dimanche 25 novembre 2018

le cinéma comme métaphore du monde

Hommage à Jilali Ferhati




Le cinéma comme métaphore du monde




«  Je rêve de réaliser un film complètement muet », cette réflexion de Jilali Ferhati résume en fait toute une conception de cinéma, une manière d’aborder le récit cinématographique avec le souci d’éluder, d’épurer et d’aller à l’essentiel par le seul truchement de la rhétorique de l’image ; des images et de leur combinaison en syntagme expressif.  Un véritable credo auquel Jilali est resté fidèle et qui lui a permis d’occuper une position spécifique dans le paysage cinématographique marocain, maghrébin et africain. On peut rappeler dans ce sens que son premier court métrage Bonjour Madame (1974) est muet et que le personnage principal de son premier long métrage Brèche dans le mur (1978) est un sourd-muet…
Sa filmographie qui compte quatre courts et six longs métrages étalés sur une période allant de 1978 à 2004 offre une variation autour de ce principe de départ : raconter le monde comme une métaphore. Les titres de ces films sont une première indication : Brèche dans le mur, Poupées de roseaux, La Plage des enfants perdus, Chevaux de fortune, Tresses, Mémoire en détention…nous sommes en présence d’un registre qui revendique une certaine poésie. Si nous les abordons selon les normes du schéma de la communication, ces titres renvoient moins à une fonction informative ou référentielle qu’à une fonction poétique et expressive… Le jeu de ses titres refuse un ancrage référentiel immédiat : Poupées de roseaux, Brèche dans le mur, La plage des enfants perdus sont une invitation au voyage dans l’imaginaire individuel et social  avant que la vision du film ne vienne offrir des éléments de stabilisation du sens. Une stabilisation partielle car nous sommes dans un registre de symboles et non d’indices. Sauf à un degré moindre pour Chevaux de fortune et Mémoire en détention, les titres des films de Ferhati n’annoncent aucun programme immédiat et ne donnent aucune entrée explicite pour le récit qui va suivre ; dans son premier film par exemple il n’est question ni de mur ni de brèche au du moins au premier degré.
Jilali Ferhati appartient à la vague des pionniers du cinéma marocain ; si l’on tente une classification à la chinoise, c’est-à-dire en terme de génération, il ferait partie de la deuxième génération, celle qui est  arrivée au cinéma au début des années 70, après la première, celle qui a ouvert la voie dans les années 60. Il est né en 1948 dans une ville amazighe (on ne dit plus berbère), Khémisset, au nord de Rabat, avant de devenir définitivement tangérois d’adoption et d’inspiration. Il fit des études de lettres à Paris et suit des cours d’art. Ferhati a au départ une formation d’acteur. Et en tant que tel il a joué dans beaucoup de films, les siens mais aussi dans des productions internationales, sous la direction entre autres de Robert Wise, Marco Ferreri… ou dans des productions marocaines avec notamment une prestation époustouflante dans  Badis, un film culte des années 80. Lors de ses études parisiennes, en dehors des planches et de la fréquentation des salles obscures, Ferhati ne suivit pas de formation proprement cinématographique. Plus tard il dira que cela fut une chance : « Je considère cela comme une chance parce que je n’ai pas de contraintes, je n’ai jamais appris de règles et mon travail est plus libre ».
En 1978, il réalise son premier long métrage, Brèche dans le mur. Il en écrit lui-même le scénario. Il installe les premiers éléments de ce qui va constituer petit à petit le système Ferhati : une économie de moyens et une recherche d’optimiser les capacités d’expression de l’image. Système qui émerge aussi à travers le casting, le choix de l’espace et surtout dans une touche particulière qui met au centre du dispositif cinématographique l’ambiance plus que l’action. Brèche dans le mur confirme ainsi la tendance « auteuriste » et cinéphile du cinéma marocain mise en place avec Benani (voir Wechma, 1970), Derkaoui (voir De quelques événements sans significations, 1973) et Moumen Smihi (voir Chergui ou le silence violent, 1975). Tendance qui se consolidera pendant cette période avec les apports d’autres cinéastes, tels Bouanani et Maanouni (Directeur de photo sur le premier film de Ferhati). Brèche dans le mur a été un premier essai concluant puisqu’il sera sélectionné  pour Cannes dans la section de la Semaine de la critique.
