dont nous subissons malheureusement encore aujourd'hui les conséquences…".

Mémoire 14 avec d'autres titres de Bouanani relèvent de l'âge d'or de la jeune cinématographie marocaine, notamment pour le court métrage des années 60 et 70. Bouanani a connu une traversée du désert à l'instar des cinéastes de sa génération mais en tant que monteur et surtout en tant qu'auteur scénariste, il a mis son savoir et son savoir faire au service d'autres cinéastes ; sa collaboration, par exemple, avec Daoud Oulad Syad a donné lieu à de véritables chefs-d'œuvre.
Cependant, son silence définitif résonne malgré tout, tel un cri qui déchire le linceul de l'ingratitude.

Mohammed Bakrim





mardi 20 mai 2014

souvenir....souvenir

Cannes 2005

Grigris de Mahamat Saleh Haroun

Le village et le monde

Sur une initiative de l’Institut français, le cinéaste tchadien, Mahamat Saleh Haroun, a été invité pour une tournée au Maroc pour présenter son nouveau film, Grigris. Son sixième long métrage qui a été sélectionné à Cannes en 2013. Le film est également inscrit en compétition officielle du prochain festival du cinéma africain de Khouribga (14-21 juin 2014).
Mahamat Saleh Haroun est né en 1961 à Abéché au Tchad. Il a été très marqué dans sa jeunesse par les événements liés à la guerre civile qui a secoué son pays ; il a été par exemple obligé de s’exiler un temps au Cameroun. Il a travaillé comme journaliste avant de suivre une formation au cinéma à Paris. C’est en 1994 qu’il réalise son premier film, un court métrage, Maral Tanié. En 1999, il réalise son  premier long métrage, Bye bye Africa, où il revient sur ses souvenirs cinéphiliques d’enfance et en rendant hommage aux salles de cinéma qui ferment. Le film a été sélectionné pour la Mostra de Venise où il obtient le prix du meilleur premier film. Un succès qui ouvre la voix à d’autres, Haroun est en effet un habitué des grands rendez-vous cinématographiques internationaux. Son film, un homme qui crie (2010) a été présenté en compétition officielle à Cannes où il obtient Le prix du jury. Un film qui lui a ouvert les portes de la réconciliation avec son pays ; le succès cannois a motivé les autorités du pays qui ont pris l’initiative de rouvrir une salle de cinéma à Ndjamena où le film a été projeté. Un retour aux sources et un clin d’œil à son premier long métrage.

 Grigris (2013), également,  a été retenu pour le festival de Cannes dans la sélection officielle où il décroche un prix parallèle. Ce nouvel opus s’inscrit dans une forme de continuité en reprenant des éléments récurrents dans le cinéma de Haroun (la question de filiation, le fleuve, l’altérité…) mais c’est aussi un film qui signifie un changement dans la démarche esthétique du cinéaste. Le film est centré sur un personnage, Grisgris,  qui donne son titre au film. Une très belle scène d’exposition nous le montre dans une boîte de nuit en train d’effectuer un numéro de danse époustouflant ; une performance rendue exceptionnelle par le fait même que Grigris a une jambe paralysée. Ce qui passe pour un handicap devient chez le héros de Haroun un atout ; il lui permet non seulement d’arrondir ses fins de mois mais de séduire une très belle fille, Mimi. Elle aussi draine un destin particulier. Elle est métisse,  et cache ses cheveux lisses.  Si Grigris voit son rêve de devenir danseur professionnel est brisé par la maladie de son oncle ; le rêve de Mimi de devenir mannequin se voit reporter par ses conditions matérielles. Grigris se voit alors obligé de se livrer une activité parallèle, le trafic d’essence, pour subvenir aux frais de l’opération et Mimi pour sa part se voit acculer à la prostitution. Leur rencontre se voit scellée le jour où elle rejoint Grigris dans la boutique de son oncle pour prendre des photos. Une belle métaphore jouant sur l’image du révélateur chimique du laboratoire photo renvoie au processus de révélation progressive qui va redessiner le parcours de vie de ses deux personnages. Le récit du film va être le récit d’une rencontre et le récit d’une rupture. La rencontre de Grigris et de Mimi va se faire sous le signe de la rupture avec leur univers respectif. Mimi va quitter l’univers de la prostitution pour accompagner Grigris obligé de quitter le réseau de trafiquants qu’il avait rejoint un moment. Ayant détourné une somme importante, celle qui a servi à couvrir les frais d’hospitalisation de son oncle, il se voit dans l’obligation de fuir la colère de Moussa, le chef du gang des trafiquants. C’est le moment où le film surfe avec les codes du film de genre, celui du cinéma noir : espace urbain nocturne,  action, poursuite, suspense…
Cette rencontre constitutive du couple sera prolongée par une rupture au niveau de l’espace y compris sur un niveau symbolique. Les deux fugitifs vont quitter la ville pour le village. Premier signe « culturel » aux dimensions symboliques indéniables : la moto qui va servir à leur fuite va tomber en panne d’essence (sic) ! Ils arriveront à pied au village ; un espace originel peuplé de femmes (les hommes étant partis pour les travaux agricoles).

