mardi 26 septembre 2023

Tu n'as rien vu à Talat N'Yakoub

 


Séisme et tsunami médiatique

« Tu n’as rien vu à Hiroshima »

·         Mohammed Bakrim

 

La référence est explicite au film culte d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, (France-Japon, 1959).  Coécrit avec Marguerite Duras qui à partir du scénario écrira un livre éponyme publié en 1960. Sélectionné à Cannes dans la section compétition officielle, il sera déprogrammé pour ne pas offenser les Américains. « Tu n’as rien vu à Hiroshima » est une réplique du dialogue en voix off qui ouvre le film.  De quoi s’agit-il ? C’est l’histoire d’une actrice, interprétée par la magnifique Emmanuelle Riva qui arrive à Hiroshima en 1957 pour les besoins du tournage d’un film sur la paix ; contre la guerre nucléaire. Un soir, elle rencontre un architecte japonais, interprété par Eiji Okada et c’est une nuit d’amour passionnée qu’ils vivent au rythme des souvenirs, de l’un et de l’autre. Les deux expériences personnelles ouvrent la voie à la confrontation de deux mémoires collectives : celles du peuple français et du peuple japonais. Mais le film est davantage une réflexion « cinématographique sur le rapport mémoire/souvenir ; sur l’impossibilité d’oublier et sur la capacité des images à restituer une trace du tragique.

Qu’est-ce qui m’a fait penser au film ? Pourquoi revenir au film aujourd’hui ?  Rappelez-vous, dès les premières constations des experts sur l’ampleur du tremblement de terre qui a secoué le Haut Atlas, ils ont parlé d’une puissance qui équivaut à celle de trente bombes atomiques. Hiroshima est devenu un idiome universel pour signifier le désastre, l’hécatombe ; le titre générique du XXème siècle.  Revenir à cette réplique célèbre convient aussi pour décrire le flux médiatique qui s’est déversé sur toute la région du Haut Atlas. Un Tsunami médiatique avec des centaines de journalistes chacun allant de son scoop. Nous avons envie aujourd’hui de leur dire, paraphrasant le film :

-          « Tu n’as rien vu à Talat N’yaakoub

-          Pourquoi ?

-          Parce que seuls ont vu quelque chose à Talat N’Yaakoub ceux qui sont morts. »

Revenir à ce film, moment fort de l’histoire du cinéma, a une valeur pédagogique, si j’ose dire. Hiroshima mon amour interroge en effet la capacité des médias à témoigner d’un événement, d’une catastrophe, d’une destruction. Ou d’un tremblement de terre. Le cinéma comme une thérapie du regard. Revenir aux classiques fondateurs pour se prémunir de la pollution « idio-visuelle » exacerbée par la youtubisation des images. Oui, avec les réseaux qui n’ont rien de social, tout le monde est devenu journaliste-reporter. L’espace public est devenu un gigantesque « café de commerce, pour citer Umberto Eco, où les imbéciles, les médiocres, les charlatans, les charognards de la misère humaine ont pignon sur rue bénéficiant de temps de parole/d’images autant sinon plus que les experts et autres intellectuels. Ceux-ci qui sont censés être le recours ultime pour tenter de comprendre, pour mettre un peu de raison dans le flot des émotions. Pour dire que l’image n’est pas le réel ; mais un discours sur le réel. Les centaines de vidéos qui circulent autour du 8 septembre et après sont une construction médiatique obéissant à une logique de la représentation. A une logique de concurrence et de compétition entre les journalistes eux-mêmes et entre les supports qu’ils représentent. L’information n’échappe à la marchandisation instaurée par le capitalisme.

Il faut se donner les moyens intellectuels pour saisir et comprendre les modalités et les enjeux de cette représentation. L’événement et sa médiatisation s’inscrivent au moins dans deux paradigmes. Le premier est emprunté à Kant et sa conception du sublime. Dans une perspective kantienne, le sublime est « un sentiment qui a lieu quand l’imagination échoue à présenter à faire voir un objet correspondant au concept que l’on peut en avoir ». En somme, le journaliste qui va couvrir le tremblement de terre est inscrit dans un paradigme esthétique du sublime, de « l’imprésentable ». Même le recours à des images issues des caméras de surveillance (la terrasse d’un café à Marrakech, l’entrée d’un immeuble dans la même ville) échoue à faire correspondre l’objet et sa représentation. L’autre paradigme est le tragique dans sa dimension anthropologique et existentielle. Comme l’a déjà signifié Aristote, la tragédie suscité la pitié et la crainte. La crainte pour soi-même et la pitié pour les autres. 

