vendredi 23 avril 2021

Les leçons du Coronavirus…avec Edgar Morin

 








« Ce n’est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveuglent».

Edgar Morin

 

La crise sanitaire est désormais totale, tous les étages de la vie sociale sont atteints. Les dimensions sociales et économiques inquiètent les décideurs. Mais ce n’est pas le seul aspect de cette situation inédite. La crise du Covid 19 ouvre sur des interrogations essentielles. Notamment sur les perspectives d’avenir : saurons-nous retrouver de la lucidité, de la sérénité dans un débat public saturé par les controverses scientifico-médicales, et  les gesticulations politiciennes pour enfin poser les vraies questions ?

Le confinement qui plane toujours comme horizon incontournable, semble atteindre la pensée. Nous sommes quelque part enfermés dans l’événement –confinés en quelque sorte- incapables de le penser parce que justement pour ce faire, il faut s’en détacher. A quelque chose malheur est bon. Le confinement qui a réduit l’espace physique de notre mobilité a été l’occasion d’un repli sur soi pour entamer une reconversion de notre façon de voir. De vivre le rapport à soi, à autrui et au monde. Edgar Morin dans un geste généreux de l’intellectuel qui a vécu pleinement cette expérience a choisi de rendre public le fruit de sa réflexion durant le confinement. Avec la collaboration de son épouse, la marocaine Sabah Abouessalam (sociologue, urbaniste) il vient de publier chez Denoël un ouvrage, Changeons de voie, leçons de coronavirus (Paris, 2020) qui donne une synthèse de cette expérience originale entamée sous le signe de retrouvailles inédites, comme il le précise judicieusement : « Du jour au lendemain, nous nous retrouvons face à face. C’est une situation inédite. Jamais nous n’avons eu autant de temps pour nous deux. Du matin au soir, nous sommes ensemble ». Ce face à face fut transcendé par la pensée, pour produire une réflexion tonique sur l’expérience, non pas d’un couple reclus sur son nombrilisme, mais de deux intelligences confrontées à un devenir qui concerne les êtres humains, réunis soudain dans un défi commun. « Jamais nous n’avons été aussi enfermés physiquement dans le confinement et jamais autant ouverts sur le destin terrestre. Nous sommes condamnés à réfléchir sur nos vies, sur notre relation au monde et sur le monde lui-même ».

Empêtrés que nous sommes  dans l’inquiétude imposée par le présent, Edgar Morin attire plutôt notre attention sur l’après corona qui pourrait être plus inquiétant que la pandémie elle-même. Il préfère lire la crise actuelle en la mettant en perspective ;  penser la crise actuelle pour en tirer les leçons possibles. « L’avenir imprévisible, écrit-il, est en gestation aujourd’hui ». Au cœur de cette réflexion salutaire, il place la régénération de la politique qui passe par un changement de voie. Au terme d’une lecture j’en arrive à cette première conclusion, le célèbre maître de la complexité plaide pour  une nouvelle humanité au service d’une nouvelle civilisation ; ou mieux encore une nouvelle civilisation pour une nouvelle humanité.

Cela passe par une série de leçons présentées d’une manière claire, pédagogique et je dirai dans un geste quasi fraternel. Elles sont au nombre de quinze leçons qu’il complète avec un programme d’action mobilisateur (chapitres 2 et 3). Les deux premières leçons partent de notre condition humaine : la pandémie a rappelé notre fragilité, notre précarité et une question s’impose : qu’est-ce qu’être humain ? Toute réponse devrait être empreinte d’humilité car désormais « l’incertitude accompagne l’aventure humaine ». Autre leçon qui invite à la modestie, le rapport à la mort ; celle-ci est revenue à la une de l’actualité non pas comme une abstraction mais comme un fait tangible ; « le coronavirus a suscité l’irruption de la mort  personnelle dans l’immédiat de la vie quotidienne ». Cela devait impacter notre comportement, notamment en termes de consommation. Des signes précurseurs ont été relevés lors du confinement avec cette leçon de portée civilisationnelle : sortir du consumérisme ; réformer notre mode de consommation « préférer l’essentiel à l’inutile, la qualité à la quantité, le durable au jetable ». Et s’il y a une leçon/ des leçons à retenir, j’en souligne deux : d’un côté, la pandémie a révélé la crise de l’intelligence, la faiblesse du mode de pensée qui nous a été inculqué. Et de l’autre, une leçon sur les carences de pensée et d’action politique. Il est tragique relève Edgar Morin que la pensée disjonctive et réductrice tienne les commandes en politique et en économie : «  le dogme néo-libéral –dominant la planète- aggrave terriblement les inégalités sociales et donne un gigantesque pouvoir aux puissances financières ».