Un refuge aux allures quasi maternelles qui se fait dans une triple rupture ; la première au niveau spatiale, le village versus la ville ; une rupture sur le plan symbolique illustrée par la radio qui ne marche plus neutralisant toute velléité de hors champ sonore ; la radio ayant joué une fonction dramatique dans Un homme qui crie renvoyant au hors champ politique et au contexte spatio-temporel de la diégèse. La troisième rupture et celle qui clôt le film avec la mise à mort du gangster venu à la poursuite du coupe et surtout avec l’image de la voiture qui brûle. Le village « brûle » ainsi tout lien avec le monde qui peut se traduire aussi comme un déni de  la mondialisation présentée dans le récit avec le trafic du carburant et le tourisme sexuel : deux vecteurs de « pollution »,  que le village récuse.

Mohammed Bakrim

vendredi 16 mai 2014

Latif Lahlou, cinéaste de la bourgeoisie urbaine

Entretien avec Latif Lahlou
"J'ai opté pour une écriture sobre et limpide..."

Le nouveau film de Latif Lahlou, L’anniversaire est sur les écrans du Royaume à partir du 14 mai. Latif Lahlou est  natif d’El-Jadida en 1939 ; il est lauréat de l’IDHEC, promotion 1959. Sa filmographie dans les années 60 compte de nombreux courts et moyens métrages documentaires et docu-fiction. Il a également travaillé pour la télévision. Il est également producteur.  L’anniversaire est son cinquième long métrage.




Comment s’est fait le travail d’écriture du scénario ? C’est une idée que vous avez confiée à vos scénaristes, et prolongée par un cahier des charges concernant les personnages, le milieu social…

L’idée première était de décrire des comportements sociaux et psychologiques  de certaines personnes appartenant à ce qu’on appelle l’élite ; c'est-à-dire une caste sociale décisionnaire par sa situation économique prédominante, sa classe d’origine, sa scolarité, ses alliances etc…Je voulais les présenter dans une phase particulière de l’existence : la cinquantaine, phase dans laquelle l’individu marque une réflexion  et un questionnement sur son passé, son présent et son devenir.
Je ne suis pas scénariste professionnel, ni scénariste tout court ; aussi pour mes films je m’arrange toujours pour travailler avec des écrivains ou des scénaristes professionnels : c’est le cas pour L’ANNIVERSAIRE : j’ai demandé à mon ami Mohamed Laroussi de travailler avec moi sur le développement de mon idée originale. Mohamed Laroussi s’est attaché la collaboration de Géraldine Bueken qui est scénariste professionnelle  belge, mariée à un professionnel marocain de l’audiovisuel et vivant au Maroc.
Je n’ai pas dressé un cahier des charges – ce n’était pas une commande pour la fourniture d’une paire de chaussures ou d’un costume pour aller au bal – mais dans une note d’intention, j’ai essayé de préciser ce que j’entendais exposer en matière d’idées, de personnages, de décors, d’ambiances et évidement  de façon de raconter en exposant les grandes lignes de l’architecture dramaturgique du film.
Le travail d’écriture s’est en fait réalisé à fur et à mesure de la lecture critique des premiers travaux et des apports très pertinents  de Laroussi  et Géraldine Bueken : nous passions en revue scène par scène et énumérions  l’apport de chaque élément en relevant les manques ou en enrichissant la scène par des apports nouveaux…. Environ un mois après chaque réunion à trois, Laroussi et Géraldine m’envoyaient le résultat de leur cogitation : je lisais, faisais des remarques si j’en avais et quelques jours après, une autre journée de travail à trois devenait nécessaire et utile pour l’avancement de l’écriture.
La première mouture du scénario établie, nous l’avons présentée à l’avance sur recettes sachant que nous devions reprendre l’écriture pour une version définitive si l’avance sur recettes nous était accordée : après l’accord de la commission de l’avance sur recettes sur le projet, nous avons repris le travail tout en menant en parallèle  les préparatifs de production : casting, décors, équipe technique etc… Cela a durée 14 mois par ce que je tenais à travailler avec certaines comédiennes et comédiens dans des décors particuliers.
Une constante marque votre filmographie, celle de décrypter les milieux de la bourgeoisie, urbaine dans La compromission, La grande villa, L’anniversaire ou rurale dans Les jardins de Samira…on n’hésite pas à dire de vous « le Chabrol marocain »