Cannes sera encore une fois au rendez-vous avec Poupée de roseaux, 1982, cette fois dans la prestigieuse quinzaine des réalisateurs : la touche de sensibilité et de poésie que nous avons déjà relevée comme signature chez Ferhati est appréciée ici notamment dans l’approche de l’univers des femmes. L’intrigue est minimale, le temps de la diégèse est historique mais le système des personnages, les caractères et le drame sont atemporels : c’est la condition féminine. Poupée de roseaux ouvre la voie à une approche qui trouvera son point d’orgue, dans la filmographie de Fehati, avec La plage des enfants perdus, 1991, qui met en scène une des figures féminines les plus marquantes du cinéma marocain. Il s’agit de Mina (prix d’interprétation féminine pour ce rôle attribuée à Souad Ferhati lors de la Biennale des Cinémas arabes à Paris). Un rôle profond, à forte charge symbolique : la femme trahie qui refuse de subir et décide de faire face à son destin et d’assumer son choix malgré la doxa et le poids des traditions. Ce film (qui accumule les succès et les récompenses) installe désormais Ferhati dans le statut du cinéaste auteur qui aborde des sujets sensibles avec tendresse et finesse. Il en sera de même quand il décide de mettre en scène la politique (Tresses) ou le devoir de mémoire (Mémoire en détention).
Entre temps Chevaux de fortune, 1995, propose une méditation sur le rêve, le départ et le désir d’utopie. Ferhati aborde dans Tresses la question du politique à travers la catégorie du pouvoir mais reste fidèle à la trame essentielle de son cinéma, la condition  de la femme : ici c’est la femme face au double pouvoir masculin : pouvoir sociale héritage de la tradition machiste et pouvoir politique dans une société non démocratique.
Il reste aussi fidèle à son style ; l’économie du verbe au bénéficie de l’image. Dans Tresses, le silence se donne à “lire” comme une composante du dispositif d’écriture filmique agissant sur l’organisation générale du récit et développant une signification particulière. Ferhati choisit de situer le drame dans un contexte particulier, celui  de la campagne électorale. C’est-à-dire celui d’une surcharge de parole, le moment où l’espace public devient l’enjeu de discours. Le jeu central entre les protagonistes se réalise sous le contrôle de Boussif, candidat aux élections mais aussi avocat, c’est-à-dire un professionnel de la parole. Le déséquilibre est flagrant d’emblée : d’un côté un homme puissant et de l’autre une jeune femme de ménage et sa soeur. Le rapport de forces n’est pas équitable. Le film transforme cette donne, disons sociologique, pour donner, par le biais de la mise en scène et du montage, la parole au silence. Le silence des opprimés. Le silence vient réguler le flux de la parole dominante en intervenant dans les interstices du récit. Un seul moment échappe à cette règle, au moment de la visite à la prison. Là, la parole retrouve sa primauté mais pour rien, en quelque sorte. Elle devient un subterfuge pour transcender les conditions de détention. Ce qui donne l’effet contraire : la parole devient alors bruit. Tout le monde parle en même temps, la communication n’est plus expressive mais occupe la fonction phatique, remplir un vide, le vide de la communication.
Mémoire en détention, 2004, rejoint la vague des films marocains qui ont abordé les années de la répression politique. Jilali Ferhati a choisi, lui, de faire porter le récit sur cette période par un protagoniste amnésique. Une belle trouvaille scénaristique qui ouvre la voie au doute et à l’ambiguïté. Le propre de l’art. Mémoire en détention propose en effet une autre approche du passé. C’est le parcours de deux ex-détenus appartenant à deux générations et qui font un bout de chemin ensemble. Ce road movie explore le temps plutôt que l’espace, celui-ci n’est qu’un prétexte fournissant des repères à travers des clefs, des entrées. La mémoire ici n’est pas un espace à restituer ; elle est plutôt résultat d’une quête : l’avancée dans l’espace est prétexte à une réappropriation de l’espace de la mémoire qui est livrée par bribes, par réminiscences. Le passé existe par le regard qu’on porte sur lui. Le titre du film annonce déjà la couleur en quelque sorte puisque la mémoire se trouve en situation d’enfermement : suffit-il de vouloir se souvenir pour réhabiliter le passé ? Le cinéma de Ferhati laisse une marge de manœuvre au doute, à l’interrogation. A un espace hors champ ; une forme de puzzle ouvert sur des éléments absents ; un dispositif qui interpelle le récepteur et fait de lui un partenaire du sens à construire.