Une manière de dire que nous sommes tous des survivants provisoires du 8 septembre.

 

Quand le Maroc reparle amazigh

 


Tafingoult, Ouirgane, Tajgalt, Tigouga…

Quand le Maroc reparle Amazigh

·        Mohammed Bakrim

 

Plus d’une semaine après la nuit terrible, plusieurs jours après le choc, c’est le temps de l’émotion extrême…Je fus incapable de retrouver mon clavier. Le trop plein de sentiments engrangés ressortait par les yeux : de chaudes larmes face aux images de mon pays dévasté par un séisme inédit. Face au désastre comment sortir de l’motion pour s’inscrire dans la pensée. Au milieu des décombres comment surmonter tristesse et désespoir ? Exercice délicat quand c’est notre corps qui est touché ; blessé. Oui, la carte du séisme redessine la carte des souvenirs d’enfance. Et je suis un enfant du Haut Atlas. La maison où je suis né au douar Ait Maala, commune de Tafingoult, a été largement endommagée. Une maison à l’ombre de cette immense montagne, Adrar Ndern, qui nous nourrissait, nous alimentait en feu de bois et en matériau de construction mais en même temps nous fascinait par ses légendes et les récits de ses héros mythiques. Et soudain ce Haut Atlas qui porte bien son nom, l’épine dorsale du pays, a tremblé. Et a choisi de le faire dans une ampleur inouïe comme pour dégager une colère longtemps tue. Refoulée.

Depuis quelques années, j’ai adopté un rituel qui est pour moi plaisir et ressourcement. Celui de reprendre un itinéraire chargé de mémoire et d’histoire. Effectuer le chemin emprunté jadis par mes ancêtres mais dans le sens inverse : Casablanca – Taroudant à travers le col de Tizi N’test ; c’est-à-dire franchir de nouveau le Haut Atlas. Eux, mes parents, émigrés de l’intérieur mais aussi tous mes ancêtres amazighs ont fait ce chemin dans le sens Sud-nord pour répondre aux différents appels où se conjuguent le sacré et la profane. Mais ils n’ont jamais été guéris de cette blessure originelle constitutive de la mémoire collective des berbères de Souss ; ce peuple d’éternels exilés. Les noms de ces lieux ravagés par le séisme et que les médias « étrangers » au sens linguistique (ils ne parlent pas la langue de Tamazgha) tentent de prononcer, ravivent la mémoire et sont restitués come symboles à travers par exemple les enseignes des petits commerces et autres magasins ou échoppes : Mahlabat tamazirt ; massbnat Taliouine ; épicerie Ijoukak…C’est pour dire que la zone du tremblement est bien plus vaste que celle délimitée par les cartes géologiques.

Adrar N’dern. Le Haut Atlas, chaîne emblème de tamazgha ; barrière naturelle aux allures infranchissables n’a jamais constitué une frontière entre le nord et le sud du pays. Ses chemins sinueux sont animés de souvenirs de passages qui ont cimenté l’unité politique et religieuse du pays. Chaque village, chaque vestige est témoin de ce mouvement incessant qui émane du sud pour nourrir le nord de son apport multiple, politique, mystique et culturel.

