mercredi 9 septembre 2015

La moitié du ciel par Mohammed Bakrim

Le film d’une mémoire retrouvée

Ce n’est pas une énième variation sur un sujet éculé, ce qu’on a appelé « les films des années de plomb ». Certes, le nouveau film d’Abdelkader Lagtaâ s’inspire bien d’une histoire vécue dans la souffrance et la tragédie de cette période mais l’angle choisi et le traitement proposé donnent A la moitié du ciel une spécificité inhérente à la démarche d’ensemble du cinéaste. C’est dire que si le film se laisse aborder à un premier niveau, disons politique, celui du retour effectué par notre cinéma sur tout un pan de l’histoire récente du pays, il n’en est pas moins un nouveau jalon sur les thématiques, les situations, les interrogations pour ne pas dire les hantises qui donnent à la filmographie de Lagtaâ, une cohérence et une continuité…Malgré les aléas de la production qui empêchent ce travail de s’inscrire dans la régularité qu’il revendiqué  et qu’il mérite : je rappelle que La moitié du ciel, sixième long métrage du cinéaste est considéré par les observateurs comme « un retour de Lagtaâ » sur les écrans car son dernier film, Jasmine et les hommes remonte à 2007. Cinéaste engagé, mettant ses choix cinématographiques dans une logique intellectuelle qui affiche sa double appartenance à la modernité, d’un point de vue sociétal et à la gauche d’un point de vue politique. Cela constitue davantage un horizon de pensée pour ses films car Lagtaâ préfère traquer la grande histoire à travers la petite histoire. Attentif à son époque et à sa société,  son cinéma témoigne davantage des destins individuels. Des destins confrontés, broyés, brisés par leur confrontation avec un milieu très référencié : la cellule familiale brisée dans le chaos urbain dans Un amour à Casablanca et La porte close ; le surmoi politique et religieux dans Les casablancais ; les effets de la répression politique sur le sujet dans Face à face…Et souvent ce sont des figures féminines qui portent et illustrent les conséquences de ce déphasage entre les aspirations d’un être et une entité complexe et envahissante.
La moitié du ciel se distingue par cette première originalité : il aborde la thématique des années de plomb en suivant, en captant le destin et le devenir de ceux qui sont restés « dehors ». Si beaucoup de films inscrits dans cette mouvance (au Maroc et ailleurs) ont choisi de raconter  le destin de militants politiques face à la répression y compris en les « suivant » en prison, Lagtaâ et son co-scénariste A. Laabi, ont choisi de rester « dehors » pour capter les signes d’une autre souffrance, celle de ceux à qui on a arraché un fils, un frère, une sœur, un mari…En l’occurrence ici à travers le regard et le témoignage de Jocelyne Laâbi, l’épouse d’origine française qui fera l’expérience quasi épique de « la famille des détenus politiques ». Elle a publié un texte, La liqueur d’aloès,  qu’elle a humblement intitulé « récit » où elle raconte sa vie, une autofiction en somme mais où la rencontre avec Abdellatif et son arrestation apparaissent comme des faits saillants. Lagtaâ raconte qu’il a été toujours marqué par une quête personnelle, celle d’un retour sur les années de plomb pour combler une sorte de « trou de mémoire » qui le hante depuis son retour au Maroc après ses études en Pologne. Il n’avait pas donc vécu sur place le gros des événements tragiques de la fin des années  60 et du début des années 70 que le Maroc avait connus. « Le livre de Jocelyne m’a permis de combler une partie cette lacune ; j’ai pensé tout de suite à son adaptation cinématographique ». La moitié du ciel se présente donc comme un récit de vie, ou plutôt d’une séquence fondatrice d’un récit de vie. Il s’agit d’une adaptation cinématographique, très libre, de faits rapportés initialement par un des acteurs de l’époque. Eclairage de cette complexité par le cinéaste lui-même qui me précise lors d’un entretien : « Nous avons, Abdellatif et moi, adapté le récit de Jocelyne à quatre mains. Ce qui, dans l’absolu, n’est déjà pas toujours très aisé. En outre, ce qui a rendu l’approche scénaristique encore plus complexe ici, c’est que l’un des coscénaristes est en même temps un acteur fondamental des événements racontés. Ce qui a forcément donné lieu à des discussions passionnées et passionnantes où tous les aspects de l’histoire ont été traités, sans tabou, y compris la question du droit de regard. Mais nous avons réussi, à la fin, à dépasser cet écueil quand nous avons constaté que nous étions sur la même longueur d’ondes et que le propos ne sera en aucun cas dénaturé ».