La bourgeoisie, urbaine ou rurale, est décisionnaire dans pratiquement tout ce qui concerne notre vie sociale et culturelle par son pouvoir économique, ses pouvoirs politiques (le gouvernement  central , les pouvoirs locaux), les pouvoirs culturels : ce sont les bourgeois et les fils de bourgeois  qui fréquentent les universités , ce sont eux qui tiennent les pouvoirs dans les médias, ce sont eux qui élaborent, énoncent et font appliquer les idéologies passéistes  et rétrogrades  par ce qu’ils contrôlent tous les pouvoirs….)
Il faut bien s’immiscer dans leur vie de tous les jours pour en observer quelques détails révélateurs  et les présenter au public pour qu’ensemble nous puissions en parler…C’est un peu l’idée du film…C’est tout simplement participer à la conscientisation  des citoyens…Vous savez bien, je ne suis ni un idéologue ni un moralisateur ou un prêcheur…Je suis seulement un cinéaste qui essaie d’observer le réel avec le maximum d’objectivité et le transmet aux spectateurs sous forme de réalité vraisemblable et crédible.
Quand à Claude Chabrol, j’aime bien quelques uns de ses films mais je vous confirme simplement que je suis Latif Lahlou, cinéaste marocain, né, vivant et travaillant au Maroc pour les marocains depuis 50 ans, ni plus ni moins.

Dans L’anniversaire nous retrouvons des micro-récits qui s’entrecroisent avec au centre l’histoire de cet architecte qui rêve d’une « cité verte », une forme d’utopie : cela sonne comme une métaphore de toute une génération, la vôtre notamment qui a porté le rêve d’une nouvelle « architecture sociale »

Latif Lahlou dans son bureau à Casa (photo bakrim, 2014)

Votre observation est fort pertinente  et reflète avec justesse mon propos. C’est vrai que depuis mon adolescence je rêve d’une société juste qui respecte la dignité de l’individu et qui glorifie l’humanisme que chacun de nous porte profondément  dans son fort intérieur…
La cité verte de mon architecte, ancien militant de gauche est une utopie : c’est vrai c’est un rêve magnifique auquel on voudrait tous croire et qui pourrait arriver un jour sous une forme ou une autre – qui sait- ?
Notre personnage, - était prêt à faire des concessions – douloureuses certes mais  utiles lui semble –t-il, pour concrétiser son projet mais…la réalité est autre et les affaires sont les affaires…Il faudra qu’il trouve d’autres moyens…
Regardons autour de nous…Nous vivons tous cette réalité cruelle et le film ne fait que relater – à ma façon – cette réalité.
Le film offre une image dure des politiques, ceux issus de la gauche notamment ?
Beaucoup de nos politiciens ont été militants de gauche durant leur jeunesse et maintenant ils s’inscrivent  dans des courants  du libéralisme  et de conservatisme politique et culturel.
Est – ce à dire que le romantisme progressiste n’existe qu’à 20 ans et que pour passer à ce qu’on appelle l’âge de raison, il faut revenir en arrière et adopter une position passéiste  et rétrograde ? Je ne veux pas m’inscrire dans ce courant  et continue avec la relalitivisation et la  retenue nécessaires à être convaincu que l’avenir de l’humanité réside dans le progrès des idées modernes tournées vers le futur.
C’est vrai que beaucoup d’intellectuels de gauche ont déçu par ce qu’ils se sont bien embourgeoisés  et se sont enfermés dans l’opportunisme politique et l’arrivisme – tous aujourd’hui professent une idéologie progressiste chargée d’humanisme politique lorsqu’ils parlent en leur « nom personnel » mais dès qu’il s’agit d’attitude ou de position publique décisionnaire, leur discours change, devient plus conformiste et son contenu se dilue dans le sable….
Encore une fois, regardons autour de nous…il n’y a qu’opportunisme, arrivisme et égocentrisme – cela ne peut que décevoir…
Younes Mégri et Hamid Basket incarnent avec beaucoup de justesse les deux rôles antagoniques auxquels renvoient leurs personnages : d’un côté un idéaliste, de l’autre un pragmatique, sinon arriviste. Comment vous aves mené le travail avec vos comédiens dont la palette est très large avec de nouveaux visages notamment ?