mercredi 7 novembre 2018

Journées cinématographiques de Carthage



Quand Daech est auteur de scénario




Au terme de deux journées de films au sein des JCC, je peux déjà formuler une première hypothèse : c’est Daech qui co-écrit le scénario du nouveau cinéma arabe ou plus exactement le scénario d’un certain nouveau cinéma arabe. Car ce qui est par exemple du cinéma marocain, il continue lui à puiser son inspiration dans  le fameux « roman familial » au sens freudien du concept avec les thématiques récurrentes du père (absent ou introuvable) et de la filiation.
Daech occupe de moins en moins les écrans de télévision ; ainsi en a décidé le nouvel ordre mondial médiatique. Il ne fait plus l’actualité « chaude » surtout depuis la mise en place du nouveau feuilleton turc diffusé à l’échelle planétaire. Daech absent de l’actualité des  JT, il revient avec force sur les écrans du cinéma ; du réel, il se fictionnalise pour intégrer désormais le marché de la production symbolique. Le destin tragique des enfants égarés du terrorisme nourrit en effet l’argument dramatique  d’un certain nombre de films arabes et maghrébins. Les soubresauts des révolutions avortées du fameux « printemps arabes » ont fait un certain moment illusion avant de céder l’image comme thème scénaristique à la question du terrorisme dans sa variante daechienne.  Deux grands noms du cinéma maghrébin, Merzak Allouach  (Algérie) et Mahmoud Ben Mahmoud  (Tunisie) ont présenté en compétition officielle des JCC leur nouveau film où ils abordent frontalement la question du terrorisme sous l’angle d’une problématique interne aux sociétés maghrébines : qu’est-ce qui fait que des jeunes maghrébins basculent ainsi dans le fanatisme religieux et rejoignent les groupes djihadistes où ils sont quasi majoritaires ?
Vent divin (traduction littérale de Rih Rabbani) de Merzak Allouach et Fatwa (le concept n’a pas besoin d’être traduit !) de Mahmoud Ben Mahmoud apportent leur approche différenciée à travers leurs films ; grosso modo et pour résumer je dirai que Vent divin tente une démarche psycho-mystique, à un niveau micro, celui de l’individu isolé à travers le destin tragique de son personnage Amine ; alors que Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud verse plutôt dans une démarche socio-politique (avec un arrière plan familial et psychologique) pour tenter de comprendre la disparition tragique de son personnage principal (même s’il est absent physiquement des images ) Marouane, tout aussi jeune qu’Amine.
Pour ceux qui suivent les deux cinéastes et connaissent leur parcours cinématographique, ils ne manqueront pas de relever qu’avec ces nouveaux films, ils réalisent un tournant qui ne manquera pas de surprendre (et pas dans le bon sens) les cinéphiles. Allouach et Ben Mahmoud sont deux figures emblématiques du renouveau du cinéma de leur pays. Ils sont auteurs de films qui sont des références dans la filmographie maghrébine ; je cite en exemple Omar Getlato (1978) pour Allouach et Traversée (1982) qui ont constitué à leur époque une véritable rupture esthétique dans un cinéma qui avait tendance à somnoler. Introduisant de nouvelles thématiques (le quotidien quasi trivial dans Omar Getlato ou le thème de la frontière dans un monde globalisé pour Traversées) dans des formes cinématographiques originales (inspirées du néoréalisme pour Merzak Allouach et très brechtiennes pour Mahmoud Ben Mahmoud).
Merzak Allouach a déjà abordé les questions du terrorisme et du fanatisme dans sa riche filmographie. Je pense en particulier à Bab eloued et Le repenti ; l’un annonce pratiquement la décennie noire avec la guerre civile larvée qui traverse le célèbre quartier algérois et l’autre, Le repenti, est post décennie noire avec ses conséquences sur les individus rentrés du maquis (on a en souvenir la belle séquence d’ouverture dans un paysage enneigé).
Dans ses films Allouach passe au scanner de sa caméra les réalités complexes de son pays dans leur dimension sociétales et humaines. Des récits construits à partir du prisme de l’urbanité ; quelque part l’échec des politiques menées émane de l’échec des politiques urbaines (chaotiques ou inexistantes). Il avait ouvert la voie avec Omar Getlato aux « nouveaux héros » issus de la périphérie géographique et sociale. Des héros aux antipodes des protagonistes des films épiques du roman national  auquel contribuait l’essentiel de la production algérienne d’une certaine époque.
Avec Vent divin, nous assistons à un double déplacement du récit. D’abord, au niveau de l’espace physique, loin de la ville et du centre, puisqu’il place son histoire dans les magnifiques paysages du sud algérien, non loin de la ville emblématique de Timimoune et dans les environs des raffineries de pétrole. Un deuxième déplacement concerne l’approche des personnages ramenés de leur espace social d’origine (réduit au hors champ : seul le téléphone relie Amine avec son père) à leur espace psychologique. La question dramatique étant comment des jeunes (beaux et apparemment issus de milieux aisés) sont amenés à verser dans le fanatisme et passer à l’acte terroriste. Amin nous est présenté comme un être fragile, animé d’un double désir, amour et mysticisme. Racontant à son père qu’il est à Barcelone en fait c’est un autre ailleurs qu’il choisit, celui des grands espaces qui se prêtent à la méditation et au retour vers soi. Il fait connaissance avec Nour qui va tout faire basculer…vers la tragédie. Contrairement au signifié de son prénom (lumière) Nour est le messager de la nuit et de l’obscurantisme. Elle engage Amine sur la voie de la terreur alors que lui, découvrant les blessures et les traumatismes qu’elle porte en son intérieur, essaie de la ramener à une version soufie de la croyance. Peine perdue.
Filmé en noir et blanc, certainement pour neutraliser la dérive exotique et carte postale des paysages qui offrent leur cadre au récit, Vent divin, verse dans un autre exotisme et manque de souffle pour réaliser un juste équilibre entre l’approche psychologique et la dimension factuelle qui va finir par le transformer en une énième version de la tentation spectaculaire du traitement du fanatisme (tout le troisième acte peut constituer un bon film d’action). On est loin de l’approche faite d’ellipses, de poésie,  et d’équilibre dans la construction des points de vue. Le personnage de Nour dérange par la confusion des genres qu’elle développe, entre le jour et la nuit ; entre la femme qui tente de répondre au désir du corps et la fanatique toute en caricature. En face d’elle évolue en contre-champ, un magnifique personnage féminin, Alhajja, la femme noire traitée en esclave mais qui elle aussi va se révéler inscrite dans un réseau. Ce double échec, celui d’Amine et la traitrise d’Alhajja dénote ainsi de l’impasse de toute issue positive et l’impossibilité d’une troisième voie.
Tel est le crédo que rejoint le plan hyper violent qui clôt Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud. Film mettant en scène un père qui rentre au pays pour assister à l’enterrement de son fils. La mort accidentelle de Marouane va très vite fonctionner comme révélateur  de quelque chose de plus complexe : dans sa quête de ce qui s’est réellement passé, Brahim Nadhour va (re) découvrir ce pays qu’il a quitté, son fils, et son ex-femme devenue députée et auteure d’un livre Fatwa, ouvrage polémique sur l’obscurantisme provoquant l’ire des islamistes qu’elle dénonce et peut-être causant même indirectement la mort de son fils. Le film s’inscrit dans la vague des films sur « la radicalisation » des jeunes tunisiens. Bénéficiant de l’ouverture du système politique suite au changement du 11 janvier 2011, le cinéma tunisien a quitté la dimension métaphorique pour développer des récits abordant frontalement les questions sociétales qui ont fini par émerger et s’accaparer le discours public. Mahmoud Ben Mahmoud a versé dans cette vague sans distance ni recul critique. Les jeunes sont décrits comme une double victime : du milieu familial (dans beaucoup de films ont met en scène des couples modernes, urbains, en crise, ou carrément séparés…) et du lavage de cerveau opéré par les fanatiques. Fatwa, le film, verse dans ce sens jusqu’à la caricature. Il accentue la fragmentation communautaire de la société tunisienne, omettant d’analyser que les autres sont aussi des Tunisiens. Le père qui renvoie à une formule du juste milieu, celui d’un musulman bon vivant, qui a fait son pèlerinage (et « qui ne dit pas non au whisky et aux femmes » comme le décrit si bien son-ex femme) a été sauvagement assassiné, à l’aéroport. Un plan qui signifie l’avortement de toute issue médiane et qui dit surtout la fin d’un cinéma : ce plan reprend en effet la logique voyeuristes des clips de propagande diffusés sur le net, eux-mêmes sous prouits dérivés de Hollywood et d’un certain cinéma de genre. C’est leur ultime victoire. Ne pas oublier que la riposte est d’abord esthétique comme elle est politique et culturelle.

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...