Lors de la présentation de son film, en avant première de sa sortie commerciale, Abdelkader Lagtaâ n’a pas cessé de répéter au public présent que le film est une fiction et non un documentaire sur les années de plomb. Révélant quelque part un malaise que provoque la réception du film chez certains milieux.  Cela en dit long sur la réception des images dans un contexte socio-culturel où le signe se confond avec son référent. Le film de Lagtaâ soulève ainsi une problématique vaste celle du rapport entre le récit qui se veut historien et la capacité du cinéma à inventer ce que l’on pourrait qualifier « d’histoire figurée » ; ce que le cinéaste lui-même a appelé l’histoire fonctionnalisée. Paul Ricœur : « il n’est pas de discours réellement fictif qu’il ne rejoigne la réalité, mais à un autre niveau, plus fondamentalement que celui  qui atteint le discours descriptif, constatif que nus appelons langage ordinaire »
Les faits historiques sont l’ossature  du drame : l’arrestation de Laâbi et le combat que mène sa femme dans un contexte particulier. Le schéma narratif adopté épouse la structure canonique du récit classique (au sens descriptif) en cinq étapes ; situation initiale : un couple moderne, lui écrivain, militant de gauche ; elle, d’origine française enseigne dans un lycée. Le film démarre en fait avec l’élément déclencheur, l’arrestation de Laâbi ; s’ensuivent des péripéties, un développement selon les faits présentés dans leur chronolgie. Cette première partie du film est marquée par des limites qui sont les limites ontologiques du cinéma notamment quant à l’expression du temps. La narration donne l’impression de courir derrière le récit ; comment dire le temps qui passe ? Le film ne retrouve son propre rythme que dans les pauses avec des tensions internes au plan, ou des moments de répit, des moments d’émotion… la deuxième partie du film est plus stable, plus réussie. Arrive enfin, le dénouement et la situation finale avec la libération de Laâbi. La séquence est un moment original du film. Jocelyne apprend en effet la libération de son mari tout à fait par hasard en téléphonant à l’ambassade de France alors qu’elle était en déplacement à Casablanca. La caméra reste sur elle puis l’accompagne avec les enfants dans la voiture sur la route de Rabat, vers les retrouvailles tant attendues. C’est une belle séquence fonctionnant sur la rhétorique du hors champ là où il y l’objet du désir. Le film ne verse pas dans le happy end classique, ce n’est pas une écriture de mélodrame. Tout le monde est heureux de cette libération, mais le plan final celui de la voiture sur la route indique qu’il y a encore un long chemin à faire et que ces retrouvailles ne sont que partielles tant il y a encore des détenus et des atteintes à la liberté.  C’est l’aboutissement d’un parcours initiatique celui de Jocelyne, et non d’un processus politique. Le récit du film est en effet celui d’un apprentissage ; Jocelyne le dit sous forme d’un aveu dès le début du film à Evelyne, la sœur de Serfaty lors de la première arrestation de Laâbi: « il va falloir alors tout apprendre ». C’est le film d’une femme-courage à travers les péripéties d’un combat complexe. Le film se refuse un point de vue politique sur les détails de la lutte (voir la séquence pénible sur la grève de la faim de 1977 qui a  entrainé la mort de feue Saida Elmenbhi). Cette esthétique de la retenue (de l’ambigüité ! ) est une forme d’éthique par rapport à l’héritage problématique d’une époque. Une esthétique qui, face au récit complexe de l’idéologie et de l’action,  de la dynamique de la lutte, a fait le choix de mettre en avant ces moments « creux », ses pauses de l’attente, du silence, du rapport intime des femmes entre elles, des moments furtifs où le corps reprend ses droits (le plan face au miroir)
Ce choix a permis au film d’éviter un autre écueil caractéristique des films des années de plomb, celui de montrer la violence de la torture.  Le choix de Lagtaâ est de ramener les images de torture au minimum narratif nécessaire. On voit une seule scène à ce propos.
Attitude qui s’explique d’abord par la nature du régime narratif du récit : Jocelyne n’était pas là pour voir la torture subie par son mari. Ensuite, d’un point de vue éthique le refus de  mettre la torture en scène c’est refuser de la transformer en spectacle. Refuser de faire de nous des voyeurs. La plus terrible des tortures subies par cette famille est celle du corps de la jeune fille Qods qui a « refusé » de grandir sous le choc subi. Le film va ainsi dans un choix conforme à son appartenance au cinéma. Un film n’et pas un simple reflet de la réalité extérieure. Il se présente comme une réalité autre ; un univers générateur d’une pensée. Du récit littéraire de Jocelyne Laâbi au récit cinématographique de Lagtaâ, le film construit une autre réalité qui nécessairement excède le projet initial.
Il est porté sur cette voie, entre autres par la très belle prestation de Sonia Okacha dans le rôle de Jocelyne. Découverte dans Zéro de Nour Eddine Lakhmari, ici elle confirme et donne au cinéma marocain l’une de ses plus belles figures féminines. Belle, émouvante juste ce qu’il faut, sobre, imprégnée de la dimension humaine et politique de son rôle, Sonia Okacha a été au rendez-vous.