Oui, changeons de voie !

jeudi 22 avril 2021

 

Le miracle du Saint inconnu de  Alaa-Eddine Eljam

Des Saints et des voleurs

« Finalement, le premier personnage du film…c’est le paysage »

 

D’un Saint, l’autre…où le plus Saint des deux n’est pas (toujours) celui que l’on pense ! Pour son premier long métrage, Le miracle du Saint inconnu (Maroc-France, 2020), Alaa-Eddine Eljam a choisi de se confronter, via un registre ludique (on peut parler d’une comédie burlesque), à une dimension du sacré dans son interprétation sociale ; celle de l’omniprésence des saints, des marabouts dans la pratique religieuse du quotidien et dans l’organisation du rapport au monde. L’idée de base du scénario est portée en effet par un constat avéré par les recherches en sciences sociales, celui du culte des Saints. L’anthropologue marocain Hassan Rachik écrit à ce propos, en analysant les explications avancées par des ethnologues étrangers : « Le culte des saints est expliqué en termes cognitifs en ce sens qu’une catégorie de croyants trouvent l’idée de Dieu si abstraite qu’ils éprouvent le besoin d’un sacré au ras du sol, d’un sacré qui se manifeste dans des objets familiers et concrets. Edmond Doutté écrit à cet égard que le culte des saints est «la revanche du cœur et de la fantaisie sur l’abstraction du monothéisme ». Il suffit de parcourir la campagne marocaine pour rencontrer moult indices, dans l’espace comme dans le discours, de cette omniprésence. Celle-ci ne manque pas de légendes qui la nourrissent de récits et d’anecdotes plus au moins fantaisistes. On raconte par exemple que tel voyageur solitaire, obligé de se séparer de sa monture (cheval, mulet, âne…) l’ enterre dans un endroit quelconque pour retrouver plus tard, à son retour, que la tombe triviale qu’il avait creusée pour sa bête est devenue un sanctuaire avec des visiteurs, des rites et tout un commerce autour. C’est la structure de base du scénario du film d’Aljam. On découvre en ouverture, un voleur poursuivi par des gendarmes, se débarrasse de son butin en l’enterrant au haut d’une colline. Arrêté, il purge sa peine. A sa sortie de prison, il se dirige vers la colline où il avait « enterré » son sac rempli de billets de banque. Combien sa surprise fut grande quand il découvre, érigé en lieu et place de la tombe qu’il avait improvisée, un superbe marabout avec des visiteurs, des commerçants et tout un village à proximité. L’intrigue consiste donc d’emblée pour le protagoniste en comment récupérer son magot. Pour le film se pose aussi une double question, dramatique et esthétique : quel type de récit pour développer l’intriguer ? Quel type d’image pour porter ce récit ? Ou pour résumer en une question centrale : quel cinéma pour dépasser l’anecdote. Au fur et à mesure de l’évolution du récit on entre dans une ambiance particulière qui donne le ton du film, à savoir une comédie burlesque la Emir Kusturica. Un comique de situations avec comme point d’orgue l’opération que va subir le chien du gardien du mausolée.  Le personnage principal est un voleur atypique. Dès la séquence d’ouverture, on a une idée que son destin lui échappe : ce n’est pas lui qui a choisi le lieu pour cacher son argent mais c’est la voiture qui a est tombée en panne au milieu de nulle part, au sein d’un paysage qui confine au désert. Toute la mise en scène est inféodée à ce projet, celui d’une fable de notre temps ; lieux, objets, personnages sont les rouages d’une machinerie bien huilée.