Chaque fois que je refais ce trajet, je m’arrête longuement à la mosquée de Tinmel. Pour les amazighs c’est « timzguida imlouln », la mosquée blanche ; me précise le propriétaire du café où je prends un thé et de l’eau à Talat N’yaakoub. Tinmel, lieu mythique de mémoire qui remonte aux origines de la dynastie Almohade. Pour y accéder je quitte la route et je rejoins le village de Tinmel. Le site est magnifique. De la verdure et quelques villages disséminés en flancs de montagne ; sur quelques sommets les vestiges de la kasbah fondée au 19ème siècle par le célèbre caïd Goundafi pour contrôler la route de Marrakech. Sous un soleil d’aplomb je contemple les lieux et je me demande pourquoi Mehdi Ben Toumert originaire d’un village pas loin du mien) a choisi ce site quasi inaccessible pour y installer son état-major ? Plus je contemple cette nature d’apparence hostile, sa physionomie accidentée, ses chemins en lacets comme dans un film de Abbas Kiarostami, j’en arrive à la conviction qu’une pensée aussi rigoureuse que celle des fondamentalistes que sont les Almohades, ne pouvait trouver meilleure métaphore pour l’exprimer que l’espace qui l’abrite. C’est du sens auquel on ne peut accéder non pas par un chemin mais par un long cheminement. La route ne cesse en effet de monter, de descendre, de tourner à gauche, puis à droite…donnant l’impression de revenir à son point de départ. Mais c’était avant le 8 septembre. Aujourd’hui tout cela est tombé en ruines.

Tinmel qui a résisté des siècles durant a fini par tomber. La Kasbah Goundafi qui surplombe la vallée est un amas de pierre et de poussière. De nombreux villages qui jalonnent la célèbre route nationale 203 (rebaptisée la route nationale 7) sont ensevelis sous la pierraille : Mouldikht, Imi Nougrzi, un hameau berbère/ village célèbre où jadis dans les années 1960 nous prenions en famille le petit déjeuner. Sur la route de Taroudannt. Il reste encore d’atteindre le col de Tizi N’test. Monter, monter…Tourner à gauche, puis brutalement à droite comme pour revenir sur son chemin. Enfin le col qui culmine à 2100 mètres. Un haut lieu chargé de récits ; les récits de ceux qui ont affronté l’adversité et ont escaladé ces montagnes ardues pour aller « lgharb » à la recherche du pain quotidien. Des migrants de l’intérieur qui ont suivi le chemin de différents mouvements sociopolitiques qui ont emprunté cette voie mythique sous la houlette de dirigeants hantant encore la mémoire collective.

Ce col marque d’ailleurs un passage vers le territoire de ma tribu d’origine, les Ait Smeg. Tribu rebelle, illustration parfaite du fameux bled Siba et qui a toujours alimenté les troupes des Caïds et des dissidents qui voulaient en découdre avec le pouvoir central. C’est l’un des derniers bastions qui ont échappé à la France. Les Ait Smeg occupent une position centrale dans le flanc sud du Haut Atlas, et le nord de la plaine du Souss, dans ce que l’on appelle ici Ras Eloued, en amont du fleuve. Le centre administratif a été et reste Tafingoult qui a connu son heure de gloire jadis. Très beau site que les années de sécheresse terrible et les découpages administratifs successifs ont réduit à néant son prestige chanté jadis par les plus grands Rouaiss. Lieu stratégique, contrôlant l’entrée sud du Haut Atlas. Tafingoult, aujourd’hui, par un triste destin ressort de l’anonymat pour entrer dans l’histoire de la tragédie. Pas loin de l’épicentre du séisme, la commune de Tafingoult a été lourdement touchée ; elle a été choisie par l’Armée royale et les Etats majors gérants les secours comme poste avancée pour porter l’aide aux douars sinistrés

Avec ce tremblement de terre, le Haut Atlas nous rappelle à l’ordre, en quelque sorte. Tout un jeu de toponomie symbolise cette revanche sous un registre tragique ; des journalises apprennent à prononcer des noms de lieux longtemps victime d’une omerta sociale et médiatique : avez-vous déjà entendu parler de Tajgalt ? Village aujourd’hui effacé carrément de la carte.

Toute violence entraine dans son sillage une autre violence. À la violence des faits, succède la violence des représentations. À la violence du séisme répond la violence des images. Attention, alors.  Il ne faut pas enfermer le fait lui-même dans une logique du suivi quotidien des statistiques macabres (nombre de décès, de blessés…) ou dans le zapping pervers qui fait défiler les images de frayeur et de tragédie dans un flux ininterrompu vide de sens. Chaque chiffre est un drame. Chaque image renvoie à une histoire tragique.

 

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...