Encadré

Sur la liberté d‘expression
-          Ton départ en France a été l’occasion de la production et de la réalisation d’un documentaire sur le cinéma marocain, centré sur la problématique de la censure et de la liberté d’expression ; une question revenue d’actualité et que tu abordes d’un point de vue de la fiction historique avec « La moitié du ciel » ?



Pendant très longtemps la Commission de censure n’a pas été obligée de sévir car, à l’exception de quelques rares cas, les cinéastes lui ont épargné son intervention en s’autocensurant eux-mêmes, lui laissant le loisir de servir uniquement d’épouvantail. C’est pourquoi, j’ai essayé dans ce documentaire, intitulé « Entre désir et incertitude », de faire une sorte d’archéologie de cet état des choses pour chercher à savoir d’où provenait cette pusillanimité, notre pusillanimité à tous.
Ainsi, d’une part, j’ai relevé que notre cinéma est né dans le giron de l’État et que cette naissance, forcément conformiste ou traumatisante, a vraisemblablement marqué les esprits. D’autre part, j’ai constaté que le guichet unique, que représente le Fonds d’aide à la production, a paradoxalement conduit les cinéastes, consciemment ou non, à éviter toute transgression pour ne pas courir le risque d’en être privés, d’autant plus qu’un projet de film qui n’a pas bénéficié de l’aide de ce Fonds se retrouve automatiquement enterré.
Fort heureusement, quelques films ont bravé la peur et ont osé questionner certains interdits et tabous, à commencer par « Wechma » de Hamid Bénani, en 1970, et « Les Milles et une main » de Souheil Ben Barka, en 1972, sans parler de « La Guerre du pétrole n’aura pas lieu » du même Ben Barka, en 1974, qui, lui, a été le premier film marocain à avoir contraint la Commission de censure de dévoiler son existence et son rôle répressif au grand jour.
Cet intérêt pour la liberté d’expression a été davantage renforcé en moi quand je suis tombé moi-même victime de cette censure. Je l’ai été d’ailleurs de deux manières différentes : concernant « La Porte Close », cette Commission de censure n’a pas hésité à l’expurger de plusieurs plans. Concernant « Les Casablancais », par contre, ce sont des exploitants qui ont exigé des coupures, alors que le film était déjà distribué, sous peine de le débarquer de leurs salles !
D’ailleurs, mon dernier film, « La moitié du ciel », m’a replongé de nouveau dans cette problématique. En effet, en racontant le calvaire vécu par Abdellatif et Jocelyne Laâbi pendant les années de plomb, c’est le combat pour la liberté d’expression qui est rappelé et  mis en valeur.
M.B
Extrait du livre en préparation : Un cinéaste de la modernité, Abdelkader Lagtaâ, ou comment exister par le cinéma