Il me semble que le film lui-même nous offre une piste de lecture intéressante qui enrichit le débat autour du film. C’est une scène située vers la fin du film, quand Hassan va ériger un mausolée en hommage à son père Brahim. Hassan avait fait sauter la bâtisse qui abrite la tombe du « Saint inconnu », récupérant par la même occasion et accidentellement le sac rempli d’argent. Ce nouveau mausolée va redonner de l’espoir aux gens qui vont commencer à revenir au village tombé en ruine. Cependant, cette séquence est traversée par une scène où l’on voit des touristes européens venir prendre des photos auprès du nouveau mausolée et même contribuer au rite de l’offrande. C’est une scène riche en significations et qui me semble fondatrice. Sur un plan culturel, elle nous informe sur la dichotomie qui marque le rapport au sacré chez les autochtones et les Européens. D’un côté, on continue à y croire, à y voir une composante essentielle de l’imaginaire qui aide à vivre ; et de l’autre, une vision marquée de dystopie qui  voit dans le mausolée un objet exotique, que l’on visite en touriste. Mais bien au-delà, la scène des touristes qui se prennent en photo devant le mausolée peut se lire comme une mise en abyme de la réception du film ; une réception portée un certain regard européo-centriste en quête de carte postale et qui va jusqu’à faire une lecture politique du film pour parler d’une société figée dans ses mythes et croyances.

Le film est porté par un investissement  dans la forme qui annonce et préfigure, une personnalité cinématographique. Si l’on distingue dans l’évolution du cinéma, le style de l’idée et le style de l’image, Alaa Eddine Eljam se situe indéniablement du côté du cinéma de l’image. Une figure récurrente marque déjà sa jeune filmographie, celle du désert. J’aime faire un parallèle entre Le miracle et son court métrage Les poissons du désert (2015) : le désert certes mais aussi la figure du père à qui il va rendre hommage dans son long métrage.

En fait, c’est le paysage qui reste le personnage principal du film. Le paysage désertique. Il en fait l’ouverture et la clôture de ses films. Une présence qui constitue in fine une poétique de l’espace qui renvoie au vide, au silence, à l’errance. Le vide des rapports sociaux, l’errance de l’individu face à l’incertitude des lendemains (la scène finale du voleur égaré dans un paysage qui l’englobe).

Ces plans vides d’un paysage désertique nous renvoient à nous-mêmes. Ils nous invitent à une méditation, un parcours. Et surtout à une attitude, à une posture d’humilité face à l’éternel inconnu. En ouvrant de son film avec ses splendides plans désertiques, il nous invite à une ouverture sur la dimension mythologique. La ligne d’horizon qui découpe le cadre entre ciel et terre instaure un rapport de forces ; les cadrages opérés inscrivent au sein même du champ les multiples conflits qui s’y déroulent. La structure des plans avec le retour de la contre-plongée sur la colline du mausolée, les lignes de fuite (c’est très pictural), la répartition dans le champ des vides et des pleins organisent aussi bien la structure du paysage et la hiérarchisation des personnages. Une hiérarchisation qui met en avant le désenchantement des uns (le médecin et son infirmier, le coiffeur et ses clients, enfermés dans une situation à laquelle ils s’accordent) et une figure de résistance incarnée par Brahim et son fils. C’est lui qui deviendra le Saint Sidi Brahim, attaché à la terre et espérant la pluie. Avec cette figure, le film bloque toute velléité de nihilisme

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...