Le travail avec les comédiens est fascinant parce que pour moi c’est le moment de concrétiser l’idée que je me faisais des personnages. J’aime travailler avec les professionnels parce qu’ils comprennent vite le sens que je veux donner aux personnages.
J’essaie toujours de travailler de la même manière en essayant d’insuffler à l’actrice ou à l’acteur la personnalité complexe du personnage à interpréter  en lui décrivant le passé du personnage depuis sa naissance, son enfance, sa formation et surtout le milieu social dans lequel il a évolué et les faits saillants qui ont marqué son éducation et sa formation ; ensuite, j’essaie de décrire le présent du personnage en évoquant ses préoccupations, ses ambitions, ses espoirs, ses déceptions et les contraintes qu’il subit même s’il  se croit au-dessus de tout : le contour du personnage donne à l’acteur un très large spectre de création et avec ses apports personnels, ensemble nous faisons vivre un personnage : c’est comme ça que j’ai travaillé avec Younés Mégri et Hamid Basquet qui sont de grands acteurs : ils ont parfaitement compris la psychologie des personnages, chacun en ce qui le concerne, et le travail a porté ses fruits : vous avez des personnages bien vivants, que vous rencontrez toujours autour de vous et je suis persuadé que quelques spectateurs  reconnaitront les personnages réels déjà rencontrés dans la vie courante.
Il en a été de même avec les autres actrices et acteurs qui ont participé au film.
Pour les rôles principaux, je n’ai fait appel qu’à des professionnels à part entière à l’exception de Sanae El Aji qui avait commencé une carrière d’actrice qu’elle avait mis en veilleuse un temps pour entreprendre un travail de recherche universitaire qu’elle va bientôt présenter au public…Je lui ai demandé d’interpréter  un personnage très proche de sa propre psychologie et qu’elle connait parfaitement par ce qu’elle maitrise d’une manière exceptionnelle une distanciation vis-à-vis d’elle-même qui lui permet de dominer parfaitement le personnage du film.

La progression dramatique est portée par un travail plastique au niveau de l’image ; les lumières notamment, couleurs et les décors participent à la création d’un espace feutré qui en dit long sur  ceux qui l’occupent ?
L’idée du film était de « traquer » quelques couples d’une bourgeoisie citadine, j’essaie de présenter une micro-société dans quelques une de ses facettes : partant de là, il fallait une immersion quasi-totale dans la société bourgeoise  de Casa et pour cela, il fallait des décors réels qui représentent leur lieu habituel de vie en famille ou en société. J’ai cherché une adéquation entre ce que je voulais dire et la façon dont je le dis – c’est le travail du réalisateur.
J’ai opté pour une écriture sobre, limpide reflétant directement la psychologie de mes personnages : vivre et laisser vivre….
Evidement ce choix a nécessité une adéquation esthétique pour retrouver une harmonie dans les décors, les couleurs, les lumières qui correspondent aux personnages qui ponctuent ces récits croisés.
Entretien réalisé par Mohammed Bakrim
(Casablanca, mai 1014)

Latif Lahlou et Bakrim à  Cannes (mai 2005)
                         






Albachado de Hassan Aourid

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