samedi 5 septembre 2015

the narrow frame of midnight lecture de mohammed bakrim

De Timhdit à Bagdad…
Le monde globalisé de Tala Hadid



L’honneur du cinéma.  Oui, l’honneur du cinéma marocain a été réhabilité mardi dernier avec la projection en avant-première du long métrage La nuit entr’ouverte de Tala Hadid ; programmé à l’affiche des « salles » du pays dès le lendemain mercredi. La présence de ce film très particulier sur nos écrans, nonobstant ce que sera sa performance au niveau du guichet, fait honneur au cinéma marocain. La sortie « commerciale » d’un film estampillé auteur, est un véritable challenge signé Najib Benkirane, le distributeur qui était au rendez-vous du nouveau départ du cinéma marocain vers le début des années 1990. Ici, il a fait le choix de la qualité et de l’intelligence pour ouvrir une entrée cinématographique qui s’annonce chargée. En effet une dizaine de films se bousculent au portillon…Un challenge car le film de Tala Hadid sort des sentiers battus ; ce n’est pas un film qui a puisé dans les ingrédients du succès facile. Il n’est pas non plus porté par des stars tête d’affiche ; il y a certes la participation généreuse de Majdouline dans un rôle symbolique mais les autres comédiens sont de véritables découvertes pour le large public. Le film ne surfe pas sur une thématique sensationnelle ou un traitement démagogique. Il aborde au contraire et d’une manière originale des interrogations d’un monde complexe et d’un univers qui transcende les frontières thématiques, géographiques. Sa seule force de frappe réside dans son inscription dans une logique de cinéma. Un film anti-bazinien en quelque sorte car ici le film fonctionne dans la logique « pour un cinéma pur » ; pour contourner le célèbre titre de l’article du critique français André Bazin, père cinéphilique de la Nouvelle vague, « pour un cinéma impur ».
Encore une fois, cela fait honneur à notre cinéma, à un paysage cinématographique malmené ces derniers mois par des polémiques à la fois stériles et stupides. La sortie publique du film de Tala Hadid contribue à rectifier l’image ; il souligne et conforte la thèse que nous n’avons cessé de défendre à savoir que le cinéma marocain c’est cela : Abdellah Ferkous, Hicham Lasri, Mohamed Mouftakir, Saïd Naciri, Nabil Ayouch, Abdelkader Lagtaâ, Driss Mrini, Younes Reggab, Yassine Fennane…
Un film de notre temps. Ce n’est pas du sens qui cherche à épouser une forme comme une eau usée qui emprunte un sentier battu (un genre fortement codé comme la comédie ou le mélodrame). C’est une forme qui cherche à exprimer un sens en interpellant le spectateur ; sa collaboration ; son implication : les yeux, la tête et le cœur. La présence entière du spectateur. Un corps qui fait corps avec des corps qui se cherchent, se perdent et se retrouvent différemment.
Il y a des films que l’on regarde (l’image mouvement) ; on reste dans le niveau physiologique de l’œil. Le corps est assigné à résidence, il reçoit le message. C’est bon pour un samedi soir.  Il y a des films que l’on voit, des films qui nous questionnent ; qui passent de l’œil à la tête. Et il y a des films que l’on contemple qui nous invitent à un voyage, double,  intellectuel et imaginaire. Ils ne nous mettent pas sur un chemin qui mène vers une station terminus, mais nous mettent sur un cheminement qui continue bien après la montée du générique de fin. Mon hypothèse est que le film de Tala Hadid fait partie de cette troisième catégorie.
 La nuit entr’ouverte ne joue pas sur la clôture. C’est un projet qui se construit en face de nous/ avec nous (idéalement) : un héros fatigué qui arrive de nulle part et qui va nulle part (Casablanca, Istanbul, Bagdad…),  à la recherche d’un frère dont il ne garde que quelques bribes de souvenir d’une enfance heureuse ; quelques photos et de maigres indices. Le sens n’est pas la résultante d’une construction causale (a+b= c) ; il est dans les interstices d’un récit inachevé ; dans l’accumulation d’images, de situations optiques et sonores (a/b/c…). Le spectateur est invité à devenir compagnon de ces corps qui se meuvent devant lui. Invité à un voyage, à une errance ; à une balade.
Il me semble que Tala Hadid a fait sienne la note de Robert Bresson : « Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence ». Le film suppose dans ce sens, une attention, une adhésion à un rythme ; une empathie à l’égard d’un être esthétique spécifique.
