mardi 13 mai 2014

Frontieras de Farida Benlyazid


                               A chacun sa vérité

La dernière édition du festival national du film (Tanger, 7-15 février 2014) a été l’occasion de vérifier une hypothèse fondatrice de toute approche théorique du cinéma marocain, à savoir sa grande diversité. Une diversité qui se traduit au niveau des générations : des pionniers qui continuent à produire, côtoient des jeunes avec leur première œuvre. L’exemple le plus illustre étant le pionnier Latif Lahlou présent à Tanger avec son long métrage, L’anniversaire,  et qui fait partie de la première génération des cinéastes marocains. Mais c’est une diversité qui touche également aux approches esthétiques et aux contenus thématiques. Beaucoup d’observateurs ont relevé, entre autres, lors de cette édition, l’omniprésence de la richesse linguistique du pays dans les dialogues des films. La langue amazighe dans ses différentes variantes régionales a été le vecteur de communication authentique de nombreux drames (Tawnza, Graines de grenades, Adios Carmen…). Et d’une manière inédite, voire pour la première fois dans les annales du festival national, un film parlant hassani a non seulement été inscrit au programme mais s’est vu octroyer une des consécrations prestigieuses du palmarès, à savoir Le prix du jury. Il s’agit du film Aria delma (mauvaise idée en hassani) du jeune cinéaste Ahmed Baidou. L’originalité du film n’est pas seulement sa dimension linguistique mais également tout son mode de production. Le tournage, la production, le casting ont été entièrement réalisés dans nos provinces du sud, la région de Laâyoune notamment. Le film aborde la thématique de l’émigration clandestine avec en toile de fond, des relations amoureuses et humaines qui vont pâtir de certains choix. Mais le film parle plutôt par les images de l’espace qu’il revisite, par le jeu des comédiens très spécifique et très ancré dans son environnement socio-culturel.
Le hasard de la programmation a fait que c’est un autre film, au niveau du court métrage cette fois, ayant pour thématique la question de nos provinces du sud qui s’est vu décerner le grand prix du court métrage. Il s’agit de Réglage de Hicham Regragui et de Driss Gaidi. Si Aria delma s’est démarqué par sa langue et par ses espaces hassanis, Reglage peut être inscrit dans la jeune histoire de notre cinéma comme la première fiction mettant en scène des personnages renvoyant à des éléments du groupuscule séparatiste. On les voit en effet torturer d’une manière atroce un détenu marocain qui a tenté une évasion. La force du film, au-delà de cette dimension humaine souvent occultée dans les médias, est dans son traitement qui fait honneur au jeune cinéma marocain. La qualité de l’image, les trucages et autres effets spéciaux, le montage, la bande son…des réussites basées sur des travaux réalisés par de jeunes lauréats des écoles de cinéma et qui sont la première force du film.
Aria Delma, et Réglage qui viennent ainsi d’être récompensés à Tanger permettent d’aborder le rapport qu’établit le cinéma marocain avec la cause nationale numéro un du pays, celle de la récupération de nos provinces du sud.
On sait que le sujet est récurrent et revient sous une forme ou une autre dans l’espace public. Certains officiels, quand ils abordent le cinéma,  n’hésitent pas à poser le problème frontalement en demandant à la profession du cinéma : « pourquoi il n’y a pas de film sur le Sahara marocain ? ». Les promoteurs du « Livre blanc sur le cinéma marocain » initié dernièrement par le ministère de la communication en ont fait un choix stratégique, appelant les scénaristes et les producteurs à ouvrir davantage la palette des sujets traités. Certains membres de la commission d’aide au cinéma, dont l’actuel président, ont fait du thème « le cinéma et les grands sujets nationaux » un véritable leitmotiv. Un membre de la commission est d’ailleurs un intellectuel originaire du sud dans un geste du ministère de tutelle visant à « pousser » dans le sens d’une ouverture vers des sujets ayant trait à l’actualité du pays.
Or, me semble-t-il, le sujet est trop sérieux pour en faire un enjeu conjoncturel ou le livrer à de la surenchère démagogique. Il invite aussi à plus de pertinence dans les propos. D’abord, il n’est pas juste de dire que le sujet est complètement occulté par le cinéma marocain. Aussi bien pour le court métrage comme pour le long, pour le documentaire comme pour la fiction, la question nationale a été l’objet, implicitement ou explicitement, de traitement cinématographique diversifié. Faut-il rappeler dans ce sens  les documentaires réalisés dans la ferveur patriotique qui a accompagné la marche verte ; je cite à ce propos le long métrage de feu Mohamed Lotfi, La marche verte (1975) et le court métrage portant le même titre de Souheil Benbarka.
Pour la fiction, il ya lieu de citer le très beau   court métrage de Hassan Legzouli, Quand le soleil fait tomber les moineaux, « l3adrej » (1999), entièrement tourné dans un village de Moyen Atlas, avec les habitants jouant leur propre rôle. Beaucoup de jeunes de ce village sont des militaires mobilisés dans la guerre imposée au pays. L’un des moments forts du film est la scène de l’arrivée de deux représentants des autorités chargés d’informer une famille de la mort de ses deux enfants dans la guerre. Le tout filmé avec justesse et distance qui n’exclut pas l’émotion.
Docu-fiction
Face à la multiplication des provocations menées par des cinéastes espagnols dont notamment le comédien international Javier Bardem, devenu pratiquement agent de communication des séparatiste, la cinéaste marocaine Farida Benlyazid a pris l’initiative d’écrire le scénario d’un documentaire sur les provinces du sud. Le projet a bénéficié d’une avance sur recettes et a bénéficié en cours de route de divers soutien. La production a été prise en charge par le cinéaste Latif Lahlou. A terme, cela est devenu un docu-fiction, intitulé Frontieras, présenté au festival national du film en 2013. Il met en scène l’évolution d’une documentariste espagnole qui débarque à Laayoun avec un certain nombre de préjugés qui vont tomber à l’eau au fur et à mesure qu’elle découvre la réalité du terrain. Une réalité exprimée par la richesse de la culture locale et la profondeur des relations humaines. Farida Benlyazid nous précise à propos de la genèse du film : « l’idée d’écrire ce scénario m’est venue lors d’un séjour à Nouakchott où j’ai été invitée pour une semaine de films. J’ai été d’emblée fascinée par le désert ; j’ai eu tout de suite envie de filmer ces beaux paysages. Entre temps j’ai vu le documentaire  de la journaliste marocaine Soumya Dgoughi sur l’histoire du Sahara. Et comme je suis tangéroise et hispanophone j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de suivre le traitement orienté que nos voisins du nord consacrent à la question du Sahara. Je me suis dit nous aussi nous devons réagir ! A chacun sa vérité (NDLR : c’est le titre originel du film). Je me suis mise alors à l’écriture et pour se faire je me suis installée un certain temps au Sahara et ses principales villes. J’ai appris énormément de choses et ma fascination a encore augmenté pourr les lieux et notamment pour les gens… J’espère que mon  travail sera à la hauteur de ce que la réalité dégage ». Le film ne s’enferme pas dans un genre précis ; ce n’est ni un  documentaire classique puisque « le récit » est porté par des comédiens : Romania Sanchez dans le rôle de la cinéaste espagnole avec des comédiens marocains Mohamed Merouazi, Smail Abou Alkanater, Amal Bouftaf…et ce n’est pas non plus une fiction pure puisque les données historiques, civilisationnelles et culturelles sont rapportées par des acteurs de la vie réelle sous forme de témoignages. Le film a le mérite d’ouvrir une voie. Il fera certainement des émules !
Signalons, dans cette perspective, que des jeunes cinéastes, Yasmine Alkhayat, Rabii Aljaouhari…ont réalisé des reportages et des documentaires consacrés notamment au sort des séquestrés marocains des camps de Tindouf.
Les choses bougent donc, pour le cinéma, à ce niveau aussi.  Il a fallu que le cinéma marocain arrive à une forme de maturation et de dispositions pour qu’on lui pose enfin de telles questions relatives à son programme dramatique. Aujourd’hui c’est un cinéma apte à s’ouvrir sur les sujets qui interpellent l’imaginaire collectif contemporain de notre société. Il en a fait la preuve. Encore faut-il que la société fasse preuve d’une telle disponibilité à se voir en miroir, avec tous les risques inhérents à la représentation de soi : notre public est habitué à voir l’autre filmer l’autre ; il s’initie peu à peu à découvrir sa propre image. Je renvoie aux polémiques qui ont accompagné certains films lors de cette décennie.
Et puis d’un point de vue plus « culturel », notre cinéma évolue dans un contexte où ni le roman, ni aucune autre forme de production de l’imaginaire n’ont  initié une prise en charge des « récits fondateurs » qui, selon Jean-François Lyotard, constituent les ressorts de la modernité. Et en matière de modernité, notre  cinéma fait œuvre  de pionnier.


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