Il y a forcément une histoire ; mais, comme dirait Godard, présentée pas forcément dans l’ordre canonique (un début, un milieu, une fin). Deux destins se croisent. Zakaria et Aïcha. C’est le premier, Zakaria -une arrivée en taxi comme la première image du film Tes cheveux noirs Ihssane, court métrage de Tala Hadid sauf que le cadre (au sens cinématographique d’abord)  n’est plus le même - qui ouvre le film et le clôt. Il arrive de nulle part, portant une blessure intérieure qu’on devine à travers des allusions et des images réminiscence.  Il part à la recherche d’un frère parti, selon tous les indices en Irak. Le film de Tala Hadid serait alors le premier film marocain à aborder la question de l’engament des Djihadistes dans une guerre du moyen orient. Cela se fait subtilement à travers une démarche qui relève davantage de la quête intérieure. Zakaria et son frère Youssef ; sur un plan onomastique, on est déjà un peu dans le registre du sacré, la connotation religieuse des noms   éclaire un destin. En face de Zakaria, Aïcha. Dès la séquence d’ouverture, le film les fait dialoguer à travers deux scènes qui s’enchaînent. « Aïcha » renvoie à la vie, à la nature, on la découvre la première fois dans une forêt, une sauvageonne ; très belle réussite du casting avec Fadoua Boujouane . C’est une enfant orpheline qui sera arrachée à son milieu, le village de Timhdit qui paradoxalement signifie en amazigh, la protégée ( !) pour être victime d’un trafic d’enfants vers l’Europe. Zakaria/ Aïcha : la culture et la nature. Lorsque leurs chemins se croisent, ils sauront que leurs solitudes sont faites pour se rencontrer et leur parcours dira la complexité d’un monde sans repères. Il va l’aider s’échapper à ses kidnappeurs en la déposant dans une maison isolée à la campagne, on saura que c’est la maison qu’il partageait avec son  amie européenne. Le schéma des relations se dessinent pour définir des rapports à la symbolique forte. Judith retrouve Aïcha et l’adopte. Encore une fois, la culture et la nature.
Le film de Tala Hadid est une radioscopie de l’altérité dans un monde globalisé. Le kidnapping de Aïcha renvoie au pillage du sud par les puissances du nord avec la complicité d’intermédiaires locaux. Zakaria a une histoire d’amour bloquée avec Judith, son amie européenne. Des images furtives d’une idylle dans un espace romantique mais enfermé dans une nostalgie (la mère malade, la radio…). Youssef, le frère disparu, lui a été broyé dans son désir d’adhésion à un idéal d’absolu. Victime d’une violence qui n’a pas de visage mais qui avance sous le signe du sacré. Une très  belle scène du film, fondatrice de sa démarche esthétique et intellectuelle dessine en filigrane, comme un récit en abyme, cette permanence de la violence. C’est la scène où la caméra dirige notre regard vers le tableau célèbre, Le martyr des saints Cosme et Damien, tableau (1843, 1844) de Fra Angelico. Nous sommes dans la chambre de Judith, elle travaille à son bureau, des copies, des documents, des livres. Un livre justement est ouvert sur un des images de peinture, un mouvement de caméra, dans un silence d’église qui nous guide vers ce tableau, un classique de la peinture où on voit des saints les yeux bandés dans une scène de décapitation. Un clin d’œil à une triste actualité. D’autant plus que les personnages mis en scène dans le tableau sont des saints nés en…Syrie. Ils ont résisté à la persécution. Ils sont toujours fêtés dans la tradition chrétienne aussi bien en Occident qu’au moyen orient. Une sorte de retour de l’histoire que la réalisatrice refuse d’aborder comme une fatalité. Le récit distille en effet des contre-champs qui disent la complexité du monde, un monde sans repère. Qui disent le refus des explications linéaires. « Tu as oublié ta montre » est pour moi la phrase clé du film instaurant le niveau de lecture de tous les autres signes véhiculés par le son et l’image ; prononcée tôt un matin par la jeune femme amazighe que Zakaria a rencontré dans un bar. Ils viennent da passer une nuit d’amour pendant laquelle la jeune femme lui raconte en amazigh une parabole sur la nécessité de poursuivre le chemin que l’on a choisi. 
Le film offre en outre une double ouverture pour clore son récit. Aïcha a réussi une nouvelle fois à échapper à ses kidnappeurs, trouvant cette fois toute seule le chemin qui la mène vers le pré où jouent des enfants. Zakaria lui, au terme d’une quête en suspens se voit inondé d’une vague de femmes en noir. Très belle scène sur le plan esthétique mais qui ouvre sur un champ d’interprétation pluriel. Les deux scènes répondent d’abord à une nécessité diégétique puisque elles fonctionnent comme pendants des deux scènes d’ouverture, la boucle est ainsi bouclée. Mais du point de vue de leur réception contextualisée, elles restituent éloquemment le destin clivé de ce que l’on a qualifié de printemps arabe ; avec d’un côté la déferlante vague noire qui obstrue l’horizon et de l’autre les chants et les jeux des enfants dans un pré inondé de la lumière d’un printemps tardif